Jules Laforgue
1860 - 1887
Le Sanglot de la terre
3° POEMES DE LA MORTVARIATIONS SUR LA MORT
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MARCHE FUNÈBREPOUR LA MORT DE LA TERRE(Billet de faire-part)
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Lento.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Les temps sont révolus! Morte à jamais, la Terre,Après un dernier râle (où tremblait un sanglot!)Dans le silence noir du calme sans écho,Flotte ainsi qu'une épave énorme et solitaire.
Quel rêve! est-ce donc vrai? par la nuit emporté,Tu n'es plus qu'un cercueil, bloc inerte et tragiqueRappelle-toi pourtant! Oh! l'épopée unique!...Non, dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Et pourtant souviens-toi, Terre, des premiers âges,Alors que tu n'avais, dans le spleen des longs jours,Que les pantoums du vent, la clameur des flots sourds,Et les bruissements argentins des feuillages.
Mais l'être impur paraît! ce frêle révoltéDe la sainte Maïa déchire les beaux voilesEt le sanglot des temps jaillit vers les étoiles...Mais dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Oh! tu n'oublieras pas la nuit du moyen âge,Où, dans l'affolement du glas du Dies irae,La Famine pilait les vieux os déterrésPour la Peste gorgeant les charniers avec rage.
Souviens-toi de cette heure où l'homme épouvanté,Sous le ciel sans espoir et têtu de la Grâce,Clamait: «Gloire au Très-Bon», et maudissait sa race!Mais dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Hymnes! autels sanglants! ô sombres cathédrales,Aux vitraux douloureux, dans les cloches,L'encens. Et l'orgue déchaînant ses hosannas puissants!Ô cloîtres blancs perdus! pâles amours claustrales,
[...] Ce siècle hystérique où l'homme a tant douté,Et s'est retrouvé seul, sans Justice, sans Père.Roulant par l'inconnu, sur un bloc éphémère.Mais dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Et les bûchers! les plombs! la torture! les bagnes!Les hôpitaux de fous, les tours, les lupanars,La vieille invention! la musique! les artsEt la science! et la guerre engraissant la campagne!
Et le luxe! le spleen, l'amour, la charité!La faim, la soif, l'alcool, dix mille maladies!Oh! quel drame ont vécu ces cendres refroidies!Mais dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Où donc est Çakia, coeur chaste et trop sublime,Qui saigna pour tout être et dit la bonne Loi?Et Jésus triste et doux qui douta de la FoiDont il avait vécu, dont il mourait victime?
Tous ceux qui sur l'énigme atroce ont sangloté?Où, leurs livres, sans fond, ainsi que la démence?Oh! que d'obscurs aussi saignèrent en silence!...Mais dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Et plus rien! ô Venus de marbre! eaux-fortes vaines!Cerveau fou de Hegel! doux refrains consolants!Clochers brodés à jour et consumés d'élans.Livres où l'homme mit d'inutiles victoires!
Tout ce qu'a la fureur de tes fils enfantéTout ce qui fut ta fange et ta splendeur si brève,Ô Terre, est maintenant comme un rêve, un grand rêve.Va, dors, c'est bien fini, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort.
Dors pour l'éternité, c'est fini, tu peux croireQue ce drame inouï ne fut qu'un cauchemar,Tu n'es plus qu'un tombeau qui promène, au hasardUne cendre sans nom dans le noir sans mémoire.
C'était un songe, oh! oui, tu n'as jamais été!Tout est seul! nul témoin! rien ne voit, rien ne pense.Il n'y a que le noir, le temps et le silence...Dors, tu viens de rêver, dors pour l'éternité.
Ô convoi solennel des soleils magnifiques,Nouez et dénouez vos vastes masses d'or,Doucement, tristement, sur de graves musiques,Menez le deuil très-lent de votre soeur qui dort. |