Jules Laforgue
1860 - 1887
Le Sanglot de la terre
2° ANGOISSES
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LE SPHINX
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IAux steppes du désert, à l'heure où l'azur morneFait chercher la fraîcheur au jaguar assoupi,Les yeux sur l'horizon muet, vaste, sans borne,Ensablé jusqu'aux seins, rêve un Sphinx accroupi.À ses pieds, cependant, mourant comme une houle,Un peuple de fourmis grouille noir et pressé.Il vit, il aime, il va, puis lentement s'écouleSous ce regard sans cesse à l'horizon fixé.
Et ce peuple n'est plus. Le soleil écarlateLà-bas descend tranquille, en une gloire d'or,Puis l'haleine du soir, tiède et délicateDisperse ces débris. Le grand sphinx rêve encor.
IIIl rêve là depuis vingt mille ans! Solitaire,Flagellé par le vent des siècles voyageursEt depuis vingt mille ans, rien n'aura pu distraireLa calme fixité de ses grands yeux songeurs.Rien! ni Memphis perdu, ni Thébe aux cent pylônesOù le Fellah fait paître aujourd'hui ses troupeaux,Ni les vieux pharaons accoudés sur leurs trônesEt regardant, muets, s'élever leurs tombeaux,
Ni les tyrans têtus, abrutis dans les crimes,De caprices sanglants berçant leurs spleens cruels,Ni le lépreux maudit, ni les humbles sublimes,Ni les écroulements d'orgueilleuses Babels,
Ni les esclaves noirs, fronts rasés et stupides,Dont l'épaule saignant sous les verges de cuirS'attelait en craquant, aux blocs des pyramides,Et qu'on broyait, hurlants, quand ils tentaient de fuir,
Ni l'odeur s'exhalant des charniers de l'Histoire,Ni les clairons d'airain jetant du haut des toursAux quatre vents du ciel des fanfares de gloire.Rien! Ô sphinx implacable! et tu rêves toujours
Et maintenant encor que les [......] sont changées,Que sous l'oeil de tes dieux, l'homme des temps nouveauxVient, du bruit de ses pas, dans les grands hypogéesQue tu semblais garder, réveiller les échos,
Dans ce siècle d'ennui, de fièvre inassouvie,Où l'homme exaspéré de désirs inconnusPlus follement se rue au festin de la vieEt veut jouir, et veut savoir, et ne croit plus,
Et sanglote, le front sur les dalles des temples!Toi, Sphinx de granit, rien ne remue en tes flancs,Et muet, éternel, sans pitié, tu contemplesLe même horizon bleu qu'il y a vingt mille ans! |