Jules Laforgue
1860 - 1887
Le Sanglot de la terre
2° ANGOISSES
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[L'ESPÉRANCE]PATAUGEMENT
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Belle Philis on désespère. Vouloir, toujours vouloir! Ah! gouffre insatiable,N'as-tu donc pas assez englouti d'univers?Ne soupçonnes-tu pas à quel néant tu sers?N'entends-tu pas, sans trêve, en la nuit lamentable,Les Astres te chanter plus nombreux que le sableLa désillusion en sublimes concerts?
Nous t'avons dépouillé pourtant vieil artifice!Nous, les martyrs maudits à l'oubli destinés,On nous veut jusqu'au bout pour que Dieu s'accomplisse;Mais nous ne croyons plus au jour de la Justice,Va, laisse-nous dormir; nous sommes résignés.-Ah! tu chantes toujours nos coeurs obstinés!
Tout espère ici-bas. Le phtisique au teint jauneQue l'art a condamné, qui se traîne à pas lentsPar les sentiers déserts où le gazon frissonne,De son râle poussif confie au vent d'automneQu'il veut aimer et vivre et revoir le printemps.
Par les soirs pluvieux, la pauvre fille-mèreQui vient tenter la Seine immense fossoyeur,Devant ce noir mouvant où tremble un réverbère,Se roidissant encor, retourne à sa misèreCramponnée à l'espoir d'un avenir meilleur.
Le gueux damné cent fois, et dont l'heure est venueEntend un son de cloche apporté par le vent,Les cierges, l'or, l'encens et l'orgue triomphant...Il sait, il revoit tout; et sa tête chenueS'incline, se sentant fondre une larme inconnueIl se repose en Dieu comme un petit enfant.
C'est vrai, l'Histoire même, après tant de calvaires,Tant de siècles passés au désert, à gémir,Tant de labeurs perdus sans même un souvenir,Tant d'expiations et de nuits séculairesTrouve encor des rêveurs éblouis de chimèresPour lui montrer là-bas l'Éden de l'avenir!
Douter, désespérer! Mais depuis que les hommesSur ce globe perdu pullulent au Soleil,Du jour où quelqu'un sut ce qu'est le grand SommeilEt pesa dans sa main la cendre que nous sommes,L'homme désespérant des célestes royaumesCria que tout sombrait au néant sans réveil!
Pourtant il va toujours, frêle oedipe des choses,Fou d'angoisse devant l'inconnu de son sort;Et s'il fixe toujours le Sphinx aux lèvres closesAu lieu de lui crier qu'il ne sait rien des CausesEt d'attendre à ses pieds le baiser de la MortC'est qu'il croit à l'Énigme et qu'il espère encore!
Et Bouddha méditant sous le figuier mystique,Jésus criant vers Dieu son sublime abandon,Lucrèce désolé, Brutus calme et stoïque,Hegel, Léopardi, Marc Aurèle, CatonTous les sages de l'Inde et tous ceux du PortiqueCrurent-ils en mourant que tout était dit? – Non.
Aujourd'hui qu'affolé d'universelle enquête,L'homme, sans voir la croix qui lui tend ses deux bras,Fixe ses dieux muets, leur dit: Vous n'êtes pas!Et se brisant le coeur, et du ciel, sa conquête,Balayant cet Olympe oeuvre éclos en sa tête,Compte les soleils pris dans l'arc de son compas;
Aujourd'hui que d'un monde où souffla trop le DouteTout espoir de justice et d'amour est banni,Que l'Être se voit seul, et qu'au lieu de la voûteD'où Dieu veillait sur lui, Père auguste et béni,Il n'aperçoit partout, sans échos et sans route,Que les steppes d'azur d'un silence infini;
Aujourd'hui que le dogme absolu, fataliste,Sur ce globe trop vieux marche à pas de géant,Qu'on songe à tous ceux-là que le gouffre béantFascine, dont les coeurs n'ont plus rien qui résiste,Et qui, berçant leur rage au Sanglot du Psalmiste,Vont à travers la vie altérés de néant.
Et dans mille ans d'ici, quel en sera le nombre?L'Homme alors jusqu'au fond de tout aura creusé,Désertant les cités, sans désir, muet, sombre,Les mains sur les genoux, il contemplera l'OmbreManger très lentement le soleil épuisé.
Eh bien! plus tard encor, au jour suprême,Quand ce même soleil autrefois jeune et beau,Trouant l'épaisse nuit d'un oeil sanglant et blêmeEn fumant vers les cieux conduira son troupeau;Alors que grelottant, formidable, la TerreAu lieu des tapis d'or que lui faisaient les blésNe montrant tour à tour que steppes désolésQue vaste plaine blanche et qu'Océan polaire,Sentira tout à coup dans la nuit solitaireLes suprêmes frissons secouer ses reins gelés,Ô toi, qui que tu sois, frère, Unique Science,Squelette au cerveau fou qu'aura choisi le SortPour être le Dernier, seul, dans le grand silence,Pour voir que c'était vrai, qu'il n'est plus d'espérance,Que nul n'apparaissant, tout continuant encor,La terre, sans témoin, va sombrer dans la mort,Certes, tu n'auras plus mes antiques chimères,Dans les yeux de Maïa tu n'auras que trop lu,Et résigné d'avance à ses lois nécessaires,Tu noteras en paix, l'âme ivre d'absolu,Le refroidissement de ce bloc vermoulu.–Mais au dernier moment! avant que tout expire!Te rappelant l'Amour, la Justice et le Beau,La vieille humanité, ses labeurs, son martyre,Cakya, Jésus, Rembrandt, Beethoven et Shakespeare;Et te disant tout bas que ce dernier sanglotDans une heure, avec toi, va mourir sans écho;Le coeur crevé soudain des douleurs de l'Histoire,Devant la nuit de tout, seul, sublime, interdit,Oubliant la raison, non! tu ne pourras croireQue tout s'en aille ainsi, sans témoin, sans mémoire;Et qu'il n'y ait personne! et que tout sera dit!Non! et tu t'attendras á voir dans une auroreDes signes flamboyants apparaître soudain.Tu mourras, mais l'espoir, l'espoir, le vieil instinctJusqu'au suprême instant aura fait battre encoreTon coeur, le dernier coeur de ce globe divin!
Ah!moi-même, devant la mort de la penséeAvec la chair sans nom au hasard dispersée,Devant l'Humanité hurlant vers le ciel noir,Et donnant tout son sang pour ce vain mot: Devoir,Et menant á la Nuit sa fatale Odyssée,Que de fois j'ai pensé: Désespoir, désespoir!
Je mentais á mon coeur! – orgueilleux ver de terreQui, n'ayant que mon jour, jugeais l'Éternité!Non, non!je ne sais rien. Je me trouve jetéIci-bas, je ne vois qu'ignorance et misère,Et ne veux rien savoir, rien, sinon que j'espère,Et me repose en Dieu, Loi, Justice et Bonté!
Et d'ailleurs, si j'étais, sous des flots d'évidence,Convaincu sans retour, et sans nulle espérance,Que j'ai l'inexorable et morne Vérité,Que tout n'a pas de but, vaste inutilité,Chaos à jamais sourds, sans raison d'existence,Si je n'espérais plus, je me ferais sauter!
Mais non. – Puis; c'est en vain que nous sondons ces choses.Sous la loi de l'Espoir, aux incessants retours,Depuis l'éternité les cieux suivent leurs cours,Implorons le Néant, vautrons-nous dans les roses,La Loi plane, la Vie espérera toujours!
Pourtant! Pourtant! angoisse et fureur impuissante!Si c'était vrai! si tout ce que l'espoir enfanteN'a pas de destinée! oh!quelle inventionQue cet enfer sans but et ses fous dans l'attenteL'entretenant toujours pour une illusion!Car rien n'arrachera tes racines profondes,Vieil arbre du Désir aux vivaces rameaux,Germe unique du Mal, bégaiement des berceauxEt râle inassouvi des sphères moribondes!Sans toi, sans toi pourtant, les Cieux, au lieu de mondes,Depuis l'éternité rouleraient des tombeaux!
Es-tu l'écho lointain, la voix forte et confuseDes Justices siégeant au-delà du trépas?Ah! plutôt, tout le dit, tu dois être la rusePar qui l'lnconscient à jamais nous abuse,Et nous fait malgré nous travailler ici-basA l'oeuvre de mystère où nous ne serons pas!
Mais nous ne savons rien. Notre globe sublimeSur la foi de l'espoir entassant dans l'abîmeDes siècles de labeurs pour ses Dieux incertainsA son tour rentrera dans la cendre anonyme,Sans emporter le mot de ses âpres destins,Oublié par les cieux éternels et sereins.
Pour ton Fils, ô Nature, ô marâtre qu'on aime,Va, prends-nous, sans remords. Mais pourquoi t'a-t-il pluQue nous doutions aussi de ce leurre suprême?Ah! dupes jusqu'au bout, c'était le bonheur même,Tu pouvais nous duper d'un espoir absolu,Ô Mystère! Pourquoi ne l'as-tu pas voulu?
Prière
Ah! s'il est quelque part dans les Déserts du VideUn témoin qui, muet, à nos douleurs préside,Que fait-il? M'entend-il? Que pense-t-il de moi?Et si tout est bien seul, et sans but, sans la Loi,Pourquoi cet univers éternel et stupideEt non l'universel néant? Pourquoi? Pourquoi?
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L'ESPÉRANCE(Variante)
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Belle Philis on désespère. L'Espoir! toujours l'espoir! Ah! gouffre insatiable,N'as-tu donc pas assez englouti d'univers ?Ne soupçonnes-tu pas à quel néant tu sers ?N'entends-tu pas, sans trêve, en la nuit lamentable,Les astres te hurler plus nombreux que le sableLeur désillusion en sinistres concerts ?
Rien n'arrachera donc tes racines profondes,Vieil arbre de l'Initinct aux vivaces rameaux ?Gerbe unique du Mal, bégaiement des berceauxEt râle inassouvi des sphères moribondes,D'où viens-tu ? toi, sans qui, les cieux au lieu de mondesDepuis l'Éternité rouleraient des tombeaux!
Tout espère ici-bas. Le phtisique au teint jauneQue l'art a condamné, qui se traîne à pas lentsPar les sentiers déserts où la mousse frissonne,De son souffle incertain confie au vent d'automneQu'il veut aimer et vivre et revoir le printemps.
Par les soirs pluvieux, la pauvre fille-mèreQui vient revoir le fleuve, immense fossoyeurSe roidissant encor, retourne à sa misèreCramponnée à l'espoir d'un avenir meilleur.
Le gueux cent fois damné quand son heure est venueEntend un son de cloche apporté par le vent,Faible et doux, il essuie une larme inconnueEt se repose en Dieu comme un petit enfant.
C'est vrai, l'histoire même, après tant de calvaires,Tant de siècles passés au désert à gémir,Tant de labeurs perdus sans même un souvenir,Tant d'expiations et de nuits séculairesTrouve encor des rêveurs éblouis de chimèresPour lui montrer là-bas l'Éden de l'avenir!
Danser, désespérer; mais depuis que les hommesSur ce globe perdu pullulent au soleil,Du jour où quelqu'un sut ce qu'est le grand sommeilEt pesa dans sa main la cendre que nous sommesL'homme désespérant des célestes royaumesCria que tout sombrait au néant sans réveil.
Pourtant il va toujours, frêle dipe des choses,Fou d'angoisse devant l'inconnu de son sort,Et s'il fixe toujours le Sphinx aux lèvres closesAu lieu de lui crier qu'il ne sait rien des causesEt d'attendre à ses pieds l'universelle mort
C'est qu'il croit à l'Énigme et qu'il espère encor.Et Bouddha méditant sous le figuier mystique,Jésus criant vers Dieu son unique abandon,Lucrèce désolé, Brutus calme et stoïque,Caton, Léopardi, Henri Heine, Byron,Tous les sages de l'Inde et tous ceux du PortiqueCrurent-ils en mourant que tout était dit? - Non.
Aujourd'hui qu'affolé d'universelle enquête,L'homme, sans voir la croix qui lui rend les deux bras,Fixe ses Dieux muets, leur dit : Vous n'êtes pas!Et se brisant le coeur, et du ciel, sa conquête,Balayant cet olympe oeuvre éclos en sa têteCompte les soleils pris dans l'arc de son compas,
Aujourd'hui que d'un monde où souffla trop le DouteTout espoir de justice et d'amour est banni,Que l'Etre se voit seul et qu'au lieu de sa voûteD'où Dieu veillait sur lui, Père auguste et béni,Il ne sonde partout, ignorant de sa routeQue les steppes d'azur d'un silence infini,
Aujourd'hui que le dogme absolu, fatalisteSur ce globe trop vieux marche à pas de géant,Qu'on songe à tous ces coeurs où plus rien ne subsisteQui les retienne encor loin du gouffre béant,Et qui berçant leur rage aux sanglots du PsalmisteVont à travers la vie altérés de néant.
Et dans mille ans d'ici, quel en sera le nombre.L'homme alors jusqu'au fond de tout aura creusé,Désertant les cités, sans désir, muet, sombre,Accroupi dans la cendre et le crâne rasé,Les mains sur les genoux il contemplera l'ombreManger très-lentement le soleil épuisé!
Eh bien! plus tard encor à son Heure suprêmeQuand ce même soleil autrefois jeune et beau,Trouant l'épaisse nuit d'un oeil sanglant et blêmeEn fumant vers les cieux conduira son troupeau
Alors que grelottant, formidable, la TerreAu lieu des tapis d'or que lui faisaient les blésNe montrant tour à tour que steppes désolésÀ l'infini, n'étant qu'un [.....] désert polaireSentira tout à coup dans la nuit solitaireLes frissons de la mort secouer ses reins gelés,
Ô toi! qui que tu sois, Frère, Unique Science,Squelette ou cerveau fou qu'aura choisi le sortPour être le Dernier, seul, dans le grand silence,Pour voir que c'était vrai, qu'il n'est plus d'espérance,Rien n'ouvrant les cieux, tout continuant encor,La terre pour jamais va sombrer dans la mort,
Non, tu ne croiras plus aux antiques chimères,Dans les yeux de Maïa tu n'auras que trop luEt résigné d'avance à ses lois nécessairesTu marqueras en paix, l'âme ivre d'absolu,Les derniers battements de ce bloc vermoulu. |