Jules Laforgue
1860 - 1887
Le Sanglot de la terre
2° ANGOISSES
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SUIS-JE?
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Oh! quel rêve!... – J'ai cru que Tout songeait à Moi,J'ai dit que j'existais, j'ai demandé pourquoi;J'ai hurlé que les cieux me rendissent des comptes!Ô Loi, sereine Loi, j'ai voulu que tu domptesLe vouloir, pour rentrer au vieux néant quitté!J'ai dit que je scindais en deux l'Éternité!J'ai crié ma Souffrance et cité la Justice;Je me suis demandé si la Force rectriceNe tressaillirait pas à l'instant de ma mort!Si tout, Moi n'étant plus, continuerait encor!Mais suis-je seulement, insensé!Quel vertige!...Il faut pourtant presser ce mot! Oui, suis-je? suis-je?Ce corps renouvelé chaque jour est-il mien?Je vois un tourbillon, incessant va et vientD'atomes éternels, oublieux, anonymes,Et qui ne savent rien des vertus et des crimesDont ils furent le sol, voyageurs inconstants,Par l'espace infini, depuis la nuit des Temps! –Oui, ces poumons, ce coeur, cette substance griseEst-ce Moi? N'est-ce pas tout aussi bien la brise,Les charognes, les fleurs, les troupeaux, tout enfin?Où sont mes nerfs d'hier, mes muscles de demain?Où donc étaient mes bras, mes yeux, mon front, ma boucheIl y a dix mille ans? Réponds, ô vent faroucheQui balayes l'azur charriant des débrisDe fleurs, de vibrions et de cerneaux pourris?Et dans ces temps réels où le Soleil, la TerreEt ses soeurs, voyageaient à travers le mystèreDes espaces, au flanc d'un fleuve de chaosQu'étaient mes nerfs d'artiste, et ma chair, et mes os?Qu'étaient-ils dans la Nuit, là-bas, plus loin, encoreÀ jamais, sans espoir? Puisque le Temps dévoreDes siècles de soleils, où serez-vous alors,Atomes qu'aujourd'hui j'ose appeler mon corps?Non, mon corps est à tout, et la nature entièreN'est qu'un perpétuel échange de matière.Rien n'existe que Brahm, il est tout, tout est lui,Et plus de siècles! c'est à jamais aujourd'hui. |