Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
|
|
___________________________________________________________
|
|
[213] |
XVII.Les Mères.
――――――
Les heures se succédaient au milieu de ces épouvantes. Il n'y avait plus personne dans le bourg. Toutes les portes étaient béantes, tous les seuils déserts, tous les foyers abandonnés. La foule s'était répandue sur la côte et sur le rivage. Les fanaux des chaloupes allaient, venaient, se croisaient en tous sens. Les mères, épuisées de cris, se lamentaient à voix étouffée, tandis que les habitants, rassemblés [214] par groupes autour de chaque feu, discouraient sur l'événement et contestaient entre eux. Il n'y a pas d'église au Pouliguen. Le curé du bourg de Batz était accouru malgré son grand âge; sa présence avait apporté un peu d'ordre et d'apaisement dans le tumulte et la confusion qui régnaient au moment de son arrivée. C'est à sa prière que Mme Henry s'était laissé ramener chez elle; mais, à la vue du lit de son enfant, à la vue de ce lit silencieux, froid et vide, saisie d'horreur, elle avait fermé violemment les rideaux, elle s'était enfuie, elle était retournée sur la plage. Ce qu'il y avait de bien touchant, c'était la compassion que lui témoignait la population tout entière: on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'elle d'atteinte et d'éprouvée.
«Ah! bonne, ah! chère dame! [215] disaient les femmes empressées autour d'elle, nous sommes toutes bien malheureuses, mais vous êtes sûrement plus malheureuse que nous toutes. Qu'il nous arrive à nous de pareilles calamités, c'est notre sort, c'est notre condition. Si la mer est notre gagne-pain, elle est aussi notre ennemie. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que la mer nous prenne nos enfants. C'est pour elle que nous les élevons: un jour ou l'autre, elle les emporte. Nous avons été habituées de bonne heure à voir partir tous ceux que nous aimons. Il n'y a pas un instant de notre misérable existence où nous ne soyons menacées. Nous naissons, nous vivons et nous mourons dans le tourment; mais vous, mais vous, pauvre âme! Rien ne vous avait préparée au malheur qui vous frappe; vous deviez vous croire à l'abri de [216] ses coups. Vous n'aviez pas vu vos frères, votre père, votre mari, s'en aller au loin; vous n'aviez point passé des années à trembler, à prier pour eux, à les attendre au pas de votre porte. Votre petit Jésus, dans son berceau, n'était pas promis aux flots et aux tempêtes. La mer ne représentait dans votre idée qu'un divertissement, l'amusement d'une saison. Hélas! que n'êtes-vous restée où vous étiez? Qu'êtes-vous venue chercher ici? Quel mauvais vent vous a conduite au milieu de nous?»Les hommes ne se contentaient pas de la plaindre: soit conviction, soit pure bonté d'âme, ils cherchaient à lui, démontrer que la situation, si horrible qu'elle fût, n'était pas pourtant désespérée. Le flot n'était ni dur ni menaçant. On ne devait pas attacher à l'épave qu'il avait jetée sur la [217] grève une importance qu'elle était loin d'avoir. Ce n'était, après tout, qu'une rame tombée à l'eau; l'embarcation livrée à elle-même courait moins de hasards que dirigée par des mains inhabiles. Il était difficile d'admettre qu'elle eût passé inaperçue à travers l'espèce de croisière que formaient au large tous les bateaux pêcheurs du Pouliguen. Les fils avaient été recueillis par les pères: la marée qui achevait de monter les ramènerait tous ensemble.Ce dernier espoir, le seul auquel on pût encore se prendre, ne tarda pas à s'évanouir. |