Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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XVIII.Un Vrai Marin.
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Les bateaux pêcheurs rentrèrent un à un, en se suivant de près. Quel retour, pauvres gens! Chaque arrivée provoquait une nouvelle scène de tureur et de désolation. Les pères s'emportaient et juraient. Le bon cure s'efforçait de les adoucir, et les femmes noyées de larmes, intercédaient pour les petits coupables qu'elles chargeaient de malédictions quelques heures auparavant. Ce fut le père [220] Legoff qui rentra le dernier. C'était la forte tête du pays, le propre fils de Thomas Ier, un loup de mer, un dompteur de vagues, rompu de longue date aux traîtrises et aux roueries de l'Océan. Prêts à repartir, tous les patrons de barque l'attendaient pour recevoir ses instructions. Il n'était pas descendu à terre, que déjà la foule se précipitait à sa rencontre. On n'espérait plus qu'en lui; s'il existait encore des chances de salut, elles reposaient sur lui seul.«Arrive donc, Legoff, arrive donc! Il s'est passé ici de belles choses pendant notre absence. Nous n'avons plus d'enfants! Ils ont tous décampé! Arrive, il n'y a que toi qui puisses nous les rendre!»A peine fut-il au courant, qu'il faillit éclater comme un obus.«Ah! les brigands! s'écria-t-il. [221] Comptez-y, vous autres, que je vas retourner à la mer pour repêcher cette vermine! Où voulez-vous que je les prenne? Qu'ils se noient tous comme des mulots, cela m'est, fichtre! bien égal. Ce sera tout profit pour nous. Allons, femme, au logis! Je suis trempé, j'ai faim. J'entends souper et me coucher après. –Va, mon homme, dit la mère Legoff en pleurant. Tu trouveras le souper sur la table, personne n'y a touché. Puisque tu es si affamé, tu peux bien manger ma part et celle du petit. Moi, je n'ai pas faim, et le petit est peut-être mort.– C'est ce qui peut lui arriver de mieux, répliqua rudement le pêcheur; car, s'il me tombe vivant sous la main!… Ah! tas de gueux! que la mer les engloutisse tous! que le tonnerre de Dieu les écrase! [222]– Legoff, dit le curé du bourg de Batz, c'est moi qui t'ai baptisé, c'est moi qui t'ai fait faire ta première communion, c'est moi qui t'ai marié. Écoute-moi donc, malheureux! ne crains-tu pas que tes duretés et tes blasphèmes n'attirent la colère du ciel sur la tête de ces pauvres enfants?– Sauve-les! sauve-les! criaient toutes les femmes en s'attachant à ses habits.– Les sauver!… c'est bientôt dit cela… Encore un coup, où voulezvous que je les prenne?– Cherche-les, mon homme, tu les trouveras. Toi qui portes, le dimanche, à ta veste huit médailles d'argent que tu as gagnées au risque de ta vie en arrachant à la mort tant de gens que tu ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam, laisseras-tu périr [223] ton enfant et tous les enfants de notre village?– Monsieur Legoff, ayez pitié de nous! ayez pitié de moi! dit Mme Henry en lui prenant les mains.
– Voyons! voyons! s'écria Legoff, après s'être essuyé le coin de l'oeil avec la manche de sa vareuse, ne parlons pas tous à la fois. A quel moment de la journée ces faillis-chiens sont-ils sortis du port? Dans l'après-midi… bon! La mer baissait. Le jusant les a entraînés. Une fois hors de la baie, ils ont été pris par le courant et sont allés à la dérive sur les brisants de la Roche aux Mouettes. Voilà le commencement! Quelqu'un de vous pêchait-il par là? Jambonneau, Mascaret, Pornichet, Macabiou, vous tous ici présents, quelqu'un de vous a-t-il remarqué quelque chose? Aucun de vous n'a-t-il rien signalé? [224]– Ma foi! répondit le père Pornichet, une heure environ après le coucher du soleil, j'ai bien vu comme un feu dans la direction de la roche.– Et tu n'as pas mis le cap dessus? Qu'as-tu donc pensé que ce pouvait être? De nouveaux mariés, sans doute, qui faisaient là leur repas de noce.– J'ai vu comme un feu, et j'ai pensé que c'était peut-être un feu, repartit Pornichet avec une modeste assurance.– Et ça t'a suffi, mon bonhomme? Tu n'en as pas cherché plus long, tu t'es tenu pour satisfait. Eh bien, triple brute, c'étaient eux qui brûlaient leur barque. Comprenez bien, vous autres! L'embarcation s'est démolie en s'affalant sur les récifs. Elle ne pouvait plus servir: ils l'ont brûlée pour appeler à leur aide. Voilà la [225] suite! Ah çà, dans quelle barque sont-ils donc partis? demanda-t-il en attachant sur sa femme un oeil inquisiteur: il ne manquerait plus que ce fût la mienne.»La mère Legoff baissa timidement les yeux.«Complet!… Ah! les canailles! Une barque toute neuve! Cinq cents francs de flambés comme un paquet d'allumettes! Voilà une bonne journée!– Dame! patron, dit un de ses hommes d'équipage, avec un gars comme le vôtre, il faut s'attendre à tout.– Répète un peu,» dit Legoff d'une voix insidieuse, appuyée d'un geste qui ne pouvait laisser aucun doute sur les intentions du pêcheur.Puis, changeant brusquement de ton: [226]«Oui, je le rosserai, le mâtin! Oui, le bandit, s'il en réchappe, recevra la plus forte raclée qu'auront jamais administrée les deux mains que voici; mais toi, méchant moucheron, apprends qu'un gars comme le mien en avalerait des cents et des mille comme le gars de monsieur ton père. C'est bien à toi, fainéant, rustique, propre à rien, de parler ainsi de l'enfant le plus avisé, du plus brave enfant qui soit dans la commune! En brûlant ma barque, il avait son idée, et tu vois bien que l'idée était bonne, puisque à cette heure ils seraient tous sauvés, si ce cagnard de Pornichet n'eût point manqué cette nuit à tous ses devoirs de marin. Va te coucher clampin, et vivement!– Après, Legoff, après? que sont ils devenus?–Ah! pardieu, ça n'est point mal [227] aisé à deviner. Le flot est revenu, et les a emportés. Voilà la fin!… A moins pourtant que, par impossible, mon gredin de fils qui est capable de tout, n'ait trouvé le moyen d'escalader la Roche aux Mouettes, en tirant les autres après lui.– Il l'a escaladée, mon homme, il l'a escaladée! s'écria la mère Legoff avec l'intrépidité de la foi.– S'il a pu échapper à la marée en gravissant ce pic énorme…– Il l'a gravi, mon homme, il l'a gravi! Il a fait la nique à la mer! Je réponds de lui: c'est ton gars!– Si ce mauvais singe, en s'aidant des pieds et des mains, a pu grimper jusqu'au dernier plateau…– Il est dessus, mon homme, je le vois! s'écria la brave créature illuminée par l'amour maternel.– Mais les autres, les autres? [228] demanda Mme Henry d'une voie éperdue.– Soyez donc tranquille, ma bonne amie! Vous ne le connaissez pas. Puisqu'il est sur le plateau, tous les autres y sont avec lui. Je les vois tous… Ils tendent vers nous leurs petits bras… Ils appellent à leur secours… On y va, mes chéris, on y va!– Allons-y! s'écria Legoff aux acclamations de la foule. Macabiou, Jambonneau, Mascaret, tous les pères, vous m'accompagnez tous, je vous prends avec moi. Il y aura de la besogne, ce ne sera pas trop de nous tous pour en venir à bout. S'ils sont encore sur le plateau, si le flot s'est arrêté là, s'il ne les a point balayés, nous les retrouverons dans un joli état. Femmes, des provisions! du sucre! de l'eau-de-vie! du vin! des couvertures! Faites-vite, [229] hâtez-vous! Il n'y a pas un moment à perdre. Vous, monsieur le curé, priez Dieu pour eux et pour nous.»Le bateau, chargé de provisions et d'agrès, était prêt à reprendre la mer. Legoff montait à bord, quand il se sentit retenu par le pan de sa vareuse.«Monsieur Legoff, dit Mme Henry en remettant au pêcheur des sels, des cordiaux, une mante qu'elle était allée prendre chez elle en toute hâte, je vous le recommande bien! Ayez grand soin de lui, mon bon monsieur Legoff! Il est le plus petit, il n'est pas habitué. Il aura eu plus de mal que les autres. Il est encore bien délicat! Enfin il est le seul qui ne sera pas recueilli par son père. Si vous vouliez m'emmener avec vous?– Vous emmener, chère dame. Vous n'y pensez pas; mais comptez [230] sur moi, sur nous tous. Nous veillerons sur votre fils comme sur les nôtres: au lieu d'un père il en aura douze, et, avec l'aide de Dieu, je vous ramènerai le chérubin.»Legoff était à bord et commandait la manoeuvre. Le vent, qui soufflait à terre, faisait craquer la toile. Le bateau piaffa dans la vague et partit.
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