Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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XVI.Désespoir.
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Ce qui se passa dans l'effarement de la première heure, aucune parole ne le rendra jamais. Ce fut un tumulte sans nom, une mêlée indescriptible de fureurs et de désespoirs, une explosion de blasphèmes, un ouragan de malédictions. Toutes les mères, comme des louves à qui l'on vient d'enlever leur portée, s'étaient jetées sur les récifs avec des hurlements sauvages. Elles couraient sans but, [206] échevelées, se meurtrissant le sein. Qui n'a pas assisté aux emportements de l'amour maternel chez les femmes du peuple, qui ne connaît pas bien ces natures excessives où tous les mouvements de l'âme ont la violence des instincts, ne saurait se représenter l'horreur d'une pareille scène. Tantôt, révoltées et farouches, l'écume et l'invective aux lèvres, l'oeil en feu, le point menaçant, elles répudiaient leur progéniture et l'abandonnaient sans pitié aux colères de l'Océan; tantôt, éplorées et suppliantes, elles se lamentaient en redemandant leurs petits, et des accents d'une tendresse passionnée s'échappaient alors de ces coeurs où, une minute auparavant, bouillonnaient l'insulte et l'outrage. Il y eut à la marée montante un redoublement de furie. Refoulées vers la plage, elles reculaient [207] pas à pas, mêlant leurs vociférations à celles de l'eau mugissante, apostrophant les vagues qui avaient emporté le fruit de leurs entrailles, injuriant le flot qui, non content d'avoir fait déjà tant de veuves, se mettait par surcroît à voler les enfants. Arrivées au paroxysme de la rage, elles provoquaient toute la nature: la terre qui n'avait pas su les garder, la mer qui les avait pris, le ciel qui les avait laissé prendre!L'alarme était donnée dans la commune. Des feux allumés de distance en distance éclairaient la côte et teignaient la mer de reflets sanglants. Le tocsin sonnait au bourg de Batz. Les campagnes arrachées à leur premier sommeil se remplissaient de sourdes rumeurs. Le Croisic avait mis toutes ses chaloupes dehors: les unes se dirigeaient vers le large, les autres [208] serraient le rivage. Au Pouliguen, la terreur était poussée jusqu'à ses dernières limites. Le flux avait jeté sur la plage une épave qu'on se passait de main en main: c'était une des rames de l'embarcation qui manquait dans le port, la marque en faisait foi et ne permettait aucun doute. Cependant les populations accouraient de tous les points environnants. Bientôt le bourg ne fut plus assez grand pour contenir la multitude qui l'envahissait par tous ses abords. Jamais ville assiégée n'offrit le tableau d'une semblable confusion. Le glas du tocsin, le vacarme de la marée se joignaient aux gémissements de la foule, et le rire de Bibia éclatait en notes aiguës dans cet effroyable concert.Et Mme Henry? Ah! pauvre créature! elle aussi, dans son affliction, elle s'adressait à la nature entière; [209] mais à l'Océan lui-même, comme si elle eût craint de l'irriter, elle parlait avec douceur.«O flots, rendez-le-moi! Sois-lui clémente, ô nuit terrible! Anges gardiens, veillez sur lui! Dieu bon, ne l'abandonnez pas!»Aux femmes accourues des hameaux voisins:«C'est mon dernier, mon unique enfant. J'en avais deux autres, ils sont morts, il ne me reste plus que celui-là. Il s'en est allé pendant que je dormais. Je ne sais pas comment cela s'est fait. Il est tout petit, il afroid; il n'a sur lui que ses habits d'été.»Aux paludiers du bourg:«Je vous l'avais donné. Il vivait au milieu de vous. C'est au milieu de vous qu'il avait retrouvé la vie et la santé. Vous l'aimiez tous. Il était votre petit Marc.» [210]Tout le monde pleurait: elle faisait pitié aux autres mères.A moitié folle de douleur, elle allait devant elle au hasard, comme une ombre errante et plaintive. Elle se trouva tout à coup en présence de Bibia,qui rôdait à l'écart et se repaissait de la désolation commune. Elle ne savait plus ni ce qu'elle disait ni ce qu'elle faisait: dans son égarement, elle se prit à lui parler comme s'il pouvait l'entendre et la comprendre.«Tu ne sais pas, Bibia, tu ne sais pas?… Le petit Marc… ce joli petit garçon que tu rencontrais si souvent sur la côte… qui a de si beaux yeux, des yeux bleus… . qui courait si gentiment au-devant de toi, du plus loin qu'il t'apercevait… ton petit compagnon de pêche?… Il est à la mer! Il est parti avec [211] les autres! Il est avec eux dans la barque! Plus d'enfant! Je n'ai plus d'enfant! Cours après lui, Bibia! cherche-le! trouve-le! rapporte-le-moi! Il a froid Je sens qu'il a froid! Ne sens-tu pas comme la nuit est froide? Tiens, prends mon châle, tu l'envelopperas dedans. Va, mon Bibia, va! Je t'aimerai bien, je te soignerai bien.»Elle tendait vers lui ses mains suppliantes.
Bibia regarda la mer et se mit à rire.«Mais tu ne comprends donc pas? s'écria-t-elle devenue furieuse, et le secouant par ses haillons. Je te dis qu'il est dans la barque! qu'il est parti avec les autres! qu'il est avec eux à la mer! Lui, Marc, lui, mon fils, mon enfant! Il ne t'a jamais fait de mal, lui! Il était le seul qui fût bon pour toi. Il t'assistait dans ta [212] misère. Il t'aimait dans ton abjection. Je l'avais apprivoisé à ta laideur. Pourquoi donc ris-tu, misérable? Est-ce que j'ai ri, moi, lorsque tu m'as apporté ton doigt écrasé? Est-ce qu'il riait, lui, quand les autres te · poursuivaient à coups de pierres? Pauvre petit! sa plus grande joie était de glisser dans ta besace la moitié de son goûter. Va-t'en, monstre, va-t'en! Ton âme est encore plus hideuse que ta figure.»Et, brisée par ces violences, l'infortunée éclata en sanglots, sa colère s'éteignit dans un flot de larmes.Bibia ne riait plus.Il était immobile, et ses yeux erraient de Mme Henry à la mer, de la mer à Mme Henry, pendant qu'il enroulait machinalement autour de son bras le châle qui était resté entre ses mains. |