Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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XV.Bibia se montre.
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Disons, sans plus tarder, ce qu'était ce Bibia dont le rire avait le privilége de jeter la terreur dans les âmes.On ne savait rien de son origine.Depuis quand avait-il paru pour la première fois dans le pays? Était-ce une épave que les flots avaient apportée? D'où venait-il? Où était-il né? Comment s'était-il acclimaté dans ces parages? A quelle particularité devait-il [190] ce nom de Bibia qu'il avait rendu populaire?Autant de questions qui seraient demeurées sans réponse.Un fait certain, bien avéré, c'est que Bibia n'avait jamais été réclamé et il suffisait de le voir pour s'expliquer l'indifférence de sa famille, si toutefois il en avait une. Sourd et muet, contrefait, presque idiot, Bibia offrait dans sa personne un assortiment complet des disgrâces de la nature. Tel il était à la date de ce récit, tel on l'avait connu de tout temps: l'imbécillité et la difformité n'ont pas d'âge. Les haillons qui le couvraient à peine, la besace qu'il portait en sautoir, ses lèvres épaisses, son air hébété, ses jambes torses, ses longs bras suivis de longues mains poilues qui pendaient jusqu'à ses orteils, sa barbe et ses cheveux sordides, [191] tout chez ce pauvre être contribuait à faire de lui un objet de dégoût ou de pitié.Quoique d'humeur nomade, il n'étendait guère ses excursions au delà des limites de la commune. Il avait établi son quartier général au Pouliguen, où on le tolérait moins par | charité que par habitude, et, comme aucune plainte ne s'était jamais élevée contre lui, il avait toujours échappé à la loi qui punit le vagabondage. Grâce aux immunités dont il jouissait, Bibia avait simplifié et résolu victorieusement les problèmes les plus compliqués de l'économie domestique. Les rochers de la côte abritaient son sommeil pendant les nuits d'été; en hiver, il couchait dans les granges ou dans les étables. Il vivait en toutes saisons de croûtes de pain qu'il récoltait de porte en porte, de crabes, de tourteaux [192] et de bigorneaux qu'il ramassait à marée basse. Industrieux au besoin, il prenait à la main des langoustes et des crapauds de mer dont il tirait un modique profit. Il s'employait aux travaux du port, à l'arrimage, à l'appareillage, au halage des embarcations; quelquefois même il accompagnait les pêcheurs et les aidait à la manoeuvre des voiles et des filets. Il tournait la manivelle des chevaux de bois dans les foires, où on lui savait gré de se montrer pour rien. Dès qu'il était parvenu à réaliser un capital de deux ou trois livres, cédant à ses instincts de chevalier errant, Bibia disparaissait pour quelques semaines, et il semblait que quelque chose manquât alors au Pouliguen, tant l'on était habitué à le voir traînant sa bosse et ses guenilles. Il faut le dire, hélas! ce pauvre diable était à la fois l'horreur, l'épouvantail, [193] l'amusement et la risée du bourg. Les chiens grognaient à son approche. Les tout petits enfants, du plus loin qu'ils l'apercevaient, se blotissaient dans le giron de leurs mères. Lorsqu'ils criaient, on les menaçait de Bibia, et aussitôt ils s'apaisaient. Ceux d'un âge plus avancé le poursuivaient en le huant et lui lançant des pierres. Il n'était pas de tours que ne lui jouât quotidiennement cette maudite engeance. Quant aux témoignages de sympathie qu'il recueillait sur son passage, le compte en eût été facile. Jeunes ou vieux, petits ou grands ne lui ménageaient ni les railleries ni les rebuffades: trop souvent le morceau de pain qui tombait dans son bissac était assaisonné d'un mauvais compliment. Après cela, doit-on s'étonner que Bibia fût devenu méchant? Bibia était méchant sans [194] avoir cessé d'être inoffensif. La haine qui s'était amassée silencieusement dans son coeur ne se traduisait par aucun acte d'agression contre les personnes ou les propriétés: elle éclatait en joie sinistre à chaque malheur, à chaque désastre dont il se trouvait le témoin. Il n'eût pas dérobé une pomme dans un enclos ni fait seulement une égratignure à un des petits drôles ameutés contre lui; mais qu'une barque vînt à sombrer, qu'un incendie consumât une ferme, qu'un nuage de grêle crevât sur la contrée et anéantît l'espoir de la moisson, alors que tous les habitants étaient dans le deuil et la désolation, Bibia riait à se tenir les flancs, et ce rire, semblable au grincement de la scie mordant sur la pierre, s'entendait d'une extrémité du village à l'autre. C'est de cette manière qu'il se vengeait des torts de la [195] nature et de la cruauté des hommes: ceux-ci riaient de ses infirmités, lui riait de leurs infortunes.Le séjour de Mme Henry au Pouliguen devait apporter quelques modifications dans la destinée de ce malheureux.Mme Henry n'avait pu voir, sans en être touchée, une misère si profonde: un regard attendri descendit enfin sur tant d'abaissement.Quand elle rencontrait Bibia cheminant le long de la côte, au lieu de le considérer avec curiosité ou de détourner la tête avec dégoût, elle attachait sur lui un oeil compatissant, et la menue monnaie qu'elle glissait dans sa besace était toujours accompagnée du divin sourire de la charité. Le plus souvent c'était le petit Marc qu'elle chargeait de son offrande: elle estimait que l'aumône, en passant par [196] la main des enfants, devient plus agréable à Dieu, plus douce au coeur des misérables. Marc avait triomphé peu à peu de ses répugnances, et s'acquittait avec empressement du soin que lui confiait sa mère: c'est ainsi qu'il s'accoutumait de bonne heure à la pratique du plus saint des devoirs, qu'il apprenait à respecter l'homme jusque dans sa difformité, à reconnaître le Créateur, à l'aimer et à le servir jusque dans ses créatures les plus abjectes et les plus repoussantes.
Un jour, en hissant des marchandises sur le port, Bibia avait eu un doigt de la main engagé dans une poulie. Si dur qu'il fût au mal, il s'enfuyait en hurlant de douleur, quand le hasard voulut qu'il se trouvât sur le passage de Mme Henry; il s'arrêta machinalement et lui montra [197] son doigt en pantenne. Mme Henry, sans hésiter, l'invita par signe à la suivre et l'emmena chez elle. Elle avait installé sur un des rayons de son étagère une petite pharmacie de campagne: comme la plupart des mères, elle s'entendait au pansement des plaies, des blessures et des meurtrissures. Elle bassina le doigt malade, rajusta l'ongle, rapprocha les chairs, les enveloppa dans des compresses, et recouvrit le tout d'un doigtier de peau qu'elle avait taillé séance tenante, et qu'elle assujettit au moyen de deux ganses nouées autour du poignet, tout cela simplement, avec la grâce naturelle qu'elle mettait à toute chose.Cette scène, qui s'était passée en présence du petit Marc, avait été pour lui le plus doux, le plus sûr, le plus fécond des enseignements. [198]A force de voir le pauvre besacier honni par les uns, houspillé par les autres, lancé comme une bête fauve par tous les polissons du hameau, Marc en était venu à se prendre pour lui d'un sentiment de commisération qui touchait presque à la tendresse dans ses manifestations enfantines. Il ne l'abordait plus qu'avec les gentillesses de son âge, comme s'il eût compris qu'il ne suffit pas de donner et que l'obole veut être offerte avec la gracieuseté du présent. Il avait une façon de lui passer sa main sur la face en disant: «Pauvre Bibia! pauvre petit Bibia!» qui le clouait à sa place et le plongeait dans une rêverie sans fond. Plus d'une fois, par son exemple ou par ses prières, il avait arrêté la meute qui le harcelait. Enfin il se plaisait à le voir pêcher sur la grève sans autres engins [199] que ses longs doigts crochus, et rien de plus charmant que ce joli enfant à côté de cet être immonde, bourdonnant autour de lui comme une abeille, battant des mains, poussant des cris de joie à chaque prise qu'il jetait à ses pieds.Quant à l'idiot, ces témoignages de bonté qu'il recevait de la mère et du fils semblaient n'éveiller en lui qu'une sorte d'étonnement stupide, qui ne déparait point son hébètement naturel. Qu'il y fût sensible, ou seulement qu'il s'en rendît compte, personne n'eût osé l'affirmer. Cependant, à la longue, on avait remarqué qu'il ne passait jamais devant le seuil de Mme Henry sans porter à ses lèvres un des doigts de sa main, et, lorsqu'elle était allée avec Marc à la Roche-Bernard, tant qu'avait duré leur absence, on l'avait vu flairant et quêtant çà et là. [200]Voilà ce que c'était que Bibia. La haine seule jetait quelques lueurs dans le cachot infect où croupissait son intelligence: il n'y avait que la vue des malheurs du prochain qui pût le tirer de sa torpeur et fouetter son âme engourdie. Il haïssait le genre humain, dont il était le rebut et l'opprobre. Il haïssait surtout les enfants, dont il était le jouet et le martyr. On l'a dit, cet âge est sans pitié. Jamais nos vauriens ne s'étaient acharnés après lui comme dans la matinée du jour funeste où l'absence de leurs familles les avait laissés maîtres du hameau. Marc n'était pas avec eux, ils avaient pu s'en donner à coeur joie; ç'avait été une chasse à courre. Pour échapper à leurs persécutions, Bibia était allé, de guerre lasse, se réfugier dans l'enfoncement d'un rocher, et c'est de là qu'il avait contemplé tout [201] à son aise le plus doux spectacle qui pût s'offrir à ses yeux: la barque sortant du port, et, bientôt après, tous ses petits bourreaux happés par l'Océan.Comprend-on maintenant quel dut être l'effroi du Pouliguen, lorsqu'au milieu de l'émotion qui grandissait à chaque instant, le rire de Bibia, ce rire qui était toujours la révélation de quelque catastrophe, retentit comme un cri d'oiseau funèbre dans le silence de la nuit?Le ciel et la mer étaient calmes: aucun sinistre en vue, nulle apparence de désastre.Et pourtant Bibia avait ri!La même pensée traversa toutes les âmes à la fois: les enfants étaient perdus ou en péril!Sur ces entrefaites, les messagers rentrèrent. La bande n'avait été signalée [202] nulle part, ni au bourg de Batz, ni dans les hameaux, ni dans les métairies. On n'attendait plus que le retour des paludiers qui étaient allés à Guérande. On attendit longtemps. Ils revinrent enfin, ravis, émerveillés de leur expédition. Ils avaient profité de l'occasion pour visiter toutes les baraques de la foire et assister à une séance de chiens savants. Ils avaient vu des choses de l'autre monde: un veau à deux têtes, une femme géante, un phoque doué de la parole et s'exprimant dans toutes les langues, un mouton à six pattes, une chèvre dansant sur la corde roide, des singes faisant l'exercice à feu, des chiens sautant à travers des cerceaux; quant aux enfants, ils n'en avaient pas entendu parler.Il restait à explorer les brisants et les grèves. On s'y portait en foule, [203] et, chose singulière! l'équipée de ces petits mécréants ne s'était encore présentée dans sa réalité à l'esprit de personne, quand, à la lueur des torches qui éclairaient la marche, on aperçut Bibia debout sur un quartier de roc, le bras étendu vers le large, indiquant ainsi que c'était le chemin qu'ils avaient pris, et que c'était par là qu'il fallait les chercher.Il n'y eut qu'un cri. On se rua vers le quai. On compta les petites embarcations qui étaient restées dans le port. Le compte fait, il en manquait une.Les enfants étaient à la mer! |