Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
|
|
___________________________________________________________
|
|
[165] |
XIII.L'Escalade.
――――――
Legoff en était là de son récit, et, pour le clore dignement, il abordait quelques-unes des hautes pensées philosophiques et morales qui lui étaient si familières, quand sa voix fut couverte par celle d'un interrupteur auquel nul ne songeait, ni lui ni les autres. Il tressaillit, prêta l'oreille aux bruits du large, et poussa un cri de détresse, aussitôt répété par tous ses compagnons. Quelque chose d'énorme [166] qu'on distinguait à peine, mais qu'on voyait pourtant se mouvoir dans la profondeur des ténèbres, s'avançait avec de sinistres clameurs qui remplissaient la nuit d'horreur etd'épouvante. Déjà les vagues tumultueuses s'ameutaient autour de l'îlot. Les malheureux comprirent qu'ils étaient perdus. Ils n'avaient pas prévu ce dénoûment fatal, si facile à prévoir, et la marée montante les surprenait comme s'ils n'eussent pas dû s'y attendre. Effarés, affolés, ils couraient çà et là sur les récifs, comme des rats traqués et cherchant une issue. Tous appelaient leurs pères et leurs mères, tous se tordaient les bras, s'arrachaient les cheveux. Dans cette scène de confusion et de désolation, le petit-fils de Thomas Ier était le seul qui eût encore sa tête. Après avoir fait le tour de la Roche [167] aux Mouettes que les lueurs mourantes du brasier éclairaient à demi, après en avoir étudié attentivement la configuration, Legoff s'était dit qu'à une certaine hauteur il devait exister dans cette masse battue, fouillée par les tempêtes, des saillies, des plateaux qui leur permettraient de fuir et d'échapper à la marée, des crevasses et des déchirures qui leur serviraient de retraite. Comment arriver jusque-là? Les premiers plans étaient inaccessibles et auraient usé les griffes d'un chat. La nécessité est mère des prodiges. En moins de temps qu'il n'en eût fallu au plus habile ouvrier, Legoff confectionna une échelle volante avec les cordes et le fil de caret qu'il avait trouvés dans la coque brisée de la barque, puis, d'une voix qui résonna comme un clairon au milieu du fracas [168] de l'Océan, il rassembla autour de lui la bande éperdue.«Du calme! leur dit-il. Nous sommes dans la nasse: est-ce en braillant comme vous le faites que vous espérez en sortir? Vous venez de voir mon grand-père dans des positions qui n'étaient pas plus gaies que la nôtre, et pourtant il s'en est tiré. Aidons-nous, le ciel nous aidera.»Et, en quelques mots rapides, il donna ses instructions aussitôt suivies que reçues. Il s'agissait d'une partie de cheval fondu. Les plus forts s'arcboutèrent au rocher, et tous s'entassèrent les uns sur les autres, les plus petits sur les plus grands, de façon à former une pyramide vivante dont Macabiou et Pornichet étaient la base, et dont Marc était le sommet.«Y êtes-vous?» demanda Legoff. Il prit son élan, franchit tous ces [169] corps en trois brasses, et, d'un bond qui faillit précipiter le petit Marc, il arriva sur un des points que sa clair-voyance avait pressentis, que son instinct avait devinés. C'était une anfractuosité assez vaste pour les contenir tous. Une fois là, il accrocha l'échelle aux vives arêtes de l'escarpement, la laissa se dérouler jusqu'en bas, et les enfants, l'un après l'autre, montèrent à l'escalade. Il n'était que temps: la vague leur mordait les talons.
«Ah! disait le pauvre Mascaret en mettant le pied sur le premier échelon de corde, si on avait voulu me croire, nous serions tous couchés dans notre lit.»Pendant qu'ils respiraient, Legoff inspectait les lieux et avisait aux moyens de poursuivre leur ascension.Quoique ses connaissances en géologie [170] fussent très-limitées, son instinct cependant ne l'avait pas trompé au sujet de la Roche aux Mouettes. Vue du large, cette roche ne présentait qu'un cône immense, à la surface unie de la base au faîte; étudiée de près et dans ses détails, elle offrait à l'exploration un curieux spécimen de ce que peut sur ces masses inertes le travail des vents et des flots. Voilà de rudes ouvriers! S'ils font peu de besogne à la fois, en revanche leur action est incessante; ils ne se reposent et ne chôment jamais. D'une oeuvre de destruction ils avaient fait une oeuvre d'art. Usé, miné, troué, éventré et déchiqueté en tous sens, ce bloc volcanique renfermait dans ses flancs tous les genres d'architecture à l'état d'ébauche. Tantôt on eût dit les ruines d'un château féodal, tantôt les rudiments d'une cathédrale gothique. [171] Des grottes, des couloirs et des corridors sans issue, des escaliers ne conduisant à rien, des plateaux superposés, des piliers informes soutenant des arceaux à moitié croulés, des ouvertures en cintre ou en ogive, des corniches abruptes, des rampes aériennes, des essais de créneaux, des flèches, des aiguilles, en un mot l'assemblage le plus incohérent que la nature, dans ses caprices, ait pu jeter entre le ciel et l'Océan!Legoff avait découvert une espèce de galerie qui courait en spirale sur la partie extérieure du rocher. Il tâta le terrain et présuma que cette rampe, où n'auraient pas gravi des chèvres, aboutissait à un plateau situé au-dessus de leurs têtes. La mer montait: il fallait déguerpir au plus vite.«En route!» s'écria Legoff.Et il leur montra le chemin. La [172] caravane se mit en mouvement. Ils s'avançaient pas à pas, un à un, se tenant tous les uns les autres par le bas de leurs vestes ou de leurs vareuses. Tous se taisaient, on n'entendait que la voix du chef de file qui s'élevait de temps en temps pour signaler les dangers de la rampe. Ils allaient ainsi à la pâle clarté des étoiles; le gouffre sombre mugissait sous leurs pieds.Après avoir contourné le rocher, ils débouchèrent, non pas sur un plateau, ainsi que l'avait supposé Legoff, mais à l'entrée d'un défilé qui montait presque à pic entre deux pans de mur verticaux. C'était une gorge formée par un écroulement, et que des quartiers de granit obstruaient de distance en distance. Ils s'engagèrent dans cette voie assez semblable au lit d'un torrent desséché, sans savoir où [173] elle menait, sans se demander s'ils pourraient en sortir: harcelés par le flux, ils n'avaient le temps ni de réfléchir ni de délibérer. Ils ne marchaient plus, ils rampaient sur leurs mains et sur leurs genoux. Autant de quartiers de roc, autant de forteresses qu'il fallait emporter par escalade. Tantôt, entraînés par la rapidité de la pente, ils perdaient en quelques secondes le terrain qu'ils avaient gagné; tantôt, à bout de forces, déchirés ou meurtris, ils se couchaient sur la pierre et refusaient de pousser plus avant. Legoff était partout à la fois: en tête pour éclairer la route, sur les flancs, à la queue, comme un chien de berger, pour houspiller les récalcitrants, pour presser les retardataires, pour leur mettre à chacun le feu sous le ventre.«Allons, sapristi, du courage! Tu mollis, Jambonneau! Tu flânes, Mascaret! [174] Pensez tous à l'honneur que nous sommes en train d'acquérir. Il n'est plus question de nous faire ramasser comme une douzaine d'huîtres sur un lit de bas-fonds ni de rentrer dans nos foyers comme des pleutres et des riens qui vaillent. Nous y rentrerons tête levée, à la façon des victorieux. – Va donc, Macabiou, va donc! Tu ne vas pas. – Le Pouliguen nous ouvrira ses bras et se vantera de nous avoir vus naître. Nos pères diront: «Voilà de petits mar«souins qui sont déjà des hommes!» Nos mères nous contempleront avec orgueil, et pendant plus de huit jours vous serez bourrés de crêpes et de galettes. – Du nerf, François Guillemin, du nerf! Crois-tu que ton grand-papa fût plus à l'aise sur le dos de sa baleine? – Sans compter, mes gars, qu'on parlera de nous dans les [175] papiers publics. C'est l'Angleterre qui va être vexée! – Eh bien, Pornichet, que fais-tu là, aplati comme une limande? Alerte, Parisien! Encore un coup de collier, enfants! Nous touchons au bout de nos peines.»Et Legoff donnait l'exemple du sang-froid, de l'intrépidité, du dévouement au salut commun. Toujours le premier sur la brèche, il leur jetait du haut de chaque barricade l'échelle volante qu'il portait enlacée autour de son corps. Il avait pour les plus petits une sollicitude et des attentions maternelles: aux passages les plus ardus, il les enlevait dans ses bras ou les chargeait sur ses épaules. De loin en loin, il les appelait tous par leurs noms, pour s'assurer qu'ils étaient tous présents, qu'aucun d'eux ne manquait. Haletants, harassés, exténués, ahuris, les mains et les [176] genoux en sang, ils atteignirent enfin à l'extrémité de la gorge. Ils n'avaient plus même la force de s'apitoyer sur leur sort. Ils roulèrent pêle-mêle sur les dernières marches, et la plupart d'entre eux s'endormirent. Ceux qui avaient d'abord résisté au sommeil venaient de s'assoupir, quand ils furent tous réveillés en sursaut par l'approche de l'ennemi, qui ne se lassait pas de les poursuivre. La mer avait envahi leur retraite, elle fermait l'entrée du défilé où le flot s'étranglait et se brisait avec furie. Le défilé n'avait pas d'issue, ils étaient pris dans une impasse, enserrés, bloqués de tous les côtés par la roche et par la marée.«A nous, Legoff, à nous!»Legoff n'était plus là, il avait disparu, et avec lui leur unique espoir.«Legoff! Legoff!» [177]Point de réponse!Qu'était-il devenu? En cherchant un passage, s'était-il laissé choir dans une cavité? Avait-il péri victime de son dévouement?«Où es-tu, Legoff, où es-tu?»La mer montait, montait, et, collés contre la muraille, ils regardaient avec stupeur les bouillons d'écume que le flot jetait à leurs pieds.«Legoff Legoff!»Encore quelques minutes, et ils étaient broyés, balayés comme des grains de sable.«Attention!» cria tout à coup une voix qui semblait descendre du ciel.Ah! brave enfant, que je t'aurais embrassé de bon coeur! C'était lui, c'était Legoff! Pendant que les autres dormaient, il veillait à leur délivrance. Il s'était suspendu comme une liane aux aspérités de la roche, il avait [178] grimpé comme un lézard le long des parois, sauté comme un écureuil, bondi comme un chamois de crête en crête; et, parvenu sur un plateau après des miracles d'adresse, de souplesse et d'agilité, il leur lançait l'échelle de corde qui allait les sauver encore une fois.Tant d'efforts et tant de labeurs ne devaient aboutir, hélas! qu'à un sursis d'une heure, de deux heures au plus. Ils franchirent encore plusieurs marches, et, de roc en roc, de degré en degré, ils arrivèrent sur une plateforme au milieu de laquelle se dressait d'un seul jet un bloc semblable à un gigantesque menhir. C'est là qu'allait se dénouer la destinée de ces pauvres petits malheureux; c'est là que les attendait la catastrophe inéluctable. Ils avaient accompli leur tâche, l'ascension était terminée. Legoff lui-même [179] ne pouvait plus rien. Élancé et poli comme un fût de colonne, le bloc, dont les mouettes occupaient le sommet, n'offrait aucune prise et défiait l'escalade. La mer et l'espace les enveloppaient de toutes parts; ils restèrent anéantis devant ces deux immensités. Le ciel avait au-dessus de leurs têtes la morne splendeur des nuits étoilées et sereines; au-dessous d'eux, l'Océan sans limites poussait à l'assaut de leur dernier refuge ses escadrons de vagues déchaînées. La marée continuait de monter, et la mort montait avec elle.«Mes amis, dit enfin Legoff qui pleurait, on vous avait confiés à ma garde. J'étais chargé de veiller sur vous, et c'est moi qui vous ai perdus. Embrassez-moi, dites que vous me pardonnez!»A ces mots, tous les coeurs se fondirent [180] dans un même attendrissement.«Non, non, Legoff, nous n'avons rien à te pardonner! Ce n'est pas toi qui nous as perdus, tu as tout fait pour nous sauver. Embrasse-nous, Legoff, embrasse-nous!»Et après que Legoff les eut embrassés jusqu'au dernier, ils s'embrassèrent les uns les autres en pleurant et en sanglotant.«Ah! petit Marc, tu étais heureux, disaient-ils; pourquoi es-tu venu avec nous? Tu ne voulais pas, c'est nous qui t'avons entraîné.– C'est moi qui suis cause de tout, disait Marc; c'est moi qui ai détaché le bateau!»Et, tournés vers le Pouliguen, comme si leurs familles pouvaient les entendre:«Adieu, mon père! adieu, maman! [181] Nous allons mourir, vous ne reverrez plus vos enfants!»Puis, ressaisis par l'horreur de la fin prochaine: 7«Sauve-nous, Legoff, sauve-nous!» Et ils se pressaient autour de lui comme des poussins autour de leur mère.«Ce n'est pas à moi qu'il faut vous adresser,» dit Legoff.Et d'une voix grave: «Tout le monde à genoux!» s'écria-t-il.Ils tombèrent à genoux, et Legoff, tête nue, debout au milieu d'eux, récita la prière qu'on leur avait apprise au berceau et qu'ils disaient chaque matin en se levant:Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soitfaite sur la terre comme au ciel; donnez-nous [182] aujourd'hui notre pain quotidien; et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés: et ne nous laissez pas succomber à la tentation; mais délivrez-nous du mal.«Ainsi soit-il! dirent tous les enfants.– A Dieu va!» dit Legoff.Et il s'agenouilla.Le flot atteignait à la hauteur de la plate-forme, et déjà l'écume salée leur éclaboussait le visage. |