Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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XI.La Carte à payer.
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«Appréhendé au corps comme un vil malfaiteur, l'auguste fugitif, quoique plus mort que vif, eut pourtant la force de se retourner, et il se trouva face à face avec une sorte de gorille qui n'était autre que Quinquina lui-même, Quinquina escorté de tous ses acolytes, parmi lesquels se dessinait dans l'ombre, au premier rang, la douce figure de Bibi-Loulou. Vous savez, mes amis, que les sauvages [132] ont reçu de la nature des sens d'une finesse et d'une perfection prodigieuses. Pour ce qui est de l'ouïe, ils entendent l'herbe pousser, les fourmis marcher, et les huîtres entr'ouvrir leurs écailles. Pour ce qui est de la vue, ils verraient une araignée filer sa toile dans la lune, et quant à l'odorat, ils sentiraient du Pouliguen le parfum d'une saucisse qu'on ferait griller au bourg de Batz. A peine sortis de la hutte où ils venaient de tenir conseil, Quinquina et ses compagnons avaient flairé un fumet de roi. Tous futés comme des renards , ils s'étaient aussitôt doutés de quelque chose, et, suivant à la piste mon déplorable aïeul, ils avaient pu, sans se donner beaucoup de mal, arriver en même temps que lui sur la plage.– Sire, dit Quinquina avec toutes [133] les marques du respect, Votre Majesté n'ignore pas qu'aux termes de la Constitution qu'Elle a juré de maintenir, la sortie du royaume est formellement interdite à nos rois.– Mes enfants, mes chers enfants! balbutia l'infortuné monarque qui ne se tenait plus sur ses jambes. Je voulais seulement faire une petite promenade en mer. Après toute une journée consacrée au bonheur de mon peuple, il m'eût été doux, je l'avoue, de pouvoir, pendant quelques heures, oublier dans cette modeste pirogue les ennuis de la grandeur et les soucis du gouvernement.– Sire, la Constitution s'y oppose. La Constitution le permettrait, que vos fidèles sujets oseraient encore vous adresser d'humbles remontrances. Les nuits sont fraîches en cette saison , un rhume de cerveau [134] est vite attrapé , et nous avons demain une cérémonie qui réclame votre concours.– Une cérémonie, mon cher Quinquina?…– Oui, Sire, un banquet patriotique, auquel doit prendre part toute la population de l'île…– Et où l'absence de notre bien-aimé souverain serait péniblement remarquée, ajouta Bibi-Loulou d'une voix mélodieuse.– Chers amis, combien je suis touché! Qu'il me plairait de voir tous mes sujets rassemblés autour de moi à la même table! Malheureusement, je crains bien que l'état de ma santé ne me prive du plaisir d'assister demain à votre réunion. Je suis fort souffrant, mon bon Quinquina.– Allons donc! s'écria Quinquina. Votre Majesté ne s'est jamais si bien [135] portée. Vous êtes gras à lard et gros comme une tonne.– Apprenez, Quinquina, que les pires maladies sont celles qui présentent toutes les apparences de la santé. Tel que vous me voyez, mes enfants, je m'affaisse de jour en jour. Ah! c'est un lourd fardeau que le pouvoir! C'est une rude tâche que de mener le char de l'État! Il vaudrait mieux fendre du bois. Cette graisse sur laquelle les regards de mon peuple se reposent avec amour, cette graisse n'est que de l'enflure. Cet embonpoint, qui vous rend tous si fiers, ces chairs potelées, ces couleurs vermeilles, tout cela, mes amis, c'est faux, c'est de l'imitation. Physiquement parlant, je suis une omelette soufflée. Ce qu'il y a surtout de bien significatif dans le mal inconnu qui me travaille, c'est que mon sang, brûlé par les veilles, [136] est devenu comme du poison. Toutes les puces, tous les maringouins qui ont l'imprudence de s'attaquer à ma peau, tombent incontinent foudroyés sur place. Il n'est pas de matin où je ne me réveille jonché de cadavres des pieds à la tête. Vous savez que, la semaine dernière, j'ai eu la douleur de perdre Cacambo, le plus gracieux de tous mes singes, celui de tous qui m'était le plus cher à cause de sa ressemblance avec Quinquina; mais vous ignorez encore par quel accident ce joli animal a été moissonné à la fleur de ses ans. Eh bien, l'avouerai-je? Cacambo est mort, en moins de trois secondes, d'une légère morsure qu'en jouant il m'avait faite au mollet. Décidez maintenant si je suis en état de présider demain un banquet patriotique. Quoi que vous ordonniez, j'obéirai. Je connais mes devoirs, [137] le premier de tous est une entière soumission à la volonté nationale. Vive la Constitution! vive le peuple de Tamboulina!»«Ce petit discours avait été débité avec tant d'assurance et de bonhomie, que messieurs les sauvages, sans être complétement dupes, y trouvèrent pourtant matière à réflexions. Ils se consultèrent entre eux, et Thomas Ier se croyait déjà hors d'affaire, pour quelque temps du moins, lorsqu'il entendit Quinquina qui disait:«Ce qu'il vient de nous conter là, c'est des bourdes. Je tiens de source certaine que Cacambo est mort d'indigestion. Quant au patron, c'est un farceur. Allons-y gaiement: toutefois, pour plus de sécurité, nous l'essayerons sur les ministres. Avec leur voracité habituelle, ils ne manqueront pas de se jeter les premiers [138] sur le rôti, et, nous autres, nous n'y toucherons qu'après qu'ils en auront goûté.»«Cette mesure de précaution était moins propre à rassurer le roi que les sujets: Thomas se sentit encore plus malade qu'il n'avait voulu le faire accroire.«Sire, dit Quinquina, nous étions loin de soupçonner que la santé de Votre Majesté ne fût pas la mieux établie du royaume. Profondément émus par le tableau de vos infirmités, nous nous sommes demandé s'il ne convenait pas de renvoyer à des temps meilleurs le banquet en question. J'ai le regret de vous annoncer que les préparatifs sont trop avancés pour permettre un ajournement. Tous les plats sont commandés, toutes les convocations sont faites. Au reste, quand Votre Majesté connaîtra le but de la [139] cérémonie qui se prépare, je suis convaincu qu'Elle n'hésitera plus à l'embellir de sa présence.– Parlez donc, Quinquina! ce but, quel est-il? demanda le malheureux Thomas, qui cherchait encore à s'abuser, et s'accrochait étourdiment aux plus petits brins d'espérance.– Sire, c'est un usage immémorial dans le royaume de Tamboulina, que le peuple n'attende pas la mort de ses rois pour décerner à chacun d'eux le titre, le surnom qui résume ses qualités et rappelle les services par lui rendus à la nation. Eh bien, Sire, c'est demain que le peuple réuni doit décerner solennellement à Votre Majesté le surnom sous lequel Thomas Ier vivra éternellement dans l'histoire.– Achevez, Quinquina. Ce titre, ce surnom?– Je ne vous le cacherai pas, [140] Sire, ce n'était point chose facile de trouver dans une langue aussi pauvre que la nôtre une expression qui résumât tant de qualités si diverses, qui rappelât tant de services rendus au pays, et qui fît pressentir en même temps tous ceux que vous devez lui rendre encore. Entre Thomas le Gros, Thomas le Bon, Thomas le Bienfaisant, Thomas le Pacifique, nous avons longtemps balancé; mais aucun de ces adjectifs ne rendait assez fidèlement les sentiments d'amour et de reconnaissance dont nous sommes tous pénétrés. Enfin, moi, Quinquina, heureuse inspiration du coeur! j'ai trouvé, j'ai proposé, j'ai fait adopter sans peine le vrai, le seul titre qui convienne à Votre Majesté, et demain, au milieu des transports d'une foule idolâtre, au choc des verres, au bruit des fanfares, Thomas Ier sera proclamé [141] le Père Nourricier de ses sujets.– C'est trop, Quinquina, c'est beaucoup trop! dit le roi qui avait failli tomber à la renverse, et qui poussa la magnanimité jusqu'à serrer la main de cet abominable insulaire, Vous avez raison, cher ami, je n'hésite plus, j'assisterai demain à ce banquet; ce sera le plus beau jour, le jour le plus radieux de ma vie. Vous pouvez compter sur moi, mes enfants! Et maintenant, éloignez-vous. Je désire être seul. Je veux, couché incognito dans cette pirogue, méditer et préparer à loisir le discours que j'improviserai demain au dessert.– Sire, dit Quinquina, vous serez mieux couché dans votre lit. Cette pirogue ne fait point partie du territoire, et la Constitution est formelle. [142] Si vous le permettez, nous allons vous reconduire jusqu'à votre palais.»«En achevant ces mots, il l'enveloppait soigneusement dans son manteau de plumes d'oiseau, qu'il avait lui-même ramassé sur la grève, puis le cortége se dirigea vers le siége du gouvernement. Le monarque marchait en tête, suivi à distance respectueuse par toute la bande qui ne le quittait pas des yeux et qui surveillait ses moindres écarts. Il n'avait plus d'espoir qu'en Bibi-Loulou. Malgré les horribles paroles qui avaient révolté son oreille et son coeur, il ne pouvait croire à tant d'ingratitude et de perversité dans un âge si tendre, il lui semblait impossible que Bibi-Loulou ne l'aidât pas à sortir de la position désagréable où il se trouvait. Comme il approchait du palais, sans interrompre sa marche il se tourna vers [143] son escorte, et, d'un geste qui n'avait rien perdu de la hauteur du commandement, il invita Bibi-Loulou à venir prendre place à côté de lui. Le jeune sauvage se rendit aussitôt à l'ordre de son roi. Ils cheminèrent quelque temps en silence, le roi pensif et sombre, Bibi-Loulou calme et souriant.«Bibi-Loulou, dit enfin Thomas à voix basse, de façon à n'être entendu que de lui, tu sais ce que j'ai toujours été pour toi. Tu serais le plus vil des hommes de ta race, s'il était besoin de te le rappeler. Tu as trouvé en moi, je ne dirai, pas le meilleur des maîtres, mais le plus attentif et le plus dévoué des amis. Je t'ai comblé de grâces et de bontés. Quand il y avait un faisan sur ma table, c'est toi qui gobais les deux ailes. Je n'ai jamais goûté d'une crème aux pistaches avant que tu en eusses lapé la [144] moitié. Je t'ai surpris plus d'une fois dévastant mon garde-manger. Tu m'as bu en cachette trois litres de ratafia. Je souriais, je te laissais faire, et me demandais seulement pourquoi tu te donnais la peine de dérober ce qui t'appartenait. Ta présence déridait mon front. Je t'appelais quand tu ne venais pas, ou je quittais mes lambris dorés pour aller fumer dans ta hutte le calumet de l'égalité. Je te disais tout, je n'avais rien de caché pour toi. Dans les cérémonies publiques, tu prenais place à côté de moi. Je t'associais au rang suprême. On pouvait croire, en nous voyant ensemble, que tu étais né sur les marches du trône. Eh bien, Bibi-Loulou, pour prix de ses bienfaits, souffriras-tu que ton roi, ton maître, ton ami, soit mis à la broche comme un simple gigot de mouton? [145]– Ce n'est pas moi, mon bon maître, c'est cet animal de Quinquina qui veut qu'on vous mette à la broche, répliqua Bibi-Loulou d'une voix flûtée. Moi, je voulais qu'on vous sautât comme un lapin, et qu'on vous servît avec une sauce à la ravigote.– Misérable! s'écria Thomas laissant éclater son indignation. C'est donc vrai, c'est donc vrai! Toi aussi, infâme Bibi-Loulou, tu t'apprêtes à dévorer ton roi!
– Dame! mon bon maître, répondit avec une candeur angélique Bibi-Loulou moins ému qu'étonné, pourquoi donc qu'on vous aurait si bien nourri pendant plus de cinq mois et engraissé à si grands frais?»«Thomas Ier ramena silencieusement sur sa poitrine les pans de son manteau de plumes, puis il baissa la tête et ne souffla plus mot. Quelques [146] minutes après, le cortége s'arrêtait devant la grille du palais. On mit le monarque sous clef, on plaça trois factionnaires à chaque porte, et jusqu'au lever du jour des patrouilles armées sillonnèrent l'île en tous sens.«Quelle nuit, mes enfants, quelle nuit! Représentez - vous le roi de Tamboulina errant sans chandelle dans son palais désert, dans ce palais devenu pour lui, en moins de quelques heures, une prison d'Etat, et d'où il ne sortira plus que pour marcher au sacrifice. Après avoir fait le tour de ses appartements, et s'être assuré que tout espoir d'évasion lui était défendu, le pauvre homme pleura, la tête entre ses mains. La farce était jouée, la grande pièce allait commencer. Il n'avait pas même la ressource de s'emporter contre l'ingratitude des peuples: les dernières paroles de [147] Bibi-Loulou l'avaient complétement dégrisé. Thomas Ier venait de s'évanouir comme une ombre chinoise: il ne restait plus que Thomas Legoff, l'ancien matelot de la Bellone. «Ah! triple sot, se disait-il, qui as pu croire un seul instant que c'était pour ton mérite et pour tes beaux yeux qu'on te rendait tant de soins et d'hommages! Triple, quadruple sot qui t'es laissé prendre à des amorces si grossières, et qui acceptais comme argent dû l'admiration de tes sujets, quand tu ne faisais que t'empiffrer du matin au soir et digérer du soir au matin!» Il se rappelait la fable de maître corbeau sur un arbre perché: ce qu'il y avait de piquant dans sa situation,, c'est qu'après avoir été le corbeau, il allait être le fromage. De temps en temps il s'arrachait à ses réflexions pour écouter les bruits du dehors: [148] c'était le pas cadencé des patrouilles ou le cri des sentinelles qui s'appelaient et qui se répondaient. Il lui semblait que son corps exhalait déjà une odeur de roussi, et, quoi qu'il pût se dire, il ne réussissait pas à prendre son parti du sort qui l'attendait. Il reconnaissait volontiers que son règne n'avait été qu'une longue série de bombances et de ripailles; mais, à la veille d'acquitter la carte, il trouvait le total un peu exagéré. Épuisé par tant d'émotions, on l'eût été à moins, il se jeta pour la dernière fois sur la couche royale, et il finit par s'endormir, roulé dans son manteau de plumes.» |