Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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X.Le Royaume de Tamboulina.
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«S'il y eut jamais sur terre un monarque pouvant se croire adoré de ses peuples, j'ose dire que ce fut Thomas Ier, roi de Tamboulina. Il ne régna que cinq mois et demi, mais pendant ces cinq mois et demi, il connut toutes les douceurs que la royauté est susceptible de procurer à une âme sensible et à un estomac délabré. Chaque matin toute la population de l'île se réunissait pour aller [116] en corps prendre de ses nouvelles et s'informer comment il avait passé la nuit. C'était à qui devinerait et préviendrait ses moindres désirs. Pêcheurs et chasseurs ne pêchaient plus et ne chassaient plus que pour lui. Son garde-manger regorgeait de provisions de toute espèce: les poissons les plus délicats, les plus belles pièces de gibier, étaient réservés pour sa table. Tous les jours, en se réveillant, il avalait une grande écuellée de bouillie faite avec de la farine de maïs et qu'on lui apportait dans son lit. Une heure après, on lui servait trois ou quatre brochettes de petits oiseaux qui étaient comme autant de boules de graisse qui lui fondaient dans le gosier. Il dînait à midi, goûtait à quatre heures et ne se couchait jamais sans souper.» [117]«Assez! assez! dit Macabiou, dont l'estomac criait famine; ces détails sont inconvenants.– Inhumains! s'écria Jambonneau en serrant la ceinture de son pantalon.– Allons-nous-en! dit Mascaret.– N'interrompez pas! Laissez parler Legoff! s'écrièrent les autres enfants.»Legoff poursuivit:«Dans la journée, plutôt deux fois qu'une, tous les fonctionnaires du royaume se rassemblaient sous ses fenêtres, et là, pour le distraire et lui désopiler la rate, ils exécutaient des gigues nationales auxquelles mon auguste aïeul daignait sourire du haut de son balcon. On s'appliquait à lui épargner toute fatigue de corps et [118] d'esprit. Il ne sortait qu'en palanquin. Quant aux affaires publiques, on s'abstenait d'en parler devant lui; il avait des ministres qui brassaient toute la besogne.«On pouvait espérer que quelques semaines d'une royauté si paisible et si nourrissante suffiraient pour le radouber et le remettre complétement à neuf. Eh bien, non. Il avait beau dormir, manger et ne rien faire, il s'obstinait dans un état de maigreur effrayante et qui désolait le coeur de ses sujets. Quand ils le voyaient passer dans son palanquin, plus jaune qu'un citron, efflanqué comme un lapin vidé, leurs figures s'allongeaient d'une aune, et ils n'avaient point du tout l'air content.«Ce fut seulement au bout du quatrième mois qu'il commença à se remplumer. Pour lors, il profita à vue [119] d'oeil, et le beau Thomas reparut sous la couronne de Thomas Ier. L'amour de ses peuples semblait croître en proportion de son embonpoint. Cet amour ne connut plus de bornes à partir du moment où ils crurent s'apercevoir que leur souverain prenait du ventre et tournait à la graisse. Il ne pouvait plus mettre le nez dehors sans être aussitôt enveloppé par une foule avide de contempler et de toucher Sa Majesté Royale. Les parties les plus charnues de son corps étaient surtout l'objet d'une inspection particulière, et tous manifestaient par mille drôleries la satisfaction qu'ils éprouvaient de posséder un roi si dodu.«Vous pensez bien que ces démonstrations naïves le flattaient considérablement et lui donnaient la plus haute opinion de lui-même. En s'examinant [120] avec soin au physique autant qu'au moral, il n'était pas trop étonné de se voir assis sur un trône, il s'y sentait moins déplacé et plus à l'aise que dans les hunes de la Bellone. Grâce à l'instruction dont il était orné, il ne lui avait pas fallu huit jours pour entendre la langue du pays et pour la parler aussi couramment que le bas breton. Il aimait à visiter ses sujets, tombait chez eux à l'improviste, et, sous prétexte de s'éclairer sur leurs besoins, s'invitait volontiers à boire avec eux un verre de ratafia. Ces excellents sauvages, qu'il avait pris un instant pour des mangeurs de chair humaine, il les portait tous dans son coeur, il les appelait ses enfants, il les trouvait jolis. Il ne songeait nullement à les éduquer, et se promettait, au contraire, de respecter leur aimable ignorance. La [121] civilisation de l'Océanie lui semblait très-suffisante, et il eût craint, en y touchant, de la corrompre, au lieu de l'améliorer. Il vivait en paix, se gobergeait du matin au soir, et ne s'endormait jamais sans se dire que tout était pour le mieux dans le royaume le Tamboulina.«Un soir, après souper, il eut la fantaisie de juger par lui-même comment la police de nuit était faite dans ses États. Il pensait aussi qu'avant de se mettre au lit, un tour de promenade ne nuirait point à sa digestion. Il s'enveloppa dans son manteau de plumes d'oiseau et sortit mystérieusement de son palais. Le ciel était sans lune et sans étoiles: il faisait noir comme dans un four. Au risque de se casser le cou, il se prit à battre en tous sens les quartiers habités, marchant au pas de ronde et s'offrant à lui-même le [122] plus beau spectacle qui se puisse voir: celui d'un monarque qui s'arrache aux délices de sa cour pour faire patrouille et veiller en personne à la sûreté publique. Ce grand devoir simplement accompli, et qu'il accomplissait pour la première fois, l'élevait encore à ses yeux, il ne doutait plus qu'il ne fût né pour le métier de roi.
«Toute l'île dormait, tous les bourgeois de Tamboulina ronflaient comme des toupies d'Allemagne dans leurs huttes d'osier et de joncs tressés. Après avoir constaté que l'ordre régnait dans sa capitale, mais que les rues et les carrefours laissaient peut-être à désirer sous le rapport du pavé et des réverbères, il se disposait à rentrer, point mécontent de sa tournée, quand tout à coup, en passant près d'une hutte isolée, il entendit un bruit de voix qui partait de [123] l'intérieur et qui lui fit l'effet d'un fort chamaillis. Dans ce concert de voix glapissantes, il y en avait une, pleine d'âpreté, qui dominait toutes les autres, et qu'il reconnut sur-le-champ: c'était celle d'un nommé Quinquina, sauvage dangereux, démagogue fieffé et chef du parti populaire. Il reconnaissait aussi la voix de Bibi-Loulou, son favori, son Benjamin, jeune sauvage d'un naturel affectueux et tendre, et qu'il chérissait entre tous, autant pour le charme de sa conversation que pour la délicatesse de ses sentiments et la suavité de son caractère. Il s'arrêta et colla son oreille contre la cloison, curieux de savoir ce dont il s'agissait.«Je vous dis, moi, qu'il est à point et qu'il n'a plus rien à gagner! criait Quinquina avec emportement. [124]– C'est aussi mon avis, disait Bibi-Loulou avec douceur.– Ce n'est pas celui des ministres, ajoutait une troisième voix. Ils l'ont palpé ce matin à son petit lever, et ils prétendent qu'il y a encore des parties faibles.– Des parties faibles! hurlait Quinquina. Voilà bien nos ministres! Je reconnais bien là leur astuce et leur goinfrerie! Ils cherchent à nous endormir, pour pouvoir ensuite s'adjuger les plus fins morceaux. Si on les croyait, si on les laissait faire, il ne resterait pour nous que les os, et encore après qu'ils en auraient sucé la moelle.– A bas les ministres! s'écrièrent en même temps une vingtaine de voix menaçantes, si bien que Thomas Legoff aurait pu croire qu'il n'avait point quitté sa patrie. [125]– Il est temps d'en finir! reprit Quinquina en appliquant contre la cloison un violent coup de poing qui faillit aplatir le nez de mon grand-père. Que nous l'ayons fait roi, bien: c'était le plus sûr moyen de l'empâter et de le mettre en bonne chair; mais c'est assez de sacrifices. Le peuple murmure, le peuple est las d'attendre, le peuple demande à rentrer dans ses frais. Il faut que la cérémonie ait lieu demain; sinon, c'est moi qui vous le dis, il y aura du bruit dans Tamboulina.– Approuvé! à demain!» s'écrièrent tous les sauvages.«Et l'un d'eux ajouta sous forme de réflexion:«C'est bien certainement la plus belle pièce qu'on aura servie dans nos petites réunions.– Ce n'est pas tout, dit l'aimable [126] Bibi-Loulou: à quelle sauce le mettrons-nous?– Pas de sauce! répliqua Quinquina d'un ton qui coupait court à toute discussion. A la broche, et surtout pas trop cuit! J'y veillerai. Il est bien entendu que cette fois le peuple ne sera pas dupé, berné, bafoué comme il l'a été si souvent. Le temps n'est plus où le peuple, courbé sous le joug honteux d'une aristocratie gloutonne, ramassait à plat ventre les restes de la table des grands! L'heure de la justice est enfin venue, le peuple connaît ses droits, tout pâlit, tout s'efface devant la majesté du peuple, et, comme c'est moi qui le représente, je retiens pour moi le meilleur morceau.»«Une prétention si exorbitante ayant soulevé quelques murmures:«De quoi vous plaignez-vous? [127] demanda-t-il avec un affreux ricanement: chacun de vous n'aura-t-il pas un morceau de roi?»«Cette atroce plaisanterie calma les mécontents, et la séance fut levée à ce cri unanime: A demain! à demain!«Thomas Ier n'avait plus une goutte de sang dans les veines. Peu désireux d'honorer de sa présence la cérémonie qui devait avoir lieu le lendemain, il prit ses jambes à son cou, détala sans tambour ni trompette, et dirigea sa course vers la plage. Au moment d'affronter de nouveaux jeûnes et de nouveaux hasards, bien qu'il sût désormais à quoi s'en tenir sur le désintéressement de ses sujets, il ne put s'empêcher de donner un regret à cette île de Tamboulina où il avait passé de si bons [128] quarts d'heure. Qu'il soit permis à son petit-fils de lui rendre ici un pieux hommage! Après cinq mois et demi de règne, il s'en allait comme il était venu, les mains vides et la conscience nette. Il n'eut pas même la pensée d'emporter avec lui la caisse de l'État ou les diamants de la couronne. Il se dépouilla de son manteau de plumes, le jeta sur la grève en signe d'abdication, et il levait la jambe pour monter dans une pirogue, lorsqu'il sentit une large main qui s'abattait sur son épaule...»
Ici Legoff s'interrompit et se tut un instant. L'émotion était à son comble. Ils auraient tous été logés dans la peau de Thomas Ier, chacun d'eux aurait senti cette large main s'abattre sur son épaule, qu'ils n'eussent pas été plus frémissants. Jamais [129] le petit Marc ne s'était vu à pareille fête. Mascaret ne parlait plus de s'en aller, et Macabiou ne se dissimulait pas que la palme de sucre d'orge était près de lui échapper. Après s'être caressé le menton avec complaisance, après avoir laissé tomber sur Macabiou un regard à le faire rentrer sous terre, lui, tous ses ours et son grand-oncle, Legoff reprit le cours de sa merveilleuse épopée. |