BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

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GUITARE

 

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I

Vous qui valsez ce soir, fière et fine mondaine

Pâle, en brocart noir lacé d'or

Et, parmi votre cour, passez comme une reine

Dans cet éblouissant décor,

Riche, noble, enviée, exquisement aimée,

Vous, qui souvent à l'opéra,

Écoutez de profil, pur et calme camée,

Un jour qui n'est pas loin viendra!

Un jour où quelque prêtre ayant mis en offrande

L'huile tiède sur votre front,

En votre plus beau drap de toile de Hollande

Vos gais héritiers vous coudront.

Puis dans votre cercueil, douce enfant qui sommeille,

Sous le drap noir d'un corbillard

Conduit par un cocher ivre encor de la veille,

Vous insultant pour un retard,

Lentement vous irez dans cette triste église

Où, les dimanches d'autrefois,

Vous vous abandonniez, frêle, en toilette exquise

Dans l'ouragan d'orgue et de voix.

 

II

Et voilà que les cloches, en tumulte, sans trêve,

Hurlent sur la folle cité

Qu'un être qui fût tout, est maintenant ô rêve!

Comme s'il n'eût jamais été!

Mais Paris n'entend rien. Dans sa fureur muette,

Morne alambic toujours trop plein

Qui travaille et qui bout et chaque jour rejette

Les choses mortes de son sein.

Et tout va comme hier: cafés, bouges, usines,

Torrent sans fin des boulevards,

Femmes fraîches lorgnant au soleil les vitrines

Et passants quêtant leurs regards.

 

III

L'orgue éclate, la nef s'étoile jusqu'au faîte,

Chacun frissonne autour de vous.

Et le De profundis passe, large tempête

Courbant les foules à genoux.

Mais bientôt, se levant, vos frivoles amies

Sans y songer, du coin de l'oeil,

Comparent les façons plus ou moins alanguies

Dont elles portent votre deuil!

Et leur cerveau ne sent pas la folie éclore,

À songer que sous ce drap noir

Vous pourrirez, vous qui leur parliez hier encore

Et que tout est dit, sans espoir!

Néant, Néant! Adieu chaudes nuits de septembre,

Sur les terrasses d'orangers;

Jours d'hiver près du feu faisant douce la chambre,

Matins d'avril frais et légers.

Chiffons, bals, fleurs, parfums, passions, fantaisie,

Bouts de spleen devant l'océan,

Torrent béni des mille ivresses de la vie,

Tout est fini; Néant, Néant!

Et voici qu'en l'essor des orgues d'allégresses,

Le prêtre vous absout tout bas,

Pour cet Éden d'amour dont rêvaient vos tristesses,

Hélas! cet au-delà n'est pas!

 

IV

Car vous irez pourrir, fière et fine mondaine,

Chef-d'oeuvre unique de Paris,

Pourrir comme un chien mort! Car le plomb et le chêne

Sont de dérisoires abris!

Vous, belle! Vous, grand coeur! Vous, âme immense ouverte

Aux voix de l'univers profond,

Vous, tout! vous pourrirez, fétide, informe, inerte

Comme une charogne sans nom.

L'enfant chaste quêtant hier en robe rose

La femme et le vieux chien crevé

Que l'on pousse du pied seront la même chose!

Oh! l'on se dit: ai-je rêvé!

Toujours la longue nuit spleenique et solitaire,

Toujours pourrir loin des vivants!

Au seul bruit éternel de l'eau filtrant sous terre,

Dans le seul sanglot des grands vents.

Vos seins blancs seront secs comme deux vieilles nèfles,

Vos cuisses iront en lambeaux,

Votre nez si mutin ne sera plus qu'un trèfle,

Et vos bras que deux maigres os.

Tout pourrira! Vos mains qui [re]tenaient les guides

Au Bois de si noble façon,

Votre ventre, peau flasque et se creusant de rides,

Votre cervelle de pinson,

Vos intestins sucrés, vos pieds souples d'almée,

Vos poumons roses, votre coeur,

Et votre clitoris qui vous tordait pâmée

En de longs spasmes de langueur.

Aux trous de vos bleus yeux rêvera la vermine,

Vos blonds cheveux, soyeux, ardents,

Tomberont; et, pour faire aux vers mous bonne mine

Vous rirez de toutes vos dents.

 

V

Et par ces nuits d'hiver où le vent noir s'ennuie,

Tandis que seule loin de tous,

Votre corps recevra goutte à goutte la pluie

Qui fera vos restes plus mous,

Dans l'éblouissement des lustres féeriques

Jouant sur les beaux cheveux blonds,

Dans les fleurs, les parfums, les danses, les musiques

Dans le va et vient des salons

Ces habits noirs glacés au monocle très-calme

Qui jadis vous faisaient la cour

À de fraîches beautés s'éventant d'une palme

Rediront leurs clichés d'amour.

Tout sans vous! Le soleil, l'opéra, l'art, les modes,

[...................................................]

Et les fleurs, ô Nature aveugle, que tu brodes

Avec les atomes des morts.