Jules Laforgue
1860 – 1887
Le Sanglot de la terre
Poèmes contemporainsdu «Sanglot de la Terre»
|
|
___________________________________________________________
|
|
LE SANGLOT UNIVERSEL
――――――
Ah! la Terre n'est pas seule à hurler, perdue!Depuis l'Éternité combien d'astres ont lui,Qui sanglotaient semés par l'immense étendue,Dont nul ne se souvient! Et combien aujourd'hui!
Tous du même limon sont pétris, tous sont frères,Et tous sont habités, ou le seront un jour,Et comme nous, devant la vie et ses misèresTous désespérément clament vers le ciel sourd.
Les uns, globes fumants et tièdes, n'ont encoreQue les roseaux géants dont les râles plaintifsDurant les longues nuits balayent l'air sonoreSous le rude galop des souffles primitifs.
D'autres ont les troupeaux de mammouths et les fauvesEt c'est la faim, le rut et leurs égorgements.Et les faibles, le soir, du haut des grands pics chauves,Vers la lune écarlate ululent longuement.
Sur d'autres l'homme est né. Velu, grêle, il délogeSes aînés de l'abri des puissantes forêts.Un cadavre l'arrête, il s'étonne, interroge,Dès lors monte la voix des grands misérérés.
Et c'est la Terre. Ah! nous sommes bien vieux, nous autres!Nous savons désormais que nul là-haut n'entend,Que l'univers n'a pas de coeur sinon les nôtresEt toujours vers un coeur nous sanglotons pourtant.
Ceux enfin où Maïa l'Illusion est morte,Solitaires, muets, flagellés par les vents,Ils n'ont dans le vertige encor qui les emporteQue la rauque clameur de leurs vieux océans.
Et tous ces archipels de globes éphémèresS'enchevêtrent poussant leurs hymnes éperdusEt nul témoin n'entend, seul au-dessus des sphères;Se croiser dans la nuit tous ces sanglots perdus!
Et c'est toujours ainsi, sans but, sans espérance...La Loi de l'Univers, vaste et sombre complotSe déroule sans fin avec indifférenceEt c'est à tout jamais l'universel sanglot!
14 novembre 1880. |