Jules Laforgue
1860 – 1887
Le Sanglot de la terre
5° SPLEEN
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COUCHANT D'HIVER
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Au Bois
Quel couchant douloureux nous avons eu ce soir!Dans les arbres pleurait un vent de désespoir,Abattant du bois mort dans les feuilles rouillées.À travers le lacis des branches dépouilléesDont l'eau-forte sabrait le ciel bleu-clair et froid,Solitaire et navrant, descendait l'astre-roi.Ô Soleil! l'autre été, magnifique en ta gloire,Tu sombrais, radieux comme un grand Saint-Ciboire,Incendiant l'azur! À présent, nous voyonsUn disque safrané, malade, sans rayons,Qui meurt à l'horizon balayé de cinabre,Tout seul, dans un décor poitrinaire et macabre,Colorant faiblement les nuages frileuxEn blanc morne et livide, en verdâtre fielleux,Vieil or, rose-fané, gris de plomb, lilas pâle.Oh! c'est fini, fini! longuement le vent râle,Tout est jaune et poussif; les jours sont révolus,La Terre a fait son temps; ses reins n'en peuvent plus.Et ses pauvres enfants, grêles, chauves et blêmesD'avoir trop médité les éternels problèmes,Grelottants et voûtés sous le poids des foulardsAu gaz jaune et mourant des brumeux boulevards,D'un oeil vide et muet contemplent leurs absinthes,Riant amèrement, quand des femmes enceintesDéfilent, étalant leurs ventres et leurs seins,Dans l'orgueil bestial des esclaves divins...
Ouragans inconnus des débâcles finales,Accourrez! déchaînez vos trombes de rafales!Prenez ce globe immonde et poussif! balayezSa lèpre de cités et ses fils ennuyés!Et jetez ses débris sans nom au noir immense!Et qu'on ne sache rien dans la grande innocenceDes soleils éternels, des étoiles d'amour,De ce Cerveau pourri qui fut la Terre, un jour.
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