Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1879
|
|
__________________________________________________
| |
DRAMES & FANTAISIES
―――――――――――――――
Insomnie
À Eugène Zerlaut
Voici le matin ridiculeQui vient décolorer la nuit,Réveillant par son crépusculeLe chagrin, l'intrigue et le bruit.
Corrects, le zinc et les ardoisesDes toits coupent le ciel normal,On dort, dans les maisons bourgeoises.Je ne dors pas. Quel est mon mal?
Est-ce une vie antérieureQui me poursuit de ses parfums?Ces gens vont grouiller tout à l'heure,Dispersant mes rêves défunts.
Je me souviens! c'étaient des frèresQue, chef bien-aimé, je menaisÀ travers les vastes bruyères,Les aubépines, les genêts.
Oh! quelle bien-aimée exquiseAu doux coeur, aux yeux de velours!...Une autre terre fut conquiseOù le soleil brillait toujours.
L'or dont on fit des broderies,Les gemmes, cristaux des couchants,Les fleurs, énervantes féeries,Les aromates plein les champs
M'ont enivré. J'ai mis des bagues,Et des perles dans mes cheveux.Les bayadères aux yeux vaguesM'ont distrait de mes premiers voeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aux monts où le soleil se coucheEmporté par des étrangers,J'ai pleuré, muet et faroucheTous mes ravissements changés
Les aromes en fades herbes,Les diamants en froid cristal,En loups gris les tigres superbes,En sapin banal le santal.
Puis, mal consolé, sous les branches,J'épiais dans les froids vallonsLes filles qui passaient si blanches,Si graves, sous leurs cheveux blonds.
Mais ce n'était pas l'oubliéeAux lèvres rouges de bételÀ ma vie autrefois liée!...Que je souffre d'être immortel!
Corrects, le zinc et les ardoisesDes toits coupent le ciel normal,On s'éveille aux maisons bourgeoises,Je crois que je meurs de mon mal.
―――――
Sultanerie
Au comte de Chousy
Dans tes cheveux, flot brun qui submerge le peigneSur tes seins frissonnants, ombrés d'ambre, que baigneL'odeur des varechs morts dans les galets le soir,Je veux laisser tomber par gouttes les essencesVertigineuses et, plis froids, les patiencesOrientales, en fleurs d'or sur tulle noir.
Éventrant les ballots du pays de la peste,J'y trouverai, trésor brodé, perlé, la vesteQui cache mal ta gorge et laisse luire nusTes flancs. Et dans tes doigts je passerai des baguesOù, sous le saphir, sous l'opale aux lueurs vagues,Dorment les vieux poisons aux effets inconnus.
Dans l'opium de tes bras, le haschisch de ta nuque,Je veux dormir, malgré les cris du monde eunuqueEt le poignard qui veut nous clouer coeur sur coeur.Qu'entre tes seins, faisant un glissement étrange,Ton sang de femme à mon sang d'homme se mélange,La mort perpétuera l'éclair d'amour vainqueur!
―――――
Promenade
À Emmanuel des Essarts
Ce n'est pas d'hier que d'exquises posesMe l'ont révélée, un jour qu'en rêvantJ'allais écouter les chansons du vent.
Ce n'est pas d'hier que les teintes rosesQui passent parfois sur sa joue en fleurM'ont parlé matin, aurore, fraîcheur,
Que ses clairs yeux bleus et sa chevelureNoire, sur la nuque et sur le front blancs,Ont fait naître en moi les désirs troublants,
Que, dans ses repos et dans son allure,Un charme absolu, chaste, impérieux,Pour toute autre qu'Elle a voilé mes yeux.
Ce n'est pas d'hier. Puis le cours des chosesS'assombrit. Je crus à jamais les rosesMortes au brutal labour du canon.
Alors j'aurais pu tomber sous les ballesSans que son nom vînt sur mes lèvres pâles– Car je ne sais pas encore son nom.
Puis l'étude austère aux heures inertes,L'ennui de l'été dans les ombres vertes,M'ont fait oublier d'y penser souvent.
Voici refleurir, comme avant ces drames,Les bleuets, les lys, les roses, les femmes,Et puis Elle avec sa beauté d'avant.
❦
Dans le grand jardin, quand je vous retrouve,Si je ralentis, pour vous voir, mes pas,Peureuse ou moqueuse, oh! ne fuyez pas!
Me craindre?... Depuis que cet amour couveEn mon coeur, je n'ai même pas oséRêver votre bras sur le mien posé.
Qu'est-ce que je viens faire en votre vie,Intrus désoeuvré? Voilà votre enfantQui joue à vos pieds et qui vous défend.
Aussi, j'ai compris, vous ayant suivie,Ce qu'ont demandé vos yeux bleus et doux:«Mon destin est fait, que me voulez-vous?»
Mais, c'est bien assez, pour qu'en moi frissonneL'ancien idéal et sa floraisonDe vous voir passer sur mon horizon!
Car l'âme, à l'étroit dans votre personne,Dépasse la chair et rayonne autour,– Aurore où s'abreuve et croît mon amour.
Diamants tremblant aux bords des corolles,Fleur des pêches, nacre, or des papillonsS'effacent pour peu que nous les froissions.
Ne craignez donc pas d'entreprises folles,Car je resterai, si cela vous plaît,Esclave lointain, inconnu, muet.
―――――
Drameen trois ballades
I
Pour fuir l'ennui que son départ me laisse,Pendant le jour, je m'en vais au traversDes bois, cherchant les abris bien couverts.Comme deux chiens qu'on a couplés en laisse,Deux papillons courent les taillis verts.Lors, je m'étends dans l'herbe caressante.Les moucherons, les faucheux, les fourmisPassent sur moi, sans que mon corps les sente.Les rossignols là-haut sont endormis.Et moi, je pense à ma maîtresse absente.
Le soir, traînant la flèche qui me blesse,Je vais, longeant la rue aux bruits divers.Le gaz qui brille aux cafés grands ouverts,Les bals publics, flots d'obscène souplesse,Montrent des chairs, bons repas pour les vers.Mais, que parfois, accablé, je consente,Muet, à boire avec vous, mes amis,La bière blonde, ivresse alourdissante,Parlez, chantez! Rire vous est permis.Et moi, je pense à ma maîtresse absente.
Mais il est tard. Dormons. Rêvons d'Elle. Est-ceLe souvenir des scintillants hiversQui se déroule en fantômes pervers,Dans mon cerveau que le sommeil délaisse,Au rythme lent et poignant d'anciens vers?Enfin, la fièvre et la nuit fraîchissante,Ferment mes yeux, domptent mes flancs blêmis...Quand reparaît l'aurore éblouissante,Voici crier les oiseaux insoumis.Et moi, je pense à ma maîtresse absente.
Envoi
À ton lever, soleil, à ta descenteQue suit la nuit au splendide semis,L'homme, oubliant sa pioche harassante,Sourit de voir mûrir les fruits promis,Et moi, je pense à ma maîtresse absente.
II
Nous nous sommes assis au boisDans les clairières endormantes.Mon esprit naguère aux aboisSe rassure à l'odeur des menthes.Le vent, qui gémissait hier,Aujourd'hui rit et me caresse.Les oiseaux chantent. Je suis fier,Car j'ai retrouvé ma maîtresse.
La rue a de joyeuses voix,Les ouvrières sous leurs mantesFrissonnent, en courant. Je voisLes amants joindre les amantes.Aux cafés, voilà le gaz clair,Lumière vive et charmeresse.Il y a du bonheur dans l'air,Car j'ai retrouvé ma maîtresse.
Et dans tes bras, sur tes seins froids,J'ai des lassitudes charmantes.Qu'as-tu fait au loin? Je te crois,Que tu sois vraie ou que tu mentes.Tes seins berceurs comme la mer,Comme la mer calme et traîtresse,M'endorment... Plus de doute amer!Car j'ai retrouvé ma maîtresse.
Envoi
À toi, merci! chemin de fer,J'étais seul; mais un soir d'ivresse,Tu m'as tiré de cet enfer,Car j'ai retrouvé ma maîtresse.
III
Feuilles, tombez sous la fureur du ventEt sous la pluie atroce de novembre.Toute splendeur, à la fin, se démembre.L'eau, trouble, perd son reflet décevant.Ainsi s'en va tout mon bonheur d'avant.Les doux retraits de mon âme charméeSont dénudés, sans oiseaux. L'avenirEt mes projets, forte et brillante armée,Sont en déroute à ton seul souvenir,Ô ma maîtresse absolument aimée!
J'ai tant vécu dans ton charme énervant,Comme nourri de gâteaux de gingembre,Comme enivré de vétyver et d'ambre!Et, rassuré, je m'endormais souventSur tes beaux seins, tiède ivoire vivant.Moi, j'aurais cru ta voix accoutumée;Le sort brutal voulut la démentir.Car il mentait ton long regard d'almée!...Mais je n'ai pas, certes, de repentir,Ô ma maîtresse absolument aimée!
Et maintenant, seul comme en un couvent,J'attends en vain le sommeil dans ma chambre,Ta silhouette adorable se cambreDans ma mémoire. Et je deviens savantÀ m'enivrer des drogues du Levant,Que ma ferveur soit louée ou blâmée,Je veux t'aimer, n'ayant meilleur loisir.Tu resteras en moi comme un camée,Comme un parfum chaud qui ne peut moisir,Ô ma maîtresse absolument aimée!
Envoi
Monde jaloux de ma vie embaumée,Enfer d'engrais, de charbon et de cuir,Je hais tes biens promis, sale fumée!...Pour ne penser qu'à toi, toujours, où fuir,Ô ma maîtresse absolument aimée?
―――――
Profanation
Je n'ai pas d'ami,Ma maîtresse est morte.Ce n'est qu'à demiQue je le supporte.
Peut-on vivre seul?Mon désir qui dureRetrousse un linceulPlein de pourriture.
Comme elle a blêmiSa chair fière et forteSur qui j'ai dormi!Partons sans escorte!
Pire qu'un aïeul,Sans broncher j'endureL'odeur du tilleulLes bruits de ramure.
Musc, myrrhe, élémi,Chants de toute sorte,Je m'endors parmiVotre âcre cohorte.
Je puis vivre seul,Car j'ai la peau dure.Recouvre, linceul,Cette pourriture.
―――――
Berceuse
Au comte de Trévelec
Endormons-nous, petit chat noir.Voici que j'ai mis l'éteignoirSur la chandelle.Tu vas penser à des oiseauxSous bois, à de félins museaux...Moi rêver d'Elle.
Nous n'avons pas pris de café,Et, dans notre lit bien chauffé(Qui veille pleure.)Nous dormirons, pattes dans bras.Pendant que tu ronronneras,J'oublierai l'heure.
Sous tes yeux fins, appesantis,Reluiront les oaristysDe la gouttière.Comme chaque nuit, je croiraiLa voir, qui froide a déchiréMa vie entière.
Et ton cauchemar sur les toitsTe dira l'horreur d'être troisDans une idylle.Je subirai les yeux railleursDe son faux cousin, et ses pleursDe crocodile.
Si tu t'éveilles en sursautGriffé, mordu, tombant du hautDu toit, moi-mêmeJe mourrai sous le coup félonD'une épée au bout du bras longDu fat qu'elle aime.
Puis, hors du lit, au matin gris,Nous chercherons, toi, des sourisMoi, des liquidesQui nous fassent oublier tout,Car, au fond, l'homme et le matouSont bien stupides.
―――――
La Blessée
À ma mère
La blessée est contre un coussinTrempé du sang de la blessureQu'elle porte au-dessous du sein.Qu'elle est blanche! Le médecinN'a pas un seul mot qui rassure.Ceux qui l'aiment, disent: «Ce soir,Sera-t-elle vivante ou morte?»Les pauvres dont elle est l'espoirRegardent au trou de la porte.
Ô France, ainsi tes jours joyeuxAvaient fui dans la nuit profonde.Ainsi nous avons cru tes yeuxÀ jamais fermés pour le monde.
La blessée est sauvée et dortDans son lit blanc, tout amaigrie.Elle a frôlé de près la mort;On lui défend de parler fort,On craint même qu'elle ne rie.Mais dehors un vent attiédiVerdit déjà les noires cimes.Comme elle s'ennuie, à midi,Des tisanes et des régimes!
Ô France, ainsi tes jours joyeuxAvaient fui dans la nuit profonde;Mais l'aube renaît et tes yeuxSe sont entrouverts sur le monde.
La blessée enfin ce matinA trompé sa garde-malade.Elle part d'un pas incertain.Elle a voulu sentir le thymDans ce sentier qu'elle escalade.Ses bras ne sont plus si fluets.Elle est plus forte. «Oh! la prairie!»Elle cueille et met des bleuetsDans ses cheveux. Elle est guérie!
Ô France, ainsi tes jours joyeuxAvaient fui dans la nuit profonde.Mais, voici le soleil! Tes yeuxRestent grands ouverts sur le monde.
―――――
Trois quatrains
À Madame M.
Au milieu du sang, au milieu du feu,Votre âme limpide, ainsi qu'un ciel bleu,Répand sa rosée en fraîches parolesSur nos coeurs troublés, mourantes corolles.
Et nous oublions, à vos clairs regards,L'incendie et ses rouges étendardsFlottant dans la nuit. Votre voix perléeCouvre le canon sombre et la mêlée.
Vous nous faites voir, fier ange de paix,Que l'horreur n'est pas sur terre à jamais,Et qu'il nous faut croire au bon vent qu'apporteL'avenir, que la grâce n'est pas morte.
―――――
Aquarelle
À Henry Cros
Au bord du chemin, contre un églantier,Suivant du regard le beau cavalierQui vient de partir, Elle se repose,Fille de seize ans, rose, en robe rose.
Et l'Autre est debout, fringante. En ses yeuxBrillent les éclairs d'un rêve orgueilleux...Diane mondaine à la fière allure,Corps souple, front blanc, noire chevelure.
Tandis que sa blonde amie en rêvantÉcoute les sons qu'apporte le vent,Bruits sourds de galop, sons lointains de trompe,
Diane se dit: «Rosette se trompe.Quand Il est parti tout pâle d'émoi,Son dernier regard n'était que pour moi.»
―――――
Six tercets
À Degas
Les cheveux plantureux et blonds, bourrés de crin,Se redressent altiers: deux touffes latéralesSe collent sur le front en moqueuses spirales.
Aigues-marines, dans le transparent écrinDes paupières, les yeux qu'un clair fluide baigneOnt un voluptueux regard qui me dédaigne.
Tout me nargue: les fins sourcils, arcs indomptés,Le nez au flair savant, la langue purpurineQui s'allonge jusqu'à chatouiller la narine,
Et le menton pointu, signe des volontésImplacables, et puis cette irritante moucheSise au-dessous du nez et tout près de la bouche.
Mais, au bout du menton rose où vient se poserUn doigt mignon, dans cette attitude songeuse,Énigmatiquement la fossette se creuse.
Je prends, à la faveur de ce calme, un baiserSur les flocons dont la nuque fine est couverte,En prix de ce croquis rimé d'après vous, Berthe.
―――――
Trois quatrains
Le casque de velours, qui de plumes s'égaie,Rabat sur les sourcils les boucles, frondaisonD'or frisé. Les yeux froids, prêts à la trahison,Dardent leurs traits d'acier sous cette blonde haie.
Et l'oreille mignonne écoute gravementCe qu'on dit du profil. Pleine et rose la joueS'émeut aux madrigaux. La bouche fait la moue,Mais le petit nez fier n'a pas un mouvement.
Et puis le cou puissant dont la blancheur étonne,Fait rêver aux blancheurs opulentes du sein.Voici le fond qu'il faut au lumineux dessin:Un matin rose, avec arbres rouillés, l'automne.
―――――
Bonne fortune
À Théodore de Banville
Tête penchée,il battu,Ainsi couchéeQu'attends-tu?
Sein qui tressaille,Pleurs nerveux,Fauve broussailleDe cheveux,
Frissons de cygnesSur tes flancs,Voilà des signesTrop parlants.
Tu n'es que folleDe ton corps.Ton âme voleAu dehors.
Qu'un autre vienne,Tu ferasLa même chaîneDe tes bras.
Je hais le doute,Et, plus fier,Je te veux toute,Âme et chair.
C'est moi (pas l'autre!)Qui t'étreinsEt qui me vautreSur tes seins.
Connais, panthère,Ton vainqueurOu je fais taireTa langueur.
Attache et sangleTon esprit,Ou je t'étrangleDans ton lit.
―――――
Paroles perdues
À Stéphane Mallarmé
Après le bain, la chambrièreVous coiffe. Le peignoir ruchéTombe un peu. Vous écoutez, fière,Les madrigaux de la psyché.
Mais la psyché pourtant, Madame,Vous dit: «Ce corps vainement beau,Caduc abri d'un semblant d'âmeNe peut éviter le tombeau.
«Alors cette masse charnelleQuittera les os, et les versFourmillant en chaque prunelleY mettront de vagues éclairs.
«Plus de blanc, mais la terre bruneSur la face osseuse. Le soir,Plus de lustres flambants: La lune.»C'est ce que dit votre miroir.
Vous écoutez sa prophétieD'un air bestialement fier.Car la femme ne se souciePas plus de demain que d'hier. |