Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1879
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VINGT SONNETS
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Sonnet astronomique
Alors que finissait la journée estivale,Nous marchions, toi pendue à mon bras, moi rêvantÀ ces mondes lointains dont je parle souvent.Aussi regardais-tu chaque étoile en rivale.
Au retour, à l'endroit où la côte dévale,Tes genoux ont fléchi sous le charme énervantDe la soirée et des senteurs qu'avait le vent.Vénus, dans l'ouest doré, se baignait triomphale.
Puis, las d'amour, levant les yeux languissamment,Nous avons eu tous deux un long tressaillementSous la sérénité du rayon planétaire.
Sans doute, à cet instant deux amants, dans Vénus,Arrêtés en des bois aux parfums inconnus,Ont, entre deux baisers, regardé notre terre.
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Sonnet madrigal
J'ai voulu des jardins pleins de roses fleuries,J'ai rêvé de l'Éden aux vivantes féeries,De lacs bleus, d'horizons aux tons de pierreries;Mais je ne veux plus rien; il suffit que tu ries.
Car, roses et muguets, tes lèvres et tes dentsPlus que l'Éden, sont but de désirs imprudents,Et tes yeux sont des lacs de saphirs, et dedansS'ouvrent des horizons sans fin, des cieux ardents.
Corps musqués sous la gaze où l'or lamé s'étale,Nefs, haschisch... j'ai rêvé l'ivresse orientale,Et mon rêve s'incarne en ta beauté fatale.
Car, plus encor qu'en mes plus fantastiques voeux,J'ai trouvé de parfums dans l'or de tes cheveux,D'ivresse à m'entourer de tes beaux bras nerveux.
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Soir éternel
Dans le parc, les oiseaux se querellent entre eux.Après la promenade en de sombres allées,On rentre; on mange ensemble, et tant de voix mêléesN'empêchent pas les doux regards, furtifs, heureux.
Et la chambre drapée en tulle vaporeuxRose de la lueur des veilleuses voilées,Où ne sonnent jamais les heures désolées!...Parfums persuadeurs qui montent du lit creux!...
Elle vient, et se livre à mes bras, toute fraîcheD'avoir senti passer l'air solennel du soirSur son corps opulent, sous les plis du peignoir.
À bas peignoir! Le lit embaume. Ô fleur de pêcheDes épaules, des seins frissonnants et peureux!...Dans le parc les oiseaux se font l'amour entre eux.
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Sonnet
À Madame Fanny A. P.
Pour le surnaturel éclat des cheveux blonds,Pour la neige du cou, l'aurore de la bouche,Je rêve une peinture où, frêle, chaque toucheSoit un sourire, prix d'efforts fervents et longs.
Le fond, ciel de septembre où le soleil se couche,Serait de saphirs bleus, de rubis vermillons.Ma palette serait l'aile des papillonsEt mes pinceaux des brins de huppe d'oiseau mouche.
Je graverais d'abord avec un diamant,En traits fins, le sourcil, l'oeil, la joue et l'oreille,Conque rose écoutant mes vers malignement.
Puis la poussière d'or et de nacre, pareilleAux éclairs de l'émail, au velours du pastel,Teinterait ce portrait, pâle auprès du réel.
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Conseil
Quand sur vos cheveux blonds, et fauves au soleil,Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,Je pense au tigre dont le pelage est pareil:Fond roux, rayé de noir, splendeur de l'épouvante.
Quand le rire fait luire, au calice vermeilDe vos lèvres, l'éclair de nacre inquiétante,Quand s'émeut votre joue en feu, c'est un réveilDe tigre: miaulements, dents blanches, mort qui tente.
Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,Quoique plus belle, enfin vous ressemblez toujoursÀ celui que parfois votre bouche dénigre.
D'ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois?On ne peut pas savoir qui l'on rencontre au bois:Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre.
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Révolte
Absurde et ridicule à force d'être rose,À force d'être blanche, à force de cheveuxBlonds, ondés, crêpelés, à force d'avoir bleusLes yeux, saphirs trop vains de leur métempsycose.
Absurde, puisqu'on n'en peut pas parler en prose,Ridicule, puisqu'on n'en a jamais vu deux,Sauf, peut-être, dans des keepsakes nuageux...Dépasser le réel ainsi, c'est de la pose.
C'en est même obsédant, puisque le vert des boisPrend un ton d'émeraude impossible en peintureS'il sert de fond à ces cheveux contre nature.
Et ces blancheurs de peau sont cause quelquefoisQu'on perdrait tout respect des blancheurs que le riteClassique admet: les lys, la neige. Ça m'irrite!
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Sonnet
À Madame de M.
Ignorante ou plutôt dédaigneuse des mauxEt des perversités, vous sachant hors d'atteinte,Vous traversez la vie en aimant sans contrainte,Donnant de votre charme aux faits les plus normaux.
J'ai comme un souvenir vague, en de vieux émauxD'un portrait lumineux de reine ou bien de sainteÀ la grâce élancée, où je vous trouvais peinteMieux que je ne ferais en alignant des mots.
Comme la sainte, vous avez le don de plaireSans recherche fiévreuse; aussi votre âme claireAux ouragans mondains ne se troublera pas.
Et vous avez encor, comme dans cette image,Le fin et long aspect des reines moyen âgeDont un peuple naïf et doux baisait les pas.
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Sonnet
À Madame S. C.
Bien que Parisienne en tous points, vous avezConservé dans votre être un parfum bucolique,Legs immatériel des poëmes rêvésPar votre mère; ainsi votre forme s'explique.
En effet, votre voix a des sons dérivésDu parler berrichon lent et mélancolique,Et tous vos mouvements, que j'ai bien observés,Me font penser à Ruth, la glaneuse biblique.
De vous s'échappe un vague arome de foins mûrs.Comme ceux des lézards qui dorment sur les murs,Vos yeux pleins de soleil sont prêts à toute alerte,
Et, par bonté pour ceux que ces yeux ont touchés,Sous des aspects mondains et roués, vous cachezQue vous n'aimez au fond que la campagne verte.
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Sonnet
À Madame S. de F.
À travers la forêt des spontanéités,Écartant les taillis, courant par les clairières,Et cherchant dans l'émoi des soifs aventurièresL'oubli des paradis pour un instant quittés,
Inquiète, cheveux flottants, yeux agités,Vous allez et cueillez des plantes singulières,Pour parfumer l'air fade et pour cacher les pierresDe la prison terrestre où nous sommes jetés.
Et puis, quand vous avez groupé les fleurs coupées,Vous vous ressouvenez de l'idéal lointain,Et leur éclat, devant ce souvenir, s'éteint.
Alors l'ennui vous prend. Vos mains inoccupéesBrisent les pâles fleurs et les jettent au vent.Et vous recommencez ainsi, le jour suivant.
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Scène d'atelier
À Édouard Manet
Sachant qu'Elle est futile, et pour surprendre à l'aiseSes poses, vous parliez des théâtres, des soirsJoyeux, de vous, marin, stoppant près des comptoirs,De la mer bleue et lourde attaquant la falaise.
Autour du cou, papier d'un bouquet, cette fraise,Ce velours entourant les souples nonchaloirs,Ces boucles sur le front, hiéroglyphes noirs,Ces yeux dont vos récits calmaient l'ardeur mauvaise,
Ces traits, cet abandon opulent et ces tons(Vous en étiez, je crois, au club des Mirlitons)Ont passé sur la toile en quelques coups de brosse.
Et la Parisienne, à regret, du sofaSe soulevant, dit: «C'est charmant!» puis étouffaCe soupir: «Il ne m'a pas faite assez féroce!»
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Sonnet
À Mademoiselle Nelsy de S.
Je crois que Mantegna vous a faite en peintureDroite dans le gazon rare et les arbres fins,Au bord d'une mer bleue, où, civils, des dauphinsEscortent des vaisseaux à la basse mâture.
Vous menez, garrottés d'une rouge ceinture,Des amours; sans souci de leurs pleurs vrais ou feintsVous rêvez des projets dont nul ne sait les fins,Laissant vos cheveux d'or flotter à l'aventure.
Ou, prêtresse venue avec les chefs normands,C'était vous qui rendiez dociles et dormants,Par vos chansons, les flots insoumis de la Seine.
Échappée à d'anciens tableaux, d'anciens romans,Ainsi, votre beauté m'étonne sur la scèneDu monde de nos jours, pauvre en enchantements.
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Don Juan
À Antoine Cros
Au bord d'un étang bleu dont l'eau se rideSous le vent discret d'une nuit d'été,Parmi les jasmins, foulant l'herbe humideAvez-vous jamais, rêveur, écouté
La voix de la vierge émue et timideQui furtive, un soir, pour vous a quittéLe foyer ami – depuis froid et vide –Où, les parents morts, plus rien n'est resté?
Parfum de poison, volupté cruelleD'avoir arraché du sol ce lys frêleEt d'avoir hâté l'oeuvre des tombeaux...
Ô destruction de quels âpres charmesEs-tu donc parée? Et, voilés de larmes,Pourquoi les yeux clairs en sont-ils plus beaux?
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Sonnet
J'ai bâti dans ma fantaisieUn théâtre aux décors divers:– Magiques palais, grands bois verts –Pour y jouer ma poésie.
Un peu trop au hasard choisie,La jeune-première à l'enversRécite quelquefois mes vers.Faute de mieux je m'extasie.
Et je déclame avec tant d'artQu'on me croirait pris à son fard,Au fard que je lui mets moi-même.
Non. Sous le faux air virginalJe vois l'être inepte et vénal,Mais c'est le rôle seul que j'aime.
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Morale
Pour le tombeau de Théophile Gautier
Orner le monde avec son corps, avec son âme,Être aussi beau qu'on peut dans nos sombres milieux,Dire haut ce qu'on rêve et qu'on aime le mieux,C'est le devoir, pour tout homme et pour toute femme.
Les gens déshérités du ciel, qui n'ont ni flammeSous le front, ni rayons attirants dans les yeux,S'effarant de tes bonds, lion insoucieux,T'en voulaient. Mais le vent moqueur a pris leur blâme.
La splendeur de ta vie et tes vers scintillantsTe défendent, ainsi que les treize volantsGardent rose, dans leurs froufrous, ta Moribonde.
Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t'auront luVous vivrez. C'est le prix de quiconque a vouluAvec son corps, avec son âme orner le monde.
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Avenir
Les coquelicots noirs et les bleuets fanésDans le foin capiteux qui réjouit l'étable,La lettre jaunie où mon aïeul respectableÀ mon aïeule fit des serments surannés,
La tabatière où mon grand-oncle a mis le nez,Le trictrac incrusté sur la petite tableMe ravissent. Ainsi dans un temps supputableMes vers vous raviront, vous qui n'êtes pas nés.
Or, je suis très vivant. Le vent qui vient m'envoieUne odeur d'aubépine en fleur et de lilas,Le bruit de mes baisers couvre le bruit des glas.
Ô lecteurs à venir, qui vivez dans la joieDes seize ans, des lilas et des premiers baisers,Vos amours font jouir mes os décomposés.
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Memento
À Michel Eudes
Les êtres trépignants, amoureux de l'utile,Passent le temps fuyard à des combinaisonsD'actions au porteur, de canaux, de maisonsDe commerce, où leur sens s'éteint ou se mutile.
D'autres ont ici-bas un but aussi futile,Fabriquant des tableaux, des vers, des oraisons,Cela, pour que leur nom, durant quelques saisons,Près des noms des chevaux vainqueurs au turf, rutile.
Vous avez pris la vie autrement. Vous pensezQue l'agitation incessante, illusoire,N'est pas oeuvre de dieu, mais rôle d'infusoire.
À rire en plein soleil croyez bien dépensésLes lugubres instants d'un monde provisoire,Et n'enlaidissez pas comme les gens sensés.
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Tsigane
Dans la course effarée et sans but de ma vieDédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,J'ai franchi d'âpres monts, d'insidieux vallons.Ma trace avant longtemps n'y sera pas suivie.
Sur le haut des sommets que nul prudent n'envie,Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blondsMe parlent des pays trop tôt quittés. Allons,Vite! vite! en avant. L'inconnu m'y convie.
Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.La musique entendue en de limpides soirsRésonne dans ma tête au rythme de l'allure.
Le matin, je m'éveille aux grelots du départ,En route! Un vent nouveau baigne ma chevelure,Et je vais, fier de n'être attendu nulle part.
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Délabrement
Comme un appartement vide aux sales plafonds,Aux murs nus, écorchés par les clous des peintures,D'où sont déménagés les meubles, les tentures,Où le sol est jonché de paille et de chiffons,
Ainsi, dévasté par les destins, noirs bouffons,Mon esprit s'est rempli d'échos, de clartés dures.Les tableaux, rêves bleus et douces aventures,N'ont laissé que leur trace écrite en trous profonds.
Que la pluie et le vent par la fenêtre ouverteCouvrent de moisissure âcre et de mousse verteTous ces débris, horreur des souvenirs aimés!
Qu'en ce délabrement, une nouvelle hôtesseNe revienne jamais traîner avec paresse,Sur de nouveaux tapis, ses peignoirs parfumés!
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Sonnet métaphysique
Dans ces cycles, si grands que l'âme s'en effraie,L'impulsion première en mouvements voulusS'exerce. Mais plus loin la Loi ne règne plus:La nébuleuse est, comme au hasard, déchirée.
Le monde contingent où notre âme se fraiePéniblement la route au pays des élus,Comme au-delà du ciel ces tourbillons velusS'agite discordant dans la valse sacrée.
Et puis en pénétrant dans le cycle suivant,Monde que n'atteint pas la loupe du savant,Toute-puissante on voit régner la Loi première.
Et sous le front qu'en vain bat la grêle et le vent,Les mondes de l'idée échangeant leur lumièreTournent équilibrés dans un rythme vivant.
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Heures sereines
À Victor Meunier
J'ai pénétré bien des mystèresDont les humains sont ébahis:Grimoires de tous les pays,Êtres et lois élémentaires.
Les mots morts, les nombres austèresLaissaient mes espoirs engourdis;L'amour m'ouvrit ses paradisEt l'étreinte de ses panthères.
Le pouvoir magique à mes mainsSe dérobe encore. Aux jasminsLes chardons ont mêlé leurs haines.
Je n'en pleure pas; car le BeauQue je rêve, avant le tombeau,M'aura fait des heures sereines. |