Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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VIII.La Revanche de Jonas.
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Ainsi parla milord Macabiou, à la satisfaction générale. Trois salves d'applaudissements, auxquels Pornichet, malgré sa deconfiture, ne put s'empêcher de joindre les siens, couronnèrent ce joli morceau; bien que la joute fût à peine ouverte, il y eut dans l'auditoire comme un soupçon que le sucre d'orge était déjà gagné. Cette histoire d'ours avait achevé de les mettre en belle humeur, [94] toutes les langues se délièrent, et les récits les plus étranges se succédèrent sans interruption. Le foyer qui jetait encore de vives lueurs, ces enfants groupés à l'entour dans des attitudes diverses, les uns debout, les autres assis sur les brisants, tous attentifs à la voix du conteur, l'îlot que la mer, en se retirant, avait laissé complétement à nu, les flaques d'eau où se miraient les étoiles du ciel, le grand roc dont la masse irrégulière et sombre s'éclairait çà et là des reflets ardents du brasier, les mouettes qui battaient des ailes au-dessus de sa tête chenue, et, pour cadre au tableau, les flots apaisés et lointains, tout cela composait une scène à la fois bizarre et charmante, et qui aurait pu tenter le pinceau d'un van der Neer ou d'un Isaac van Ostade. [95]Tout ce qui fut dit pendant le cours de cette veillée pittoresque, je ne puis le redire; un volume n'y suffirait pas. Tous ces récits sé ressemblaient au fond: toujours un ingénieux matelot jeté par aventure dans des situations impossibles, et qui s'en tirait à sa gloire! Le bisaïeul de Jambonneau se baignait un jour dans le canal de Mozambique. Pris entre deux requins qui s'avançaient sur lui la gueule ouverte, ce diable d'homme avait trouvé moyen de les exciter l'un contre l'autre et de les amener à se dévorer réciproquement: il n'en était resté que les nageoires caudales, recueillies avec soin et conservées comme un trophée dans la famille des Jambonneau. Le grand-papa du petit Guillemin avait fait mieux encore: il venait de harponner une baleine, quand son embarcation, fouettée par [96] un coup de queue, chavira. Tombé à la mer, il put ressaisir la corde du harpon que la baleine emportait avec elle, et lorsque celle-ci, après avoir plongé, reparut à fleur de vague, il lui monta sans façon sur le dos et s'établit là comme sur le pont d'un navire. Il fit ainsi plus de douze cents lieues, buvant la pluie que lui versaient les nuages, et se taillant dans sa monture quelques tranches de filet lardacé qui apaisaient sa faim à l'heure du dîner. Quand la baleine plongeait, il lui rendait la bride et se faisait traîner à la remorque: il reprenait son poste dès qu'elle émergeait comme une plate-forme à la surface de l'Océan. Au bout d'une semaine d'exercices, il était parvenu à la dresser et à la gouverner, grâce au dard qu'elle avait dans le flanc, et, bref, un matin, après bien des [97] péripéties, debout et fièrement campé sur l'échine du gigantesque cétacé qui lançait des gerbes d'eau par ses évents, il entra dans la rade de Brest, au grand ébahissement des indigènes qui assistaient pour la première fois à un semblable spectacle: c'était la contre-partie et la revanche de Jonas. Quoique entachée d'un peu d'invraisemblance, cette histoire, très-gentiment débitée d'ailleurs, intéressa vivement l'assemblée, et la baleine du petit Guillemin mit en échec les ours de Macabiou.
Quand ce fut son tour de parler, Marc raconta Robinson dans son île, et, il faut bien l'avouer, notre petit ami n'obtint qu'un médiocre succès. Après les épices dont ils venaient de se régaler mutuellement, Robinson Crusoé avec son perroquet, son parasol et son bonnet de peau de [98] bique, leur fit l'effet d'une panade. Vendredi lui-même n'éveilla qu'une piètre curiosité. L'histoire que Marc n'avait pu qu'ébaucher, tu la liras un jour, mon cher Paul, telle qu'elle est racontée dans un livre immortel, délice de l'enfance, enseignement de tous les âges, rare bienfait de l'esprit humain. Ce livre sans ornement, sans apprêt, je dirais presque sans littérature, et qui n'a d'autre charme que le premier de tous, le charme de la vérité, tu le liras d'abord pour ton amusement, et tu le reliras plus tard pour les instructions qu'il renferme. Il est l'ami de toutes les saisons. Enchantement de nos jeunes années, il serait au besoin notre conseil et notre guide à travers les épreuves inséparables de la vie. Il nous apprend en même temps le courage, la résignation et la foi dans la Providence; [99] il nous montre toutes les ressources de l'homme jeté seul dans la création, ses facultés se développant dans une situation désespérée, et comment l'âme, rendue à elle-même en présence de la nature, remonte nécessairement à Dieu. Les saints livres exceptés, je n'en connais pas un qui contienne plus de force consolatrice, qui respire une philosophie plus humaine et plus religieuse, une morale plus simple, plus familière et plus élevée. Étrange destinée que celle de l'auteur de ce livre! Ce qu'il était, qui songe à le savoir? Qui songe même à se demander s'il a existé? Il a disparu dans la gloire de son oeuvre. Que les enfants sachent du moins son nom, et que ce nom reste à jamais béni dans leur mémoire: il s'appelait Daniel de Foë. Comme la plupart des hommes qui ont travaillé [100] pour le bonheur de leurs semblables, il mourut dans l'abandon, après avoir vécu malheureux et persécuté.Le carrousel touchait à sa fin. Tous ou presque tous, ils avaient disputé le prix, et, quoique balancé un instant par le succès de la baleine, le triomphe des ours semblait assuré. Macabiou, je le dis à regret, ne montrait pas l'attitude modeste qui sied aux vainqueurs. Macabiou se voyait déjà possesseur de douze bâtons de sucre d'orge précieusement emmaillottés dans un morceau de papier gris, déjà l'eau sucrée lui venait à la bouche, déjà il se pourléchait les babines, quand le capitaine Legoff, qui s'était borné jusque-là au rôle de juge du camp, descendit à son tour dans la lice.Il toussa trois fois, moins pour [101] assurer le timbre de sa voix que pour inviter l'assemblée au silence.Un murmure flatteur courut dans tous les rangs.«Écoutons! écoutons!»Macabiou seul pâlit et frissonna. |