Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
|
|
___________________________________________________________
|
|
[77] |
VII.Histoire des ours.
――――――
Les heures s'écoulaient, les planches ne donnaient plus de flamme, et, rangés autour du brasier, ils soupiraient encore après le bâtiment qui devait les recueillir à son bord. L'espèce de fièvre qui s'était emparée d'eux tous venait de s'éteindre, elle aussi, faute d'aliments, et ils étaient tombés peu à peu dans cet état de prostration et de marasme qui succède fatalement à toutes les grandes crises. [78] Ils en sortirent par un nouvel accès de désespoir. La perspective même de leur retour au Pouliguen, en admettant qu'il leur fût donné d'y rentrer, les remplissait de trouble et d'effroi. S'ils ne pensaient pas sans remords aux angoisses de leurs familles, ils ne pensaient pas non plus sans terreur à la réception qui les attendait. Marc ne se montrait ni plus fier ni plus rassuré que les autres. Il se représentait sa mère désolée, courant éperdue sur la plage. Il savait qu'elle était la plus tendre des mères, et la conscience du mal qu'il avait fait lui déchirait le coeur; il savait aussi qu'elle était sévère au besoin, et Marc se sentait trop coupable pour pouvoir compter sur beaucoup d'indulgence. Ainsi, de quelque côté que chacun se tournât, ce n'était pour tous que motifs à lamentations. Ils revoyaient, [79] comme dans un mirage, l'intérieur paisible où ils étaient nés, le foyer qu'égayaient les causeries du soir, la table où ils s'asseyaient aux heures des repas, le lit où ils dormaient si doucement sous leurs courtines de serge verte. Ils appréciaient pour la première fois les biens, les joies faciles qu'ils avaient perdus par leur faute, ils reconnaissaient quels heureux enfants ils avaient été jusque-là, combien leurs parents étaient bons pour eux et les aimaient, et les pauvres petits pleuraient à chaudes larmes. Ils n'étaient déjà que trop punis, et pourtant leur châtiment commençait à peine.Ce fut encore Legoff qui les réconforta.«Ah çà, s'écria-t-il, est-ce que vous n'aurez pas bientôt fini de me piauler ainsi aux oreilles? Vous êtes bien ici. Vous avez les pieds chauds, [80] la tête fraîche et le ventre libre. Que vous manque-t-il? De quoi vous plaignez vous? Aurait-on négligé, par hasard, de bassiner les draps à monsieur le baron de Mascaret? Monsieur le vicomte de Jambonneau attendrait-il après son édredon? On a peut-être égaré les pantoufles et la robe de chambre à milord Macabiou? Je ne m'en consolerais pas. Qui m'a donné des loups de mer pareils? Vous allez voir plus de vingt bâtiments se disputer l'avantage de vous ramener au Pouliguen; vous n'aurez que l'embarras du choix. Quant à la réception qu'on nous prépare, je ne vous garantis pas qu'il y aura des mâts de cocagne sur le port et des étalages de pain d'épice tout le long du quai. Il est même possible que notre ingrate patrie pousse la ladrerie jusqu'à faire l'économie d'un feu d'artifice. En revanche, [81] je crois pouvoir affirmer que ceux d'entre vous qui aiment les claques n'auront point sujet d'être mécontents. Vous en serez quittes pour quelques calottes, tandis que moi, je payerai pour tous et serai battu comme plâtre. Quand je pense que c'est la barque à papa qui a l'honneur en ce moment de nous servir de calorifère, j'en ai froid dans le dos! A chaque heure suffit sa peine: nous verrons plus tard à nous débrouiller. Mouchez-vous, et plutôt que de geindre comme des sans-coeur, tâchons de nous distraire et de nous divertir un peu.– Oui, dit Jambonneau, faisons une partie de billes.– Ou de tonneau, dit Pornichet.– Ou de bouchon, dit Macabiou.– Si c'était égal à l'honorable société, dit le petit Guillemin, je demanderais [82] qu'on fît tout simplement une partie de macarons.– Moi, je demande à m'en aller, tout simplement, dit Mascaret.– Mieux que cela, reprit Legoff, mettons-nous à raconter des histoires. Il n'est pas un de nous qui n'en sache au moins deux ou trois. Rien ne vaut pour l'agrément une jolie histoire racontée entre amis. Que chacun dise la sienne, et celui qui, de l'avis de tous, aura dit la plus amusante, les autres lui payeront du sucre d'orge, dimanche prochain, au bourg de Batz, après la sortie de la messe.»Age heureux! il n'en fallait pas davantage pour changer le cours de leurs idées et les arracher à leurs réflexions. Ce fut comme un coup de vent qui nettoie le ciel et dissipe les nuées. Il n'y eut qu'un cri: Racontons des histoires! Ils en avaient tous quelques-unes [83] au fond de leur sac, toutes plus ou moins vraies, plus ou moins vraisemblables, de ces histoires que les marins rapportent des pays lointains, qui passent dans les familles à l'état de légendes, et que chaque génération transmet à celle qui la suit, revues, corrigées, et surtout considérablement augmentées.La lice était ouverte, tous brûlaient d'y entrer; ce tournoi, dont quelques bâtons de sucre d'orge devaient être le prix, enflammait les imaginations, allumait bien des convoitises.«Commence, Pornichet, dit Legoff; je devine, à ton air guilleret, qu'il y a quelque chose de gentil qui frétille au bout de ta langue.– Oui, s'écria Pornichet se précipitant dans l'arène avec l'impétuosité et l'étourderie d'un hanneton, nous allons rire! Je vas vous raconter le [84] radeau de la Méduse, et comment mon grand-père…»Il n'alla pas plus loin, une tempête d'imprécations l'arrêta court et le jeta sur le carreau.«Pornichet, dit Legoff d'un ton magistral, on ne sert point de semblables histoires à des gens qui n'ont pas dîné et qui se trouvent dans notre position. Profite de la leçon, et, quand tu fréquenteras la société, souviens-toi qu'un homme bien appris ne met jamais les pieds dans le plat. Si tu n'as rien de plus folâtre à nous offrir…– Mais il me semble… , répliqua Pornichet montant sur ses ergots.– A un autre! s'écria Legoff.– Oui, oui! s'écrièrent toutes les voix. A bas Pornichet! à la porte!– C'est comme ça? dit Pornichet; je donne ma démission. [85]– On l'accepte, dit Jambonneau.– Allons-nous-en! dit Mascaret.– Qui prend la parole? demanda Legoff.– Moi! s'écria le bouillant Macabiou, bien connu chez tous les épiciers de la commune par son amour désordonné pour les bâtons de sucre d'orge. Je vas vous raconter comme quoi Babolein Macabiou, mon grand-oncle, ne put s'asseoir une seule fois sur son derrière pendant les vingt dernières années de son existence.»Ce début imposant, inattendu et vraiment épique avait excité au plus haut point la curiosité de tout l'auditoire.Après s'être recueilli un instant:«C'est donc pour vous dire, reprit Macabiou, que mon grand-oncle Babolein, maître calfat à bord de la corvette la Muscade, naviguait dans la [86] mer Glaciale, qui est une mer où, comme son nom l'indique, il est plus facile d'attraper l'onglée que des rentes. Un matin la Muscade se réveilla prise dans les glaces. Impossible d'avancer ou de reculer. Impossible de dire: Passez, Muscade! Il ne lui restait plus qu'à hiverner dans la compagnie des phoques et des baleines, en vue du Spitzberg, une contrée pleine d'ours blancs et où les abricots ne mûrissent qu'en espalier. Babolein aimait à s'y livrer à l'étude des simples, qui était, avec la chique et le fil-en-quatre, l'unique passion de sa vie. Un jour qu'il était en train d'herboriser, il se trouva nez à nez avec cinq ours blancs de la plus belle taille, et qui, aussitôt qu'ils l'aperçurent, vinrent, en dodelinant de la tête, se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Mon grand-oncle [87] pensait rêver. Il se disait que c'étaient sans doute quelques ours de sa connaissance; mais il avait beau chercher dans ses relations, il lui semblait bien qu'il les voyait pour la première fois. Les cinq ours l'accompagnèrent poliment jusqu'à bord, et ne s'éloignèrent qu'après qu'il eut monté sur le pont. Le lendemain, il rencontra d'autres ours qui se comportèrent à son égard avec la même honnêteté, et pour lors il ne rentra jamais sans être escorté jusqu'à son bâtiment par une foule d'ours qui le suivaient comme des caniches. Vous pouvez croire que sur la corvette il n'était pas question d'autre chose. On avait fini par reconnaître que le maître calfat tenait de la nature le don de charmer ces animaux et de les apprivoiser à première vue. Le chirurgien du bord, qui avait fait ses classes, [88] expliquait ça par un fluide qu'il traitait de magnétique, et qui, à son dire, sortait de la peau de Babolein pour entrer dans la peau des ours. Quand la débâcle des glaces arriva et que la Muscade put enfin partir, ce fut un coup d'oeil enchanteur. Plus de quinze cents ours lui firent la conduite à la nage, et ils l'auraient suivie comme ça jusqu'à Brest, si mon grand-oncle, dans leur intérêt, ne leur eût conseillé de s'en aller. Ils poussèrent tous un grognement plaintif, ét retournèrent chez eux en gémissant. Babolein luimême se sentait attendri. Il s'était attaché à ces ours et se disait qu'il remplacerait difficilement tant d'amis si fidèles.«Trois ans plus tard, mon grand-oncle se trouvait à Brest. Un soir qu'il se promenait sur le cours d'Ajot en société de matelots tous bons [89] enfants et ne demandant qu'à se divertir, il se mit à leur raconter ce qui lui était arrivé dans la mer Glaciale avec les ours blancs du Spitzberg. Ils riaient tous à se détraquer la mâchoire, et tenaient tout ce que disait le maître calfat pour autant de bourdes et de gausseries. Sur ces entrefaites, vint à passer une espèce de Savoyard qui portait un singe à son bras, et menait à la chaîne un gros ours noir, un ours énorme et tout pelé, muselé avec des courroies. C'était l'affaire de Babolein, qui offrit de parier deux pièces de quarante sous que cet ours allait se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Le pari fut tenu par Claude Chalumeau, qui était, lui aussi, du Pouliguen, et maître calfat à bord du Saumon. Tous ensemble, ils firent tant et si bien, que le Savoyard consentit [90] à ôter la muselière de son ours et à le mettre pour un instant en liberté. Babolein Macabiou s'était planté devant la bête, il la regardait entre les deux yeux et lui lançait son fluide au visage. Il faut croire que ce fluide était éventé ou qu'il n'agissait que sur les ours blancs, car tout à coup l'ours noir, au lieu de se coucher aux pieds de mon grand-oncle, se dressa sur ses pattes de derrière et fit mine de vouloir se jeter sur lui pour le dévorer. A la vue des crocs de ce faux ami, Babolein, obligé de reconnaître la mauvaise qualité de son fluide, jugea qu'il n'était que temps de recourir pour son propre compte à la poudre d'escampette. Il montra les talons, mais, du même coup, il montrait encore autre chose, et ce ne fut pas sans peine qu'on fit lâcher prise à la bête [91] qui venait de le happer par là. Voilà, mes amis, comment il advint que Babolein Macabiou, mon grand-oncle, allégé dans le même jour de deux pièces de quarante sous et de deux autres pièces, passa six semaines sans avoir de quoi chiquer, et le restant de sa vie sans avoir de quoi s'asseoir. Devenu vieux, il se plaisait à raconter cette petite histoire; il ne la racontait que debout, et ne manquait jamais d'ajouter, après la fin de son récit, qu'il ne fallait pas plus se fier aux ours qu'aux hommes.»
|