Jules Laforgue
1860 - 1887
Le Sanglot de la terre
1° LAMASABACKTANI
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TROP TARD(1ère Version)
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Ah que n'ai je vécu dans ces temps d'innocence,Lendemain de l'An mil, où l'on croyait encore!Où Fiesole peignait loin des bruits de FlorenceSes anges délicats souriants sur fond d'or.
Ô cloîtres d'autrefois! Jardins d'âmes pensives,Corridors pleins d'échos, bruits de pas, longs murs blancs,Où la lune le soir découpait des ogives,Où les jours s'écoulaient monotones et lents.
Dans un couvent perdu de la pieuse Ombrie,Ayant aux vanités dit un suprême adieu,Chaste et le front rasé, j'aurais passé ma vieMort à la chair et mort au monde, tout à Dieu!
J'aurais peint d'une main tremblante ces figuresDont l'oeil pur n'a jamais réfléchi que les cieux!Au vélin des missels fleuris d'enluminures,Et mon âme eut été pure comme leurs yeux.
J'aurais brodé la nef de quelque cathédrale,Ses chapelles d'ivoire et ses roses à jour.J'aurais donné mon âme à sa flèche finale,Qu'elle criât vers Dieu tous mes sanglots d'amour!
J'aurais percé ses murs pavoisés d'oriflammes,De ces vitraux d'azur peuplés d'anges ravisQui semblent dans l'encens et les cantiques d'âmesDes portails lumineux s'ouvrant au paradis!
J'aurais constellé d'or de rubis et d'opalesLa châsse où la Madone en habits précieuxTenant un lis d'argent dans ses fines mains pâles,Si douloureusement lève ses regards bleus!
J'aurais aux angélus si doux du crépusculeSenti fondre mon coeur vaguement consoléJ'aurais poussé le soir du fond de ma celluleVers les étoiles d'or un sanglot d'exilé!
Et consumant mes nuits en d'austères penséesPrès d'un crâne terreux riant sur mon cercueil,Frappant mon front brûlant sur les dalles glacées,Sous les clous de la haire écrasant mon orgueil,
Jeûnant et méditant dans ma foi solitaire,J'aurais, brisant mon âme aux élans du saint lieu,Et, macérant la chair qui l'attache á la terre,Avancé chaque jour sa délivrance en Dieu.
Alors, alors, un soir dans le vaste silenceDe ma cellule étroite, á genoux, muet, seul,Sentant, morte á mon corps, que mon âme s'élanceEt veut monter, laissant sa dépouille au linceul,
Entendant éclater les orgues d'allégresse,Et voyant s'enfoncer autour de moi le mur,Et les anges de feu d'où la foule se presse,Gravir vers l'Eternel les escaliers d'azur
Et des anges plus doux que des communiantesEt moi faisant tourner au seuil du firmamentSur leurs gonds de clarté les portes flamboyantes,J'aurai pris mon essor, ivre! - éternellement -
Trop tard, trop tard. Ah oui! croire á l'heure suprêmeQue l'on entre au torrent des extases sans fin,C'eût été tout pour moi! - le bonheur, l'amour même...Pourquoi m'as-tu fait naître dans ce siècle, ô Destin
Certes ce siècle est grand quand on songe á la bêteDe l'âge du silex, cela confond parfoisDe voir ce qu'elle a fait de sa pauvre planèteContre tout, en domptant une à une les Lois.
Le télescope au loin fouille les Nébuleuses,Le microscope atteint l'infiniment petit,Un fil nerveux qui court sous les mers populeuses,Unit deux continents dans l'éclair de l'esprit;
Des peuples de démons qui vivent dans la terre,En extraient le granit, la houille et les métaux,Et des cités de bois monte au ciel un tonnerreDe fourneaux haletants, de sifflets, de marteaux;
Les ballons vont rêver aux solitudes bleues,Un moteur met en branle une usine d'enfer,Les trains et les vapeurs hurlent mangeant les lieues,On perce des tunnels dans les monts, sous la mer.
Nous avons les parfums, les tissus, l'eau-de-vie,Les fusils compliqués, les obusiers ventrus,Les livres, l'art, le gaz, et la photographie,Nous sommes libres, fiers, nous vivons mieux et plus.
Le labarum divin qui brille sur les âmesAu-dessus des cités tend vainement les bras,L'orgueil des temps nouveaux a chassé ses fantômesEt ceux qui croient encor doutent parfois tout bas.Et pourtant nous pleurons! Nous pleurons et la TerreMeurt de se voir seule ainsi par l'lnfini,Et renonçant á tout depuis qu'elle est sans PèreHurle éternellement lamasabacktani!
Ah! l'homme n'a qu'un jour! Que lui font la scienceLa santé, le bien-être et les arts superflus,Si l'au-delà suprême est clos á l'espérance?Qu'a-t-il besoin de vivre, hélas! s'il ne croit plus?
Ne valait-il pas mieux lui laisser l'esclavage,La terreur, l'ignorance, et la peste et la faimSous le ciel bas et lourd du sombre Moyen-AgeAvec l'espoir dernier de l'aurore sans fin!
Ah! Qu'est-ce que la vie et ses douleurs sacréesQuand on est sûr d'entrer après ce mauvais jourDans la grande douceur où, toujours altérées,Les âmes se fondront de douleur et d'amour!
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