Charles Cros
1842 -1888
Le Collier de griffes
posthume 1908
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DOULEURS ET COLÈRES
Vers trouvés sur la berge
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Banalité
L'océan d'argent couvre toutAvec sa marée incrustante.Nous avons rêvé jusqu'au boutLe legs d'un oncle ou d'une tante.
Rien ne vient. Notre cerveau boutDans l'Idéal, feu qui nous tente,Et nous mourons. Restent deboutCeux qui font le cours de la rente.
Etouffé sous les lourds métauxQui brûlèrent toute espérance,Mon coeur fait un bruit de marteaux.
L'or, l'argent, rois d'indifférenceFondus, puis froids, ont recouvertLes muguets et le gazon vert.
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Malgré tout
Je sens la bonne odeur des vaches dans le pré;Bétail, moissons, vraiment la richesse étincelleDans la plaine sans fin, sans fin, où de son aileLa pie a des tracés noirs sur le ciel doré.
Et puis, voici venir, belle toute à mon gré,La fille qui ne sait rien de ce qu'on veut d'elleMais qui est la plus belle en la saison nouvelleEt dont le regard clair est le plus adoré.
Malgré tous les travaux, odeurs vagues, serviles,Loin de la mer, et loin des champs, et loin des villesJe veux l'avoir, je veux, parmi ses cheveux lourds,
Oublier le regard absurde, absurde, infâme,Enfin, enfin je veux me noyer dans toi, femme,Et mourir criminel pour toujours, pour toujours!
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Caresse
Tu m'as pris jeune, simple et beau,Joyeux de l'aurore nouvelle;Mais tu m'as montré le tombeauEt tu m'as mangé la cervelle.
Tu fleurais les meilleurs jasmins,Les roses jalousaient ta joue;Avec tes deux petites mainsTu m'as tout inondé de boue.
Le soleil éclairait mon front,La lune révélait ta forme;Et loin des gloires qui serontJe tombe dans l'abîme énorme.
Enlace-moi bien de tes bras!Que nul ne fasse ta statuePlus près, charmante! Tu mourrasCar je te tue - et je me tue.
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Jeune homme
Oh! me coucher tranquillementPendant des heures infinies!Et j'étais pourtant ton amantLors des abandons que tu nies.
Tu mens trop! Toute femme ment.Jouer avec les ironies,Avec l'oubli froid, c'est charmant.Moi, je baise tes mains bénies.
Je me tais. Je vais dans la nuitDu cimetière calme où luitLa lune sur la terre brune.
Six balles de mon revolverM'enverront sous le gazon vertOublier tes yeux et la lune.
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Indignation
J'aurais bien voulu vivre en doux ermite,Vivre d'un radis et de l'eau qui court.Mais l'art est si long et le temps si court!Je rêve, poignards, poisons, dynamite.
Avoir un chalet en bois de sapin!J'ai de beaux enfants (l'avenir), leur mèreM'aime bien, malgré cette idée amèreQue je ne sais pas gagner notre pain.
Le monde nouveau me voit à sa tête.Si j'étais anglais, chinois, allemand,Ou russe, oh! alors on verrait commentLa France ferait pour moi la coquette.
J'ai tout rêvé, tout dit, dans mon paysJ'ai joué du feu, de l'air, de la lyre.On a pu m'entendre, on a pu me lireEt les gens s'en vont dormir, ébahis…
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Un immense désespoirNoirM'atteintDésormais, je ne pourraisM'égayer au rose et fraisMatin.
Et je tombe dans un trouFou,PourquoiTout ce que j'ai fait d'effortsDans l'Idéal m'a mis horsLa Loi?
Satan, lorsque tu tombasBas,Au moinsTu payais tes voeux cruels,Ton crime avait d'immortelsTémoins.
Moi, je n'ai jamais troublé,Blé,L'espoirQue tu donnes aux semeursCependant, puni, je meursCe soir.
J'ai fait à quelque animalMalAvecUne badine en chemin,Il se vengera demainDu bec.
Il me crèvera les yeuxMieuxQue vousAvec l'épingle à chapeauFemmes, au contact de peauSi doux.
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Aux imbéciles
Quant nous irisonsTous nos horizonsD'émeraudes et de cuivre,Les gens bien assisExempts de soucisNe doivent pas nous poursuivre.
On devient très fin,Mais on meurt de faim,À jouer de la guitare,On n'est emporté,L'hiver ni l'été,Dans le train d'aucune gare.
Le chemin de ferEst vraiment trop cher.Le steamer fendeur de l'ondeEst plus cher encor;Il faut beaucoup d'orPour aller au bout du monde.
Donc, gens bien assis,Exempts de soucis,Méfiez-vous du poète,Qui peut, ayant faim,Vous mettre, à la fin,Quelques balles dans la tête.
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Saint Sébastien
Je suis inutile et je suis nuisible;Ma peau a les tons qu'il faut pour la cible.Valets au pouvoir public attachés,Tirez, tirez donc, honnêtes archers!
La première flèche a blessé mon ventre,La seconde avec férocité m'entreDans la gorge, aussi mon sang précieuxJaillit, rouge clair, au regard des cieux.
Je meurs et là-haut sont dans les platanesDes oiseaux charmeurs. En bas de bons ânesMêlés à des ours, brutes qu'il ne fautJamais occuper des choses d'en haut
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Sonnet
Je sais faire des vers perpétuels. Les hommesSont ravis à ma voix qui dit la vérité.La suprême raison dont j'ai fier, héritéNe se payerait pas avec toutes les sommes.
J'ai tout touché: le feu, les femmes et les pommes;J'ai tout senti: l'hiver, le printemps et l'été;J'ai tout trouvé, nul mur ne m'ayant arrêté.Mais Chance, dis-moi donc de quel nom tu te nommes?
Je me distrais à voir à travers les carreauxDes boutiques, les gants, les truffes et les chèquesOù le bonheur est un suivi de six zéros.
Je m'étonne, valant bien les rois, les évêques,Les colonels et les receveurs générauxDe n'avoir pas de l'eau, du soleil, des pastèques.
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Sonnet
J'ai peur de la femme qui dortSur le canapé, sous la lampe.On dirait un serpent qui mord,Un serpent bien luisant qui rampe.
Je ne suis pas un homme fort,Mais ce soir le sang bat ma tempe.L'amour va bien avec la mort;Mon poignard, essayons ta trempe.
Arrêtons son rêve menteur.Nulle langueur, nulle senteur,Acier, n'empêchera ton oeuvre.
Ô lâcheté! le lendemainJ'aspirais l'odeur de jasminDe ma triomphante couleuvre!
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Le propriétaire
Né dans quelque trou malsainD'Auvergne ou du Limousin,Il bêche d'abord la terre.Humble, sans désir, sans but;C'est le modeste débutDu propriétaire.
Dès que les temps sont plus beauxIl achète des sabotsÀ quarante sous la paireEt part, le coeur plein d'espoirIl n'a pas l'air, à le voir,D'un propriétaire.
D'abord pour gagner son painIl vend des peaux de lapin.Quoique ce commerce altère,Il ne boit pas son argentCar il est intelligent,Le propriétaire.
Si quelque minois moqueurLorgnant sa bourse et son coeurForçait la consigne altière!….Sans escompter le futurIl résiste et reste pur,Le propriétaire.
Son magot d'abord petitTout doucement s'arronditDans le calme et je mystère,Puis, d'accord avec la loi,Son or le fait presque roi,Le propriétaire.
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Insoumission
À Lionel Nunès
Vivre tranquille en sa maison,Vertueux ayant bien raison,Vaut autant boire du poison.
Je ne veux pas de maladie,Ma fierté n'est pas refroidie,J'entends la jeune mélodie.
J'entends le bruit de l'eau qui court,J'entends gronder l'orage lourd,L'art est long et le temps est court.
Tant mieux, puisqu'il y a des pêches,Du vin frais et des filles fraîches,Et l'incendie et ses flammèches.
On naît filles, on naît garçons.On vit en chantant des chansons,On meurt en buvant des boissons.
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Au café
Le rêve est de ne pas dîner,Mais boire, causer, badinerQuand la nuit tombe;Épuisant les apéritifs,On rit des cyprès et des ifsOmbrant la tombe.
Et chacun a toujours raisonDe tout, tandis qu'à la maisonLa soupe fume,On oublie, en mots triomphants,Le rire nouveau des enfantsQui nous parfume.
On traverse, vague semis,Les amis et les ennemisQue l'on évite.Il vaudrait mieux jouer aux dés,Car les mots sont des procédésDont on meurt vite.
Ces gens du café, qui sont-ils?J'ai dans les quarts d'heure subtilsTrouvé des chosesQue jamais ils ne comprendront.Et, dédaigneux, j'orne mon frontAvec des roses. |