Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1873
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ÉCOLE BUISSONIÈRE
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Distrayeuse
À Madame N.
La chambre est pleine de parfums. Sur la table basse, dans des corbeilles, il y a du réséda, du jasmin et toutes sortes de petites fleurs rouges, jaunes et bleues.Blondes émigrantes du pays des longs crépuscules, du pays des rêves, les visions débarquent dans ma fantaisie. Elles y courent, y crient et s'y pressent tant, que je voudrais les en faire sortir.Je prends des feuilles de papier bien blanc et bien lisse, et des plumes couleur d'ambre qui glissent sur le papier avec des cris d'hirondelles. Je veux donner aux visions inquiètes l'abri du rythme et de la rime.Mais voilà que sur le papier blanc et lisse, où glissait ma plume en criant comme une hirondelle sur un lac, tombent des fleurs de réséda, de jasmin et d'autres petites fleurs rouges, jaunes et bleues.C'était Elle, que je n'avais pas vue et qui secouait les bouquets des corbeilles sur la table basse.Mais les visions s'agitaient toujours et voulaient repartir. Alors, oubliant qu'Elle était là, belle et blanche, j'ai soufflé contre les petites fleurs semées sur le papier et je me suis repris à courir après les visions, qui, sous leurs manteaux de voyageuses, ont des ailes traîtresses.J'allais en emprisonner une, – sauvage fille au regard vert, – dans une étroite strophe,Quand Elle est venue s'accouder sur la table basse, à côté de moi, si bien que ses seins irritants caressaient le papier lisse.Le dernier vers de la strophe restait à souder. C'est ainsi qu'Elle m'en a empêché, et que la vision au regard vert s'est enfuie, ne laissant dans la strophe ouverte que son manteau de voyageuse et un peu de la nacre de ses ailes.Oh! la distrayeuse!... J'allais lui donner le baiser qu'elle attendait, quand les visions remuantes, les chères émigrantes aux odeurs lointaines ont reformé leurs danses dans ma fantaisie.Aussi, j'ai oublié encore qu'Elle était là, blanche et nue. J'ai voulu clore l'étroite strophe par le dernier vers, indestructible chaîne d'acier idéal, niellée d'or stellaire, qu'incrustaient les splendeurs des couchants cristallisées dans ma mémoire.Et j'ai un peu écarté de la main ses seins gonflés de désirs irritants, qui masquaient sur le papier lisse la place du dernier vers. Ma plume a repris son vol, en criant comme l'hirondelle qui rase un lac tranquille, avant l'orage.Mais voilà qu'Elle s'est étendue, belle, blanche et nue, sur la table basse, au-dessous des corbeilles, cachant sous son beau corps alangui la feuille entière de papier lisse.Alors les visions se sont envolées toutes bien loin, pour ne plus revenir.Mes yeux, mes lèvres et mes mains se sont perdus dans l'aromatique broussaille de sa nuque, sous l'étreinte obstinée de ses bras et sur ses seins gonflés de désirs.Et je n'ai plus vu que ce beau corps alangui, tiède, blanc et lisse où tombaient, des corbeilles agitées, les résédas, les jasmins et d'autres petites fleurs rouges, jaunes et bleues.
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Le Meuble
Il m'a fallu avoir le regard bien rapide, l'oreille bien fine, l'attention bien aiguisée,Pour découvrir le mystère du meuble, pour pénétrer derrière les perspectives de marqueterie, pour atteindre le monde imaginaire à travers les petites glaces.Mais j'ai enfin entrevu la fête clandestine, j'ai entendu les menuets minuscules, j'ai surpris les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble.On ouvre les battants, on voit comme un salon pour des insectes, on remarque les carrelages blancs, bruns et noirs en perspective exagérée.Une glace au milieu, une glace à droite, une glace à gauche, comme les portes dans les comédies symétriques. En vérité ces glaces sont des portes ouvertes sur l'imaginaire.Mais une solitude évidemment inaccoutumée, une propreté dont on cherche le but en ce salon où il n'y a personne, un luxe sans raison pour un intérieur où ne régnerait que la nuit.On est dupe de cela, on se dit «c'est un meuble et voilà tout», on pense qu'il n'y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté.Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n'ai pas à définir.Pourtant je n'y veux plus mettre de prudence, je me moque de ce qui peut en arriver, je n'ai pas souci des rancunes fantastiques.Quand le meuble est fermé, quand l'oreille des importuns est bouchée par le sommeil ou remplie des bruits extérieurs, quand la pensée des hommes s'appesantit sur quelque objet positif,Alors d'étranges scènes se passent dans le salon du meuble; quelques personnages de taille et d'aspect insolites sortent des petites glaces; certains groupes, éclairés par des lueurs vagues, s'agitent en ces perspectives exagérées.Des profondeurs de la marqueterie, de derrière les colonnades simulées, du fond des couloirs postiches ménagés dans le revers des battants,S'avancent, en toilettes surannées, avec une démarche frétillante et pour une fête d'almanach extra-terrestre,Des élégants d'une époque de rêve, des jeunes filles cherchant un établissement en cette société de reflets et enfin les vieux parents, diplomates ventrus et douairières couperosées.Sur le mur de bois poli, accrochées on ne sait comment, les girandoles s'allument. Au milieu de la salle, pendu au plafond qui n'existe pas, resplendit un lustre surchargé de bougies roses, grosses et longues comme des cornes de limaçons. Dans des cheminées imprévues, des feux flambent comme des vers-luisants.Qui a mis là ces fauteuils, profonds comme des coques de noisettes et disposés en cercle, ces tables surchargées de rafraîchissements immatériels ou d'enjeux microscopiques, ces rideaux somptueux – et lourds comme des toiles d'araignée?Mais le bal commence. L'orchestre, qu'on croirait composé de hannetons, jette ses notes, pétillements et sifflements imperceptibles. Les jeunes gens se donnent la main et se font des révérences.Peut-être même quelques baisers d'amour fictif s'échangent à la dérobée, des sourires sans idée se dissimulent sous les éventails en ailes de mouche, des fleurs fanées dans les corsages sont demandées et données en signe d'indifférence réciproque.Combien cela dure-t-il? Quelles causeries s'élèvent dans ces fêtes? Où va ce monde sans substance, après la soirée?On ne sait pas.Puisque, si l'on ouvre le meuble, les lumières et les feux s'éteignent; les invités, élégants, coquettes et vieux parents disparaissent pêle-mêle, sans souci de leur dignité, dans les glaces, couloirs et colonnades; les fauteuils, les tables et les rideaux s'évaporent.Et le salon reste vide, silencieux et propre;Aussi tout le monde le dit «c'est un meuble de marqueterie et voilà tout», sans se douter qu'aussitôt le regard détourné,De petits visages narquois se hasardent à sortir des glaces symétriques, de derrière les colonnes incrustées, du fond des couloirs postiches.Et il faut un oeil particulièrement exercé, minutieux et rapide, pour les surprendre quand ils s'éloignent en ces perspectives exagérées, lorsqu'ils se réfugient dans les profondeurs imaginaires des petites glaces, à l'instant où ils rentrent dans les cachettes irréelles du bois poli.
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Le Hareng saur
Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.
Alors il monte à l'échelle – haute, haute, haute,Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,Tout en haut du grand mur nu – nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,Et, au bout, le hareng saur – sec, sec, sec.
Il redescend de l'échelle – haute, haute, haute,L'emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd,Et puis, il s'en va ailleurs – loin, loin, loin.
Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours.
J'ai composé cette histoire – simple, simple, simple,Pour mettre en fureur les gens – graves, graves, graves,Et amuser les enfants – petits, petits, petits.
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Madrigal
Traduit de dessus un éventail de Lady Hamilton
Le temps, implacable alchimiste, épuisera le chaud parfum du santal.Mais ces mots, écrits sur votre éventail, subsisteront, et vous y trouverez encore les immatériels parfums du souvenir.Alors le tableau de votre éclatante jeunesse se déroulera dans votre mémoire. Vous en serez éblouie et ravie, comme nous sommes éblouis et ravis quand vos cheveux de cuivre se déroulent sur vos épaules.Puis après, le temps un instant dompté, reprendra son oeuvre dévorante, et votre chair, aurore palpable, sera emportée tout à coup par la colère du sort ou de l'homme; ou bien elle se desséchera lentement au vent de la vieillesse, pour se dissoudre enfin dans la terre brune.Cet éventail, aussi, vendu, acheté, revendu, sali dans les tiroirs, brisé par les enfants, bibelot dédaigné des bric-à-brac, finira peut-être dans un clair incendie, ou bien épave d'égouts, il descendra les rivières pour s'émietter, pourri, dans la mer immense.En attendant, gardez l'orgueil de votre chair couleur d'aurore, laissez insolemment flamboyer vos cheveux, jouez avec la perverse toute-puissance de vos yeux transparents.Car vous êtes l'anneau actuel de la perpétuelle chaîne de beauté; car ce qui a lui une fois, luit à jamais dans l'absolu; car, à la symphonie de votre vie, il faut un sévère et grandiose accord final.D'ailleurs ces mots qui parlent de vous, transmis de mémoire en mémoire, feront sans cesse revivre la main souveraine qui a tenu cet éventail et la chair qu'il a caressée de ses battements parfumés.
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Sur trois aquatintes
de Henry Cros
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IEffarement
Au milieu de la nuit, un rêve. Une gare de chemin de fer. Des employés portant des caractères cabalistiques sur leurs casquettes administratives. Des wagons à claire-voie chargés de dames-jeannes en fer battu. Les brouettes ferrées roulent avec des colis qu'on arrime dans les voitures du train.Une voix de sous-chef crie: La raison de M. Igitur, à destination de la lune! Un manoeuvre vient et appose une étiquette sur le colis désigné – une dame-jeanne semblable à celles des wagons à claire-voie. Et, après la pesée à la bascule, on embarque. Le coup de sifflet du départ résonne, aigu, vertigineux et prolongé.Réveil subit. Le coup de sifflet se termine en miaulement de chat de gouttière. M. Igitur s'élance, crève la vitre et plonge son regard dans le bleu sombre où plane la face narquoise de la lune.
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IIVanité sous-marine
Amphitrite rose et blonde passe avec sa suite dans un lointain glauque, sous l'eau de la mer du sud.Comme les nymphes parisiennes qui vont au bois, elle conduit elle-même sa coquille de moule, délicieux coupé verni en noir luisant, rechampi d'azur et de nacre.La belle abandonne ses cheveux à la brise liquide et salée. Ses paupières se ferment à demi et ses narines rosées se dilatent de plaisir en cette course aventureuse.Avec quelle arrogance ses beaux bras s'allongent et tendent les rênes, minces algues vertes, des deux hippocampes fougueux à la robe alezane claire!C'est l'imprévue absurdité féminine, désastreuse et adorable, plus fière des étoffes achetées que des blanches courbures de son sein, plus orgueilleuse de la pure généalogie de son attelage que de la transparence de ses prunelles.Elle est attendue à quelque réunion de bienfaisance où des Néréïdes font la quête, escortées au milieu de la foule par des tritons empesés dans leur faux-col de cérémonie, et où les sirènes doivent se faire entendre au profit des cités ouvrières qui fabriquent le corail.Elle arrivera en retard, un peu exprès, pour faire une entrée à sensation au milieu du discours officiel de M. Protée, organisateur zélé mais ennuyeux à entendre.Elle arrivera en retard, car, heureuse d'être regardée, même par les plus humbles citoyens aquatiques, elle retient ses fringants hippocampes et les fait piaffer sur place, feignant de ne pouvoir obtenir qu'ils avancent.N'est-ce pas d'ailleurs de la bienfaisance que de charmer gratuitement les yeux de tant de pauvres gens?
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IIILe Vaisseau-piano
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