Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1873
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SEPT SONNETS
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IMorale
Pour le tombeau de Théophile Gautier
Orner le monde avec son corps, avec son âme,Être aussi beau qu'on peut dans nos sombres milieux,Dire haut ce qu'on rêve et qu'on aime le mieux,C'est le devoir, pour tout homme et pour toute femme.
Les gens déshérités du ciel, qui n'ont ni flammeSous le front, ni rayons attirants dans les yeux,S'effarant de tes bonds, lion insoucieux,T'en voulaient. Mais le vent moqueur a pris leur blâme.
La splendeur de ta vie et tes vers scintillantsTe défendent, ainsi que les treize volantsGardent rose, dans leurs froufrous, ta Moribonde.
Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t'auront luVous vivrez. C'est le prix de quiconque a vouluAvec son corps, avec son âme orner le monde.
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IIDon Juan
À Antoine Cros
Au bord d'un étang bleu dont l'eau se rideSous le vent discret d'une nuit d'été,Parmi les jasmins, foulant l'herbe humideAvez-vous jamais, rêveur, écouté
La voix de la vierge émue et timideQui furtive, un soir, pour vous a quittéLe foyer ami – depuis froid et vide –Où, les parents morts, plus rien n'est resté?
Parfum de poison, volupté cruelleD'avoir arraché du sol ce lys frêleEt d'avoir hâté l'oeuvre des tombeaux...
Ô destruction de quels âpres charmesEs-tu donc parée? Et, voilés de larmes,Pourquoi les yeux clairs en sont-ils plus beaux?
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IIIConseil
Quand sur vos cheveux blonds, et fauves au soleil,Vous mettez des rubans de velours noir, méchante,Je pense au tigre dont le pelage est pareil:Fond roux, rayé de noir, splendeur de l'épouvante.
Quand le rire fait luire, au calice vermeilDe vos lèvres, l'éclair de nacre inquiétante,Quand s'émeut votre joue en feu, c'est un réveilDe tigre: miaulements, dents blanches, mort qui tente.
Et puis, regardez-vous. Même sans ce velours,Quoique plus belle, enfin vous ressemblez toujoursÀ celui que parfois votre bouche dénigre.
D'ailleurs si vous tombiez sous sa griffe, une fois?On ne peut pas savoir qui l'on rencontre au bois:Madame, il ne faut pas dire de mal du tigre.
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IVMemento
À Michel Eudes
Les êtres trépignants, amoureux de l'utile,Passent le temps fuyard à des combinaisonsD'actions au porteur, de canaux, de maisonsDe commerce, où leur sens s'éteint ou se mutile.
D'autres ont ici-bas un but aussi futile,Fabriquant des tableaux, des vers, des oraisons,Cela, pour que leur nom, durant quelques saisons,Près des noms des chevaux vainqueurs au turf, rutile.
Vous avez pris la vie autrement. Vous pensezQue l'agitation incessante, illusoire,N'est pas oeuvre de dieu, mais rôle d'infusoire.
À rire en plein soleil croyez bien dépensésLes lugubres instants d'un monde provisoire,Et n'enlaidissez pas comme les gens sensés.
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VRévolte
Absurde et ridicule à force d'être rose,À force d'être blanche, à force de cheveuxBlonds, ondés, crêpelés, à force d'avoir bleusLes yeux, saphirs trop vains de leur métempsycose.
Absurde, puisqu'on n'en peut pas parler en prose,Ridicule, puisqu'on n'en a jamais vu deux,Sauf, peut-être, dans des keepsakes nuageux...Dépasser le réel ainsi, c'est de la pose.
C'en est même obsédant, puisque le vert des boisPrend un ton d'émeraude impossible en peintureS'il sert de fond à ces cheveux contre nature.
Et ces blancheurs de peau sont cause quelquefoisQu'on perdrait tout respect des blancheurs que le riteClassique admet: les lys, la neige. Ça m'irrite!
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VISonnet métaphysique
Dans ces cycles, si grands que l'âme s'en effraie,L'impulsion première en mouvements voulusS'exerce. Mais plus loin la Loi ne règne plus:La nébuleuse est, comme au hasard, déchirée.
Le monde contingent où notre âme se fraiePéniblement la route au pays des élus,Comme au-delà du ciel ces tourbillons velusS'agite discordant dans la valse sacrée.
Et puis en pénétrant dans le cycle suivant,Monde que n'atteint pas la loupe du savant,Toute-puissante on voit régner la Loi première.
Et sous le front qu'en vain bat la grêle et le vent,Les mondes de l'idée échangeant leur lumièreTournent équilibrés dans un rythme vivant.
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VIIHeures sereines
À Victor Meunier
J'ai pénétré bien des mystèresDont les humains sont ébahis:Grimoires de tous les pays,Êtres et lois élémentaires.
Les mots morts, les nombres austèresLaissaient mes espoirs engourdis;L'amour m'ouvrit ses paradisEt l'étreinte de ses panthères.
Le pouvoir magique à mes mainsSe dérobe encore. Aux jasminsLes chardons ont mêlé leurs haines.
Je n'en pleure pas; car le BeauQue je rêve, avant le tombeau,M'aura fait des heures sereines. |