Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1873
|
|
__________________________________________________
| |
SEPT PORTRAITS
―――――――――――――――
ISonnet
À Mademoiselle Nelsy de S.
Je crois que Mantegna vous a faite en peintureDroite dans le gazon rare et les arbres fins,Au bord d'une mer bleue, où, civils, des dauphinsEscortent des vaisseaux à la basse mâture.
Vous menez, garrottés d'une rouge ceinture,Des amours; sans souci de leurs pleurs vrais ou feintsVous rêvez des projets dont nul ne sait les fins,Laissant vos cheveux d'or flotter à l'aventure.
Ou, prêtresse venue avec les chefs normands,C'était vous qui rendiez dociles et dormants,Par vos chansons, les flots insoumis de la Seine.
Échappée à d'anciens tableaux, d'anciens romans,Ainsi, votre beauté m'étonne sur la scèneDu monde de nos jours, pauvre en enchantements.
―――――
IISonnet
À Madame S. de F.
Écartant les taillis, courant par les clairières,À travers la forêt des spontanéités,Et cherchant dans l'émoi des soifs aventurièresL'oubli des paradis pour un instant quittés,
Vous allez et cueillez des plantes singulières,Inquiète, cheveux flottants, yeux agités,Pour parfumer l'air fade et pour cacher les pierresDe la prison terrestre où nous sommes jetés.
Et puis, quand vous avez groupé les fleurs coupées,Vous vous ressouvenez de l'idéal lointain,Et leur éclat, devant ce souvenir, s'éteint.
Alors l'ennui vous prend. Vos mains inoccupéesBrisent les pâles fleurs et les jettent au vent.Et vous recommencez ainsi, le jour suivant.
―――――
IIISonnet
À Madame S. C.
Bien que Parisienne en tous points, vous avezConservé dans votre être un parfum bucolique,Legs immatériel des poëmes rêvésPar votre mère; ainsi votre forme s'explique.
En effet, votre voix a des sons dérivésDu parler berrichon lent et mélancolique,Et tous vos mouvements, que j'ai bien observés,Me font penser à Ruth, la glaneuse biblique.
De vous s'échappe un vague arome de foins mûrs.Comme ceux des lézards qui dorment sur les murs,Vos yeux pleins de soleil sont prêts à toute alerte.
Et, par bonté pour ceux que ces yeux ont touchés,Sous des aspects mondains et roués, vous cachezQue vous n'aimez au fond que la campagne verte.
―――――
IVTrois quatrains
À Betsy
Le casque de velours, qui de plumes s'égaie,Rabat sur les sourcils les boucles, frondaisonD'or frisé. Les yeux froids, prêts à la trahison,Dardent leurs traits d'acier sous cette blonde haie.
Et l'oreille mignonne écoute gravementCe qu'on dit du profil. Pleine et rose la joueS'émeut aux madrigaux. La bouche fait la moue,Mais le petit nez fier n'a pas un mouvement.
Et puis le cou puissant dont la blancheur étonne,Fait rêver aux blancheurs opulentes du sein.Voici le fond qu'il faut au lumineux dessin:Un matin rose, avec arbres rouillés, l'automne.
―――――
VSix tercets
À Berthe
Les cheveux plantureux et blonds, bourrés de crin,Se redressent altiers: deux touffes latéralesSe collent sur le front en moqueuses spirales.
Aigues-marines, dans le transparent écrinDes paupières, les yeux qu'un clair fluide baigneOnt un voluptueux regard qui me dédaigne.
Tout me nargue: les fins sourcils, arcs indomptés,Le nez au flair savant, la langue purpurineQui s'allonge jusqu'à chatouiller la narine,
Et le menton pointu, signe des volontésImplacables, et puis cette irritante moucheSise au-dessous du nez et tout près de la bouche.
Mais, au bout du menton rose où vient se poserUn doigt mignon, dans cette attitude songeuse,Énigmatiquement la fossette se creuse.
Je prends, à la faveur de ce calme, un baiserSur les flocons dont la nuque fine est couverte,En prix de ce croquis rimé d'après vous, Berthe.
―――――
VISonnet
À Madame de M.
Ignorante ou plutôt dédaigneuse des mauxEt des perversités, vous sachant hors d'atteinte,Vous traversez la vie en aimant sans contrainte,Donnant de votre charme aux faits les plus normaux.
J'ai comme un souvenir vague, en de vieux émauxD'un portrait lumineux de reine ou bien de sainteÀ la grâce élancée, où je vous trouvais peinteMieux que je ne ferais en alignant des mots.
Comme la sainte, vous avez le don de plaireSans recherche fiévreuse; aussi votre âme claireAux ouragans mondains ne se troublera pas.
Et vous avez encor, comme dans cette image,Le fin et long aspect des reines moyen âgeDont un peuple naïf et doux baisait les pas.
―――――
VIISonnet
À Madame Fanny A. P.
Pour le surnaturel éclat des cheveux blonds,Pour la neige du cou, l'aurore de la bouche,Je rêve une peinture où, frêle, chaque toucheSoit un sourire, prix d'efforts fervents et longs.
Le fond, ciel de septembre où le soleil se couche,Serait de saphirs bleus, de rubis vermillons.Ma palette serait l'aile des papillonsEt mes pinceaux des brins de huppe d'oiseau mouche.
Je graverais d'abord avec un diamant,En traits fins, le sourcil, l'oeil, la joue et l'oreille,Conque rose écoutant mes vers malignement.
Puis la poussière d'or et de nacre, pareilleAux éclairs de l'émail, au velours du pastel,Teinterait ce portrait, pâle auprès du réel. |