Marcel Proust
1871 - 1922
Les Plaisirs et les jours
Portraits de peintreset de musiciensavec quatre pièces pour pianode Reynaldo Hahn
|
|||||
___________________________________________________________
|
|||||
Portraits de peintres
ALBERT CUYP
Cuyp, soleil déclinant dissous dans l'air limpideQu'un vol de ramiers gris trouble comme de l'eau,Moiteur d'or, nimbe au front d'un buf ou d'un bouleau,Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau, | |||||
5 | Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,Paume au côté; l'air vif qui fait rose leur peau,Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,Et, tentés par les champs ardents, les frâîches ondes, | ||||
10 | Sans troubler par leur trot les bufs dont le troupeauRêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,Ils partent respirer ces minutes profondes.
PAULUS POTTER
Sombre chagrin des ciels uniformément gris,Plus tristes d'être bleus aux rares éclaircies,Et qui laissent alors sur les plaines transiesFiltrer les tièdes pleurs d'un soleil incompris; | ||||
5 | Potter, mélancolique humeur des plaines sombresQui s'étendent sans fin, sans joie et sans couleur,Les arbres, le hameau ne répandent pas d'ombres,Les maigres jardinets ne portent pas de fleur.Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive, | ||||
10 | Sa jument résignée, inquiète et rêvant,Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,Hume d'un souffle court le souffle fort du vent.
ANTOINE WATTEAU
Crépuscule grimant les arbres et les faces,Avec son manteau bleu, sous son masque incertain;Poussière de baisers autour des bouches lasses...Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
| ||||
5 | La mascarade, autre lointain mélancolique,Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.Caprice de poète – ou prudence d'amant,L'amour ayant besoin d être orné savamment –Voici barques, goûters, silences et musique.
ANTOINE VAN DYCK
Douce fierté des curs, grâce noble des chosesQui brillent dans les yeux, les velours et les bois,Beau langage élevé du maintien et des poses– Héréditaire orgueil des femmes et des rois! –, | ||||
5 | Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir;Dans toute belle main qui sait encor s'ouvrir;Sans s'en douter – qu'importe? – elle te tend les palmes!Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots | ||||
10 | Calmes comme eux – comme eux bien proches des sanglots –,Enfants royaux déjà magnifiques et graves,Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,Et bijoux en qui pleure – onde à travers les flammes –L'amertume des pleurs dont sont pleines les âmes | ||||
15 | Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux;Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,En chemise bleu pâle, une main à la hanche,Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la brancheJe rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux. | ||||
20 | Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,Duc de Richmond, ô jeune sage! – ou charmant fou? –Je te reviens toujours: Un saphir, à ton cou,A des feux aussi doux que ton regard tranquille.
Reynaldo Hahn, né à Caracas le 9 août 18741 et mort à Paris le 28 janvier 1947, est un compositeur, chef d'orchestre, chanteur et critique musical français d'origine vénézuélienne, qui fut le principal compagnon de Marcel Proust.
Portraits de peintres: quatre pièces pour piano
1. ALBERT CUYP
2. PAULUS POTTER
3. ANTOINE WATTEAU
ANTOINE VAN DYCK
―――――
Portraits de musiciens
CHOPIN
Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglotsQ'un vol de papillons sans se poser traverseJouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.Rêve, aime, soufflre, crie, apaise, charme ou berce, | ||||
5 | Toujours tu fais courir entre chaque douleurL'oubli vertigineux et doux de ton capriceComme les papillons volent de fleur en fleur;De ton chagrin alors ta joie est la complice:L'ardeur du tourbillon accroît la soif des pleurs. | ||||
10 | De la lune et des eaux pâle et doux camarade,Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,Tu t'exaltes encore, plus beau d'être pâli,Du soleil inondant ta chambre de maladeQui pleure à lui sourire et souffre de le voir... | ||||
15 | Sourire du regret et larmes de l'Espoir!
GLUCK
Temple à l'amour, à l'amitié, temple au courageQu'une marquise a fait élever dans son parcAnglais, où maint amour Watteau bandant son arcPrend des curs glorieux pour cibles de sa rage.
| ||||
5 | Mais l'artiste allemand – qu'elle eût rêvé de Cnide! –Plus grave et plus profond sculpta sans mignardiseLes amants et les dieux que tu vois sur la frise:Hercule a son bûcher dans les jardins d'Armide!
Les talons en dansant ne frappent plus l'allée | ||||
10 | Où la cendre des yeux et du sourire éteintsAssourdit nos pas lents et bleuit les lointains;La voix des clavecins s'est tue ou s'est fêlée.
Mais votre cri muet, Admète, Iphigénie,Nous terrifie encore, proféré par un geste | ||||
15 | Et fléchi par Orphée ou bravé par AlcesteLe Styx, – sans mâts ni ciel – où mouilla ton génie.
Gluck aussi comme Alceste a vaincu par l'AmourLa mort inévitable aux caprices d'un âge;Il est debout, auguste temple du courage, | ||||
20 | Sur les ruines du petit temple à l'Amour.
SCHUMANN
Du vieux jardin dont l'amitié t'a bien reçu,Entends garçons et nids qui sifflent dans les haies,Amoureux las de tant d'étapes et de plaies,Schumann, soldat songeur que la guerre a déçu.
| ||||
5 | La brise heureuse imprègne, où passent des colombes,De l'odeur du jasmin l'ombre du grand noyer,L'enfant lit l'avenir aux flammes du foyer,Le nuage ou le vent parle à ton cur des tombes.
Jadis tes pleurs coulaient aux cris du carnaval | ||||
10 | Ou mêlaient leur douceur à l'amère victoireDont l'élan fou frémit encor dans ta mémoire;Tu peux pleurer sans fin: Elle est à ton rival.
Vers Cologne le Rhin roule ses eaux sacrées.Ah! que gaiement les jours de fête sur ses bords | ||||
15 | Vous chantiez! – Mais brisé de chagrin, tu t'endors...Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées.
Rêve où la morte vit, où l'ingrate a ta foi,Tes espoirs sont en fleurs et son crime est en poudre...Puis éclair déchirant du réveil, où la foudre | ||||
20 | Te frappe de nouveau pour la première fois.
Coule, embaume, défile aus. tambours ou sois belle!Schumann, ô confident des âmes et des fleurs,Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,Jardin pensif, affectueux, frais et fidéle, | ||||
25 | Où se baisent les lys, la lune et l'hirondelle,Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs!
MOZART
Italienne aux bras d'un Prince de BavièreDont l'il triste et glacé s'enchante à sa langueur!Dans ses jardins frileux il tient contre son curSes seins mûris à l'ombre, où téter la lumière.
| ||||
5 | Sa tendre âme allemande, – un si profond soupir! –Goûte enfin la paresse ardente d'être aimée,Il livre aux mains trop faibles pour le retenirLe rayonnant espoir de sa tête charmée.
Chérubin, Don Juan! loin de l'oubli qui fane | ||||
10 | Debout dans les parfums tant il foula de fleursQue le vent dispersa sans en sécher les pleursDes jardins andalous aux tombes de Toscane!
Dans le parc allemand où brument les ennuis,L'Italienne encore est reine de la nuit. | ||||
15 | Son haleine y fait l'air doux et spirituelEt sa Flûte enchantée égoutte avec amourDans l'ombre chaude encor des adieux d'un beau jourLa fraicheur des sorbets, des baisers et du ciel. |