BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Marcel Proust

1871 - 1922

 

Les Plaisirs et les jours

 

Fragments de comédie italienne

 

___________________________________________________________

 

 

 

fragments

de comédie italienne

 

«De même que l'écrevisse, le bélier,

le scorpion, la balance et le verseau

perdent toute bassesse quand ils apparaissent

comme signes du zodiaque, ainsi on peut voir

sans colère ses propres vices dans

des personnages éloignés...»

Emerson

 

 

I

Les maîtresses de Fabrice

 :

La maîtresse de Fabrice était intelligente et belle; il ne pouvait s'en consoler. «Elle ne devrait pas se comprendre! s'écriait-il en gémissant, sa beauté m'est gâtée par son intelligence; m'éprendrais-je encore de la Joconde chaque fois que je la regarde, si je devais dans le même temps entendre la dissertation d'un critique, même exquis?» Il la quitta, prit une autre maîtresse qui était belle et sans esprit. Mais elle l'empêchait continuellement de jouir de son charme par un manque de tact impitoyable. Puis elle prétendit à l'intelligence, lut beaucoup, devint pédante et fut aussi intellectuelle que la première avec moins d'aisance et des maladresses ridicules. Il la pria de garder le silence: même quand elle ne parlait pas, sa beauté reflétait cruellement sa stupidité. Enfin, il fit la connaissance d'une femme chez qui l'intelligence ne se trahissait que par une grâce plus subtile, qui se contentait de vivre et ne dissipait pas dans des conversations trop précises le mystère charmant de sa nature. Elle était douce comme les bêtes gracieuses et agiles aux yeux profonds, et troublait comme, au matin, le souvenir poignant et vague de nos rêves. Mais elle ne prit point la peine de faire pour lui ce qu'avaient fait les deux autres: l'aimer.

 

 

II

Les amies de la comtesse Myrto

 :

Myrto, spirituelle, bonne et jolie, mais qui donne dans le chic, préfère à ses autres amies Parthénis, qui est duchesse et plus brillante qu'elle; pourtant elle se plaît avec Lalagé, dont l'élégance égale exactement la sienne, et n'est pas indifférente aux agréments de Cléanthis, qui est obscur et ne prétend pas à un rang éclatant. Mais qui Myrto ne peut souffrir, c'est Doris; la situation mondaine de Doris est un peu moindre que celle de Myrto, et elle recherche Myrto, comme Myrto fait de Parthénis, pour sa plus grande élégance.

Si nous remarquons chez Myrto ces préférences et cette antipathie, c'est que la duchesse Parthénis non seulement procure un avantage à Myrto, mais encore ne peut l'aimer que pour elle-même; que Lalagé peut l'aimer pour elle-même et qu'en tout cas étant collègues et de même grade, elles ont besoin l'une de l'autre; c'est enfin qu'à chérir Cléanthis, Myrto sent avec orgueil qu'elle est capable de se désintéresser, d'avoir un goût sincère, de comprendre et d'aimer, qu'elle est assez élégante pour se passer au besoin de l'élégance. Tandis que Doris ne s'adresse qu'à ses désirs de chic, sans être en mesure de les satisfaire; qu'elle vient chez Myrto, comme un roquet près d'un mâtin dont les os sont comptés, pour tâter de ses duchesses, et si elle peut, en enlever une; que, déplaisant comme Myrto par une disproportion fâcheuse entre son rang et celui où elle aspire, elle lui présente enfin l'image de son vice. L'amitié que Myrto porte à Parthénis, Myrto la reconnaît avec déplaisir dans les égards que lui marque Doris. Lalagé, Cléanthis même lui rappelaient ses rêves ambitieux, et Parthénis au moins commençait de les réaliser: Doris ne lui parle que de sa petitesse. Aussi, trop irritée pour jouer le rôle amusant de protectrice, elle éprouve à l'endroit de Doris les sentiments qu'elle, Myrto, inspirerait précisément à Parthénis, si Parthénis n'était pas au-dessus du snobisme: elle la hait.

 

 

III

Heldémone, Adelgise, Ercole

 :

Témoin d'une scène un peu légère, Ercole n'ose la raconter à la duchesse Adelgise, mais n'a pas même scrupule devant la courtisane Heldémone.

«Ercole, s'écrie Adelgise, vous ne croyez pas que je puisse entendre cette histoire? Ah! je suis bien sûre que vous agiriez autrement avec la courtisane Heldémone; vous me respectez: vous ne m'aimez pas.»

«Ercole, s'écrie Heldémone, vous n'avez pas la pudeur de me taire cette histoire? Je vous en fais juge; en useriez-vous ainsi avec la duchesse Adelgise? Vous ne me respectez pas: vous ne pouvez donc m'aimer.»

 

 

IV

L'inconstant

 :

Fabrice qui veut, qui croit aimer Béatrice à jamais, songe qu'il a voulu, qu'il a cru de même quand il aimait, pour six mois, Hippolyta, Barbara ou Clélie. Alors il essaye de trouver dans les qualités réelles de Béatrice une raison de croire que, sa passion finie, il continuera à fréquenter chez elle, la pensée qu'un jour il vivrait sans la voir étant incompatible avec un sentiment qui a l'illusion de son éternité.

 

Puis, égoïste avisé, il ne voudrait pas se dévouer ainsi, tout entier, avec ses pensées, ses actions, ses intentions de chaque minute, et ses projets pour tous les avenirs, à la compagne de quelques-unes seulement de ses heures, Béatrice a beaucoup d'esprit et juge bien: «Quel plaisir, quand j'aurai cessé de l'aimer, j'éprouverai à causer avec elle des autres, d'elle-même, de mon défunt amour pour elle...» (qui revivrait ainsi, converti en amitié plus durable, il espère). Mais, sa passion pour Béatrice finie, il reste deux ans sans aller chez elle, sans en avoir envie, sans souffrir de ne pas en avoir envie. Un jour qu'il est forcé d'aller la voir, il maugrée, reste dix minutes. C'est qu'il rêve nuit et jour à Giulia, qui est singulièrement dépourvue d'esprit, mais dont les cheveux pâles sentent bon comme une herbe fine, et dont les yeux sont innocents comme deux fleurs.

 

 

V

 :

La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d'une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu'elles n'en exercent aucun publiquement et qu'on n'en puisse affirmer d'elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans des jardins.

 

 

VI

Cires perdues

 

I

Je vous vis tout à l'heure pour la première fois, Cydalise, et j'admirai d'abord vos cheveux blonds, qui mettaient comme un petit casque d'or sur votre tête enfantine, mélancolique et pure. Une robe d'un velours rouge un peu pâle adoucissait encore cette tête singulière dont les paupières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le mystère. Mais vous élevâtes vos regards; ils s'arrêtèrent sur moi, Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours. C'étaient comme des yeux qui n'auraient jamais rien regardé de ce que tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore d'expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez surtout quelque chose d'aimant et de souffrant, comme d'une à qui ce qu'elle aurait voulu eût été refusé, dès avant sa naissance, par les fées. Les étoffes mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse, s'attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés pour rester simples et charmants. Puis j'imaginais de vous comme d'une princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s'ennuyait ici pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d'une harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue pour les yeux une douce et enivrante habitude. J'aurais voulu vous faire raconter vos rêves, vos ennuis. J'aurais voulu vous voir tenir dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d'une forme si fière et si triste et qui, vides aujourd'hui dans nos musées, élevant avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous, la fraîche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant limpide du verre écumeux et troublé.

 

II

 

«Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq autres que je viens de dire et qui sont les plus incontestables beautés de Vérone? D'abord, elle a le nez trop long et trop busqué.» – Ajoutez qu'elle a la peau trop fine, et la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche par le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant son rire m'impressionne infiniment, et les profils les plus purs me laissent froid auprès de la ligne de son nez trop busquée à votre avis, pour moi si émouvante et qui rappelle l'oiseau. Sa tête aussi est un peu d'un oiseau, si longue du front à la nuque blonde, plus encore ses yeux perçants et doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l'appui de sa loge; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu'au menton, appuyé sur les phalanges de la main. Son corps parfait enfle ses coutumières gazes blanches comme des ailes reployées. On pense à un oiseau qui rêve sur une patte élégante et grêle. Il est charmant aussi de voir son éventail de plume palpiter près d'elle et battre de son aile blanche. Je n'ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux, qui tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces, les yeux perçants, la peau trop fine, sans être troublé en reconnaissant sa race sans doute issue d'une déesse et d'un oiseau. À travers la métamorphose qui enchaîne aujourd'hui quelque désir ailé à cette forme de femme, je reconnais la petite tête royale du paon, derrière qui ne ruisselle plus le flot bleu de mer, vert de mer, ou l'écume de son plumage mythologique. Elle donne l'idée du fabuleux avec le frisson de la beauté.

 

 

 

VII

Snobs

 

I

Une femme ne se cache pas d'aimer le bal, les courses, le jeu même. Elle le dit, ou l'avoue simplement, ou s'en vante. Mais n'essayez pas de lui faire dire qu'elle aime le chic, elle se récrierait, se fâcherait tout de bon. C'est la seule faiblesse qu'elle cache soigneusement, sans doute parce que seule elle humilie la vanité. Elle veut bien dépendre des cartes, non des ducs. Parce qu'elle fait une folie, elle ne se croit inférieure à personne; son snobisme implique au contraire qu'il y a des gens à qui elle est inférieure, ou le peut devenir, en se relâchant. Aussi l'on voit telle femme qui proclame le chic une chose tout à fait stupide, y employer une finesse, un esprit, une intelligence, dont elle eût pu écrire un joli conte ou varier ingénieusement les plaisirs et les peines de son amant.

 

II

Les femmes d'esprit ont si peur qu'on puisse les accuser d'aimer le chic qu'elles ne le nomment jamais; pressées dans la conversation, elles s'engagent dans une périphrase pour éviter le nom de cet amant qui les compromettrait. Elles se jettent au besoin sur le nom d'Élégance, qui détourne les soupçons et qui semble attribuer au moins à l'arrangement de leur vie une raison d'art plutôt que de vanité. Seules, celles qui n'ont pas encore le chic ou qui l'ont perdu, le nomment dans leur ardeur d'amantes inassouvies ou délaissées. C'est ainsi que certaines jeunes femmes qui se lancent ou certaines vieilles femmes qui retombent parlent volontiers du chic que les autres ont, ou, encore mieux, qu'ils n'ont pas. À vrai dire, si parler du chic que les autres n'ont pas les réjouit plus, parler du chic que les autres ont les nourrit davantage, et fournit à leur imagination affamée comme un aliment plus réel. J'en ai vu, à qui la pensée des alliances d'une duchesse donnait des frissons de plaisir avant que d'envie. Il y a, paraît-il, dans la province, des boutiquières dont la cervelle enferme comme une cage étroite des désirs de chic ardents comme des fauves. Le facteur leur apporte le Gaulois. Les nouvelles élégantes sont dévorées en un instant. Les inquiètes provinciales sont repues. Et pour une heure des regards rassérénés vont briller dans leurs prunelles élargies par la jouissance et l'admiration.

 

III

Contre une snob

Si vous n'étiez pas du monde et si l'on vous disait qu'Élianthe, jeune, belle, riche, aimée d'amis et d'amoureux comme elle est, rompt avec eux tout d'un coup, implore sans relâche les faveurs et souffre sans impatience les rebuffades d'hommes, parfois laids, vieux et stupides; qu'elle connaît à peine, travaille pour leur plaire comme au bagne, en est folle, en devient sage, se rend à force de soins leur amie, s'ils sont pauvres leur soutien, sensuels leur maîtresse, vous penseriez: quel crime a donc commis Élianthe et qui sont ces magistrats redoutables qu'il lui faut à tout prix acheter, à qui elle sacrifie ses amitiés, ses amours, la liberté de sa pensée, la dignité de sa vie, sa fortune, son temps, ses plus intimes répugnances de femme? Pourtant Élianthe n'a commis aucun crime. Les juges qu'elle s'obstine à corrompre ne songeaient guère à elle et l'auraient laissée couler tranquillement sa vie riante et pure. Mais une terrible malédiction est sur elle: elle est snob.

 

IV

À une snob

Votre âme est bien, comme parle Tolstoï, une forêt obscure. Mais les arbres en sont d'une espèce particulière, ce sont des arbres généalogiques. On vous dit vaine? Mais l'univers n'est pas vide pour vous, il est plein d'armoiries. C'est une conception du monde assez éclatante et symbolique. N'avez-vous pas aussi vos chimères qui ont la forme et la couleur de celles qu'on voit peintes sur les blasons? N'êtes-vous pas instruite? Le Tout-Paris, le Gotha, le High Life vous ont appris le Bouillet. En lisant le récit des batailles que les ancêtres avaient gagnées, vous avez retrouvé le nom des descendants que vous invitez à dîner et par cette mnémotechnie vous avez retenu toute l'histoire de France. De là une certaine grandeur dans votre rêve ambitieux auquel vous avez sacrifié votre liberté, vos heures de plaisir ou de réflexion, vos devoirs, vos amitiés, l'amour même. Car la figure de vos nouveaux amis s'accompagne dans votre imagination d'une longue suite de portraits d'aïeux. Les arbres généalogiques que vous cultivez avec tant de soin, dont vous cueillez chaque année les fruits avec tant de joie, plongent leurs racines dans la plus antique terre française. Votre rêve solidarise le présent au passé. L'âme des croisades anime pour vous de banales figures contemporaines et si vous relisez si fiévreusement vos carnets de visite, n'est-ce pas qu'à chaque nom vous sentez s'éveiller, frémir et presque chanter, comme une morte levée de sa dalle blasonnée, la fastueuse vieille France?

 

 

VIII

Oranthe

 :

Vous ne vous êtes pas couché cette nuit et ne vous êtes pas encore lavé ce matin?

Pourquoi le proclamer, Oranthe?

Brillamment doué comme vous l'êtes, pensez-vous n'être pas assez distingué par là du reste du monde et qu'il vous faille jouer encore un aussi triste personnage?

Vos créanciers vous harcèlent, vos infidélités poussent votre femme au désespoir, revêtir un habit serait pour vous endosser une livrée, et personne ne saurait vous contraindre à paraître dans le monde autrement qu'échevelé. Assis à dîner vous n'ôtez pas vos gants pour montrer que vous ne mangez pas, et la nuit si vous avez la fièvre, vous faites atteler votre victoria pour aller au bois de Boulogne.

Vous ne pouvez lire Lamartine que par une nuit de neige et écouter Wagner qu'en faisant brûler du cinname.

Pourtant vous êtes honnête homme, assez riche pour ne pas faire de dettes si vous ne les croyiez nécessaires à votre génie, assez tendre pour souffrir de causer à votre femme un chagrin que vous trouveriez bourgeois de lui épargner, vous ne fuyez pas les compagnies, vous savez y plaire, et votre esprit, sans que vos longues boucles fussent nécessaires, vous y ferait assez remarquer. Vous avez bon appétit, mangez bien avant d'aller dîner en ville, et enragez pourtant d'y rester à jeun. Vous prenez la nuit, dans les promenades où votre originalité vous oblige, les seules maladies dont vous souffriez. Vous avez assez d'imagination pour faire tomber de la neige ou brûler du cinname sans le secours de l'hiver ou d'un brûle-parfum, assez lettré et assez musicien pour aimer Lamartine et Wagner en esprit et en vérité. Mais quoi! à l'âme d'un artiste vous joignez tous les préjugés bourgeois dont, sans réussir à nous donner le change, vous ne nous montrez que l'envers.

 

 

 

IX

Contre la franchise

 :

Il est sage de redouter également Percy, Laurence et Augustin. Laurence récite des vers, Percy fait des conférences, Augustin dit des vérités. Personne franche, voilà le titre de ce dernier, et sa profession, c'est ami véritable.

Augustin entre dans un salon; je vous le dis en vérité, tenez-vous sur vos gardes et n'allez pas oublier qu'il est votre ami véritable. Songez qu'à l'instar de Percy et de Laurence, il ne vient jamais impunément, et qu'il n'attendra pas plus pour vous les dire que vous lui demandiez quelques-unes de vos vérités, que ne faisait Laurence pour vous dire un monologue ou Percy ce qu'il pense de Verlaine. Il ne se laisse ni attendre ni interrompre, parce qu'il est franc comme Laurence est conférencier, non dans votre intérêt, mais pour son plaisir.

Certes votre déplaisir avive son plaisir, comme votre attention celui de Laurence. Mais ils s'en passeraient au besoin. Voilà donc trois impudents coquins à qui l'on devrait refuser tout encouragement, régal, sinon aliment de leur vice. Bien au contraire, ils ont leur public spécial qui les fait vivre. Celui d'Augustin le diseur de vérités est même très étendu. Ce public, égaré par la psychologie conventionnelle du théâtre et l'absurde maxime: «Qui aime bien châtie bien», se refuse à reconnaître que la flatterie n'est parfois que l'épanchement de la tendresse et la franchise la bave de la mauvaise humeur. Augustin exerce-t-il sa méchanceté sur un ami? ce public-là oppose vaguement dans son esprit la rudesse romaine à l'hypocrisie byzantine et s'écrie avec un geste fier, les yeux allumés par l'allégresse de se sentir meilleur, plus fruste, plus indélicat: «Ce n'est pas lui qui vous parierait tendrement... Honorons-le: Quel ami véritable!...»

 

 

X

 :

Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de l'opinion des autres, Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des autres? c'est un milieu littéraire.

 

L'exigence du libertin qui veut une virginité est encore une forme de l'éternel hommage que rend l'amour à l'innocence.

 

 

En quittant les **, vous allez voir les ***, et la bêtise, la méchanceté, la misérable situation des ** est mise à nu. Pénétré d'admiration pour la clairvoyance des ***, vous rougissez d'avoir d'abord eu quelque considération pour les **. Mais quand vous retournez chez eux, ils percent de part en part les *** et à peu près avec les mêmes procédés. Aller de l'un chez l'autre, c'est visiter les deux camps ennemis. Seulement comme l'un n'entend jamais la fusillade de l'autre, il se croit le seul armé. Quand un c'est aperçu que l'armement est le même et que les forces ou plutôt les faiblesses sont à peu près pareilles, on cesse alors d'admirer celui qui tire et de mépriser celui qui est visé. C'est le commencement de la sagesse. La sagesse, même serait de rompre avec tous les deux.

 

 

XI

Scénario

 :

Honoré est assis dans sa chambre. Il se lève et se regarde dans la glace:

Sa Cravate. – Voici bien des fois que tu charges de langueur et que tu amollis rêveusement mon nœud expressif et un peu défait. Tu es donc amoureux, cher ami; mais pourquoi es-tu triste?...

Sa Plume. – Oui, pourquoi es-tu triste? Depuis une semaine tu me surmènes mon maître, et pourtant j'ai bien changé de genre de vie! Moi qui semblais promise à des tâches plus glorieuses, je crois que je n'écrirai plus que des billets doux, si j'en juge par ce papier à lettres que tu viens de faire faire. Mais ces billets doux seront tristes, comme me le présagent les désespoirs nerveux dans lesquels tu me saisis et me reposes tout à coup. Tu es amoureux, mon ami, mais pourquoi es-tu triste?

Des Roses, des Orchidées, des Hortensias, des Cheveux de Vénus, des ancolies, qui remplissent la chambre. – Tu nous as toujours aimées, mais jamais tu ne nous appelas autant à la fois à te charmer par nos poses fières et mièvres, notre geste éloquent et la voix touchante de nos parfums. Certes, nous te présentons les grâces fraîches de la bien-aimée. Tu es amoureux, mais pourquoi es-tu triste?...

Des Livres. – Nous fûmes toujours tes prudents conseillers, toujours interrogés, toujours inécoutés. Mais si nous ne t'avons pas fait agir, nous t'avons fait comprendre, tu as couru tout de même à la défaite; mais au moins tu ne t'es pas battu dans l'ombre et comme dans un cauchemar: ne nous relègue pas à l'écart comme de vieux précepteurs dont on ne veut plus. Tu nous as tenus dans tes mains enfantines. Tes yeux encore purs s'étonnèrent en nous contemplant. Si tu ne nous aimes pas pour nous-mêmes, aime-nous pour tout ce que nous te rappelons de toi, de tout ce que tu as été, de tout ce que tu aurais pu être, et avoir pu l'être n'est-ce pas un peu, tandis que tu y songeais, l'avoir été?

Viens écouter notre voix familière et sermonneuse; nous ne te dirons pas pourquoi tu es amoureux, mais nous te dirons pourquoi tu es triste, et si notre enfant se désespère et pleure, nous lui raconterons des histoires, nous le bercerons comme autrefois quand la voix de sa mère prêtait à nos paroles sa douce autorité, devant le feu qui flambait de toutes ses étincelles, de tous tes espoirs et de tous tes rêves.

Honoré. – Je suis amoureux d'elle et je crois que je serai aimé. Mais mon cœur me dit que moi qui fus si changeant, je serai toujours amoureux d'elle, et ma bonne fée sait que je n'en serai aimé qu'un mois. Voilà pourquoi, avant d'entrer dans le paradis de ces joies brèves, je m'arrête sur le seuil pour essuyer mes yeux.

Sa Bonne Fée. – Cher ami, je viens du Ciel t'apporter ta grâce, et ton bonheur dépendra de toi. Si, pendant un mois, au risque de gâter par tant d'artifices les joies que tu te promettais des débuts de cet amour, tu dédaignes celle que tu aimes, si tu sais pratiquer la coquetterie et affecter l'indifférence, ne pas venir au rendez-vous que vous prendrez et détourner tes lèvres de sa poitrine qu'elle te tendra comme une gerbe de roses, votre amour fidèle et partagé s'édifiera pour l'éternité sur l'incorruptible base de ta patience.

Honoré, sautant de joie. – Ma bonne fée, je t'adore et je t'obéirai.

La Petite Pendule de Saxe. – Ton amie est inexacte, mon aiguille a déjà dépassé la minute où tu la rêvais depuis si longtemps et où la bien-aimée devait venir. Je crains bien de rythmer encore longtemps de mon tic-tac monotone ta mélancolique et voluptueuse attente; tout en sachant le temps, je ne comprends rien à la vie, les heures tristes prennent la place des minutes joyeuses, se confondent en moi comme des abeilles dans une ruche...

La sonnette retentit; un domestique va ouvrir la porte.

La Bonne Fée. – Songe à m'obéir et que l'éternité de ton amour en dépend.

La pendule bat fiévreusement, les parfums des roses s'inquiètent et les orchidées tourmentées se penchent anxieusement vers Honoré; une a l'air méchant. Sa plume inerte le considère avec la tristesse de ne pouvoir bouger. Les livres n'interrompent point leur grave murmure. Tout lui dit: Obéis à la fée et songe que l'éternité de ton amour en dépend...

Honoré, sans hésiter. – Mais j'obéirai, comment pouvez-vous douter de moi?

La bien-aimée entre; les roses, les orchidées, les cheveux de Vénus, la plume et le papier, la pendule de Saxe, Honoré haletant vibrent comme une harmonie d'elle, Honoré se précipite sur sa biche en s'écriant: «Je t'aime!...»

Épilogue. – Ce fut comme s'il avait soufflé sur la flamme du désir de la bien-aimée. Feignant d'être choquée de l'inconvenance de ce procédé, elle s'enfuit et il ne la revit jamais que le torturant d'un regard indifférent et sévère...

 

 

XII

Éventail

 :

Madame, j'ai peint pour vous cet éventail.

Puisse-t-il selon votre désir évoquer dans votre retraite les formes vaines et charmantes qui peuplèrent votre salon, si riche alors de vie gracieuse, à jamais fermé maintenant.

Les lustres, dont toutes les branches portent de grandes fleurs pâles, éclairent des objets d'art de tous les temps et de tous les pays. Je pensais à l'esprit de notre temps en promenant avec mon pinceau les regards curieux de ses lustres sur la diversité de vos bibelots.

Comme eux, il a contemplé les exemplaires de la pensée ou de la vie des siècles à travers le monde. Il a démesurément étendu le cercle de ses excursions. Par plaisir, par ennui, il les a variées comme les promenades, et maintenant, découragé de trouver, non pas même le but, mais le bon chemin, sentant ses forces défaillir, et que son courage l'abandonne, il se couche la face contre terre pour ne plus rien voir, comme une brute. Je les ai pourtant peints avec tendresse, les rayons de vos lustres; ils ont caressé avec une amoureuse mélancolie tant de choses et tant d'êtres, et maintenant ils se sont éteints à jamais.

Malgré les petites dimensions du cadre, vous reconnaîtrez peut-être les personnes du premier plan, et que le peintre impartial a mis en même valeur, comme votre sympathie égale, les grands seigneurs, les femmes belles et les hommes de talent. Conciliation téméraire aux yeux du monde, insuffisante au contraire, et injuste selon la raison, mais qui fit de votre société un petit univers moins divisé, plus harmonieux que l'autre, vivant pourtant, et qu'on ne verra plus. Aussi je ne voudrais pas que mon éventail fût regardé par un indifférent, qui n'aurait pas fréquenté dans des salons comme le vôtre et qui s'étonnerait de voir «la politesse» réunir des ducs sans morgue et des romanciers sans prétention. Mais peut-être ne comprendrait-il pas non plus, cet étranger, les vices de ce rapprochement dont l'excès ne facilite bientôt qu'un échange, celui des ridicules. Sans doute, il trouverait d'un réalisme pessimiste le spectacle que donne la bergère de droite ou un grand écrivain, avec les apparences d'un snob, écoute un grand seigneur qui semble pérorer sur le poème qu'il feuillette et auquel l'expression de son regard, si j'ai su la faire assez niaise, montre assez qu'il ne comprend rien.

Près de la cheminée vous reconnaîtrez C...

Il débouche un flacon et explique à sa voisine qu'il y a fait concentrer les parfums les plus violents et les plus étranges.

B... , désespéré de ne pouvoir renchérir sur lui, et pensant que la plus sûre manière de devancer la mode, c'est d'être démodé avec éclat, respire deux sous de violettes et considère C... avec mépris.

Vous-même n'eûtes-vous pas de ces retours artificiels à la nature? J'aurais voulu, si ces détails n'eussent été trop minuscules pour rester distincts, figurer dans un coin retiré de votre bibliothèque musicale d'alors, vos opéras de Wagner, vos symphonies de Franck et de d'lndy mises au rancart, et sur votre piano quelques cahiers encore ouverts de Haydn, de Haendel ou de Palestrina.

Je n'ai pas craint de vous figurer sur le canapé rose. T... y est assis auprès de vous. Il vous décrit sa nouvelle chambre savamment goudronnée pour lui suggérer les sensations d'un voyage en mer, vous dévoile toutes les quintessences de sa toilette et de son ameublement.

Votre sourire dédaigneux témoigne que vous prisez peu cette imagination infirme à qui une chambre nue ne suffit pas pour y faire passer toutes les visions de l'univers, et qui conçoit l'art et la beauté d'une façon si pitoyablement matérielle.

Vos plus délicieuses amies sont là. Me le pardonneraient-elles si vous leur montriez l'éventail? Je ne sais. La plus étrangement belle, qui dessinait devant nos yeux émerveillés comme un Whistler vivant, ne se serait reconnue et admirée que portraiturée par Bouguereau.

Les femmes réalisent la beauté sans la comprendre.

Elles diront peut-être: Nous aimons simplement une beauté qui n'est pas la vôtre. Pourquoi serait-elle, moins que la vôtre, la beauté.

Qu'elles me laissent dire au moins: combien peu de femmes comprennent l'esthétique dont elles relèvent.

Telle vierge de Botticelli, n'était la mode, trouverait ce peintre gauche et sans art.

Acceptez cet éventail aveu indulgence. Si quelqu'une des ombres qui s'y sont posées après avoir voltigé dans mon souvenir, jadis, ayant sa part de la vie, vous a fait pleurer, reconnaissez-la sans amertume en considérant que c'est une ombre et que vous n'en souffrirez plus.

J'ai pu les porter innocemment, ces ombres, sur ce frêle papier auquel votre geste donnera des ailes, parce qu'elles sont, pour pouvoir faire du mal, trop irréelles et trop falotes...

Pas plus peut-être qu'au temps où vous les conviez à venir pendant quelques heures anticiper sur la mort et vivre de la vie vaine des fantômes, dans la joie factice de votre salon, sous les lustres dont les branches s'étaient couvertes de grandes fleurs pâles.

 

 

XIII

Olivian

 :

Pourquoi vous voit-on chaque soir, Olivian, vous rendre à la Comédie? Vos amis n'ont-ils pas plus d'esprit que Pantalon, Scaramouche ou Pasquarello? et ne serait-il pas plus aimable de souper avec eux? Mais vous pourriez faire mieux. Si le théâtre est la ressource des causeurs dont l'ami est muet ou la maîtresse insipide, la conversation, même exquise, est le plaisir des hommes sans imagination. Ce qu'on n'a pas besoin de montrer aux chandelles à l'homme d'esprit, parce qu'il le voit en causant, on perd son temps à essayer de vous le dire, Olivian. La voix de l'imagination et de l'âme est la seule qui fasse retentir heureusement l'imagination et l'âme tout entière, et un peu du temps que vous avez tué à plaire, si vous l'aviez fait vivre, si vous l'aviez nourri d'une lecture ou d'une songerie, au coin de votre feu l'hiver ou l'été dans votre parc, vous garderiez le riche souvenir d'heures plus profondes et plus pleines. Ayez le courage de prendre la pioche et le râteau. Un jour, vous aurez plaisir à sentir un parfum doux s'élever de votre mémoire, comme d'une brouette jardinière remplie jusqu'aux bords.

Pourquoi voyagez-vous si souvent? Les carrosses de voiture vous emmènent bien lentement où votre rêve vous conduirait si vite. Pour être au bord de la mer, vous n'avez qu'à fermer les yeux. Laissez ceux qui n'ont que les yeux du corps déplacer toute leur suite et s'installer avec elle à Pouzzoles ou à Naples. Vous voulez, dites-vous, y terminer un livre? Où travaillerez-vous mieux qu'à la ville? Entre ses murs, vous pouvez faire passer les plus vastes décors qu'il vous plaira; vous y éviterez plus facilement qu'à Pouzzoles les déjeuners de la princesse de Bergame et vous serez moins souvent tenté de vous promener sans rien faire. Pourquoi surtout vous acharner à vouloir jouir du présent, pleurer de n'y pas réussir? Homme d'imagination, vous ne pouvez jouir que par le regret ou dans l'attente, c'est-à-dire du passé ou de l'avenir.

Voilà pourquoi, Olivian, vous êtes mécontent de votre maîtresse, de vos villégiatures et de vous-même. La raison de ces maux, vous l'avez peut-être déjà remarquée; mais alors pourquoi vous y complaire au lieu de chercher à les guérir? C'est que vous êtes bien misérable, Olivian. Vous n'étiez pas encore un homme, et déjà vous êtes un homme de lettres.

 

 

XIV

Personnages de la comédie mondaine

 :

De même que dans les comédies Scaramouche est toujours vantard et Arlequin toujours balourd, que la conduite de Pasquino n'est qu'intrigue, celle de Pantalon qu'avarice et que crédulité; de même la société a décrété que Guido est spirituel mais perfide, et n'hésiterait pas pour faire un bon mot à sacrifier un ami; que Girolamo capitalise, sous les dehors d'une rude franchise, des trésors de sensibilité; que Castruccio, dont on peut flétrir les vices, est l'ami le plus sûr et le fils le plus délicat; qu'Iago, malgré dix beaux livres, n'est qu'un amateur, tandis que quelques mauvais articles de journaux ont aussitôt sacré Ercole un écrivain; que Cesare doit tenir à la police, être reporter ou espion.

Cardenio est snob et Pippo n'est qu'un faux bonhomme, malgré ses protestations d'amitié. Quant à Fortunata, c'est chose à jamais convenue, elle est bonne. La rondeur de son embonpoint garantit assez la bienveillance de son caractère: comment une si grosse dame serait-elle une méchante personne?

Chacun d'ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s'en écarte d'autant plus que la conception a priori de ses qualités, en lui ouvrant un large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte d'impunité. Son personnage immuable d'ami sûr en général permet à Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L'ami seul en souffre: «Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio, cet ami si fidèle!» Fortunata peut répandre à longs flots les médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous les plis de son corsage, dont l'ampleur vague sert à tout dissimuler. Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami sa rudesse jusqu'à la férocité, puisqu'il est entendu que c'est dans son intérêt qu'il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma santé, c'est pour en faire un rapport au doge. Il ne m'en a pas demandé: comme il sait cacher son jeu! Guido m'aborde, il me complimente sur ma bonne mine. «Personne n'est aussi spirituel que lui, mais il est vraiment trop méchant», s'écrient en chœur les personnes présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio, de Guido, de Cardenio, d'Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et le type qu'ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société ne veut pas la voir. Mais elle n'est pas sans terme. Quoi que fasse Girolamo, c'est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils peuvent s'écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité s'impose à la longue avec une force attractive croissante à ces personnes d'une originalité faible, et d'une conduite peu cohérente que finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs universelles variations.

Girolamo, en disant à un ami «ses vérités», lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque éclatant, et maintenant bien près d'être sincère. Il mêle à la violence de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui a si longtemps prêtée qu'il a fini par la garder. Fortunata, que son embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté, désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de sa propre personnalité, sent s'adoucir en elle l'acrimonie qui seule l'empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes que le monde lui avait déléguées. L'esprit des mots «bienveillance», «bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité. Elle a le sentiment vague et profond d'exercer une magistrature considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre individualité et apparût alors comme l'assemblée plénière, houleuse et pourtant molle, des juges bienveillants qu'elle préside et dont l'assentiment l'agite au loin... Et quand, dans les soirées où l'on cause, chacun, sans s'embarrasser des contradictions de la conduite de ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé, range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une satisfaction émue qu'incontestablement le niveau de la conversation s'élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas appesantir jusqu'au sommeil des têtes peu habituées à l'abstraction (on est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l'un, la malveillance de l'autre, le libertinage ou la dureté d'un troisième, on se sépare, et chacun, certain d'avoir payé largement son tribut à la bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords, dans la paix d'une conscience qui vient de donner ses preuves, aux vices élégants qu'il cumule.

 

Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une autre, perdraient leur part de vérité.

Quand Arlequin quitta la scène bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C'est ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme supérieure et Girolamo pour un homme d'esprit. Il faut ajouter aussi que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre tenant l'emploi. Elle lui en donne d'abord qui ne lui vont pas. Si c'est vraiment un homme original et qu'aucun ne soit à sa taille, incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de caractère à sa mesure, elle l'exclut; à moins qu'il puisse jouer avec grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.