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- L e R o m a n
e x p é r i m e n t a l
Charpentier, Paris 1890
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- Le Roman expérimental est un essai qui peut être considéré comme le manifeste romanesque d'Émile Zola. Influencé par les thèses sur l'hérédité exposées par Claude Bernard dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, il présente les lignes de force qui sous-tendent toute son oeuvre.
Dans mes études littéraires, j'ai souvent
parlé de la méthode expérimentale appliquée
au roman et au drame. Le retour à la nature, l'évolution
naturaliste qui emporte le siècle, pousse peu à peu toutes
les manifestations de l'intelligence humaine dans une même voie scientifique.
Seulement, l'idée d'une littérature déterminée
par la science, a pu surprendre, faute d'être précisée
et comprise. Il me paraît donc utile de dire nettement ce qu'il faut
entendre, selon moi, par le roman expérimental.
Je n'aurai à faire ici qu'un travail d'adaptation,
car la méthode expérimentale a été établie
avec une force et une clarté merveilleuses par Claude Bernard, dans
son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.
Ce livre, d'un savant dont l'autorité est décisive, va me
servir de base solide. Je trouverai là toute la question traitée,
et je me bornerai, comme arguments irréfutables, à donner
les citations qui me seront nécessaires. Ce ne sera donc qu'une
compilation de textes; car je compte, sur tous les points, me retrancher
derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer
le mot «médecin» par le mot «romancier», pour rendre ma pensée
claire et lui apporter la rigueur d'une vérité scientifique. Ce qui a déterminé mon choix et l'a
arrêté sur l'Introduction, c'est que précisément
la médecine, aux yeux d'un grand nombre, est encore un art, comme
le roman. Claude Bernard a, toute sa vie, cherché et combattu pour
faire entrer la médecine dans une voie scientifique. Nous assistons
là aux balbutiements d'une science se dégageant peu à
peu de l'empirisme pour se fixer dans la vérité, grâce
à la méthode expérimentale. Claude Bernard démontre
que cette méthode appliquée dans l'étude des corps
bruts, dans la chimie et dans la physique, doit l'être également
dans l'étude des corps vivants, en physiologie et en médecine.
Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode
expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique,
elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle
et intellectuelle. Ce n'est là qu'une question de degrés
dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de
la physiologie à l'anthropologie et à la sociologie. Le roman
expérimental est au bout.
Pour plus de clarté, je crois devoir résumer
brièvement ici l'Introduction,. On saisira mieux les applications
que je ferai des textes, en connaissant le plan de l'ouvrage et les matières
dont il traite.
Claude Bernard, après avoir déclaré
que la médecine entre désormais dans la voie scientifique
en s'appuyant sur la physiologie, et grâce à la méthode
expérimentale, établit d'abord les différences qui
existent entre les sciences d'observation et les sciences d'expérimentation.
Il en arrive à conclure que l'expérience n'est au fond qu'une
observation provoquée. Tout le raisonnement expérimental
est basé sur le doute, car l'expérimentateur doit n'avoir
aucune idée préconçue devant la nature et garder toujours
sa liberté d'esprit. Il accepte simplement les phénomènes
qui se produisent, lorsqu'ils sont prouvés.
Ensuite, dans la deuxième partie, il aborde
son véritable sujet, en démontrant que la spontanéité
des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de l'expérimentation.
La différence vient uniquement de ce qu'un corps brut se trouve
dans le milieu extérieur et commun, tandis que les éléments
des organismes supérieurs baignent dans un milieu intérieur
et perfectionné, mais doué de propriétés physico-chimiques
constantes, comme le milieu extérieur. Dès lors, il y a un
déterminisme absolu dans les conditions d'existence des phénomènes
naturels, aussi bien pour les corps vivants que pour les corps bruts. Il
appelle «déterminisme» la cause qui détermine l'apparition
des phénomènes. Cette cause prochaine, comme il la nomme,
n'est rien autre chose [sic] que la condition physique et matérielle
de l'existence ou de la manifestation des phénomènes. Le
but de la méthode expérimentale, le terme de toute recherche
scientifique, est donc identique pour les corps vivants et pour les corps
bruts: il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène
quelconque à sa cause prochaine, ou, autrement dit, à déterminer
les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène.
La science expérimentale ne doit pas s'inquiéter du pourquoi
des choses; elle explique le comment, pas davantage.
Après avoir exposé les considérations
expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts,
Claude Bernard passe aux considérations expérimentales spéciales
aux êtres vivants. La grande et unique différence est qu'il
y a, dans l'organisme des êtres vivants, à considérer
un ensemble harmonique des phénomènes. Il traite ensuite
de la pratique expérimentale sur les êtres vivants, de la
vivisection, des conditions anatomiques préparatoires, du choix
des animaux, de l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes,
enfin du laboratoire du physiologiste.
Puis, dans la dernière partie de l'Introduction,
Claude Bernard donne des exemples d'investigation expérimentale
physiologique, pour appuyer les idées qu'il a formulées.
Il fournit ensuite des exemples de critique expérimentale physiologique.
Et il termine en indiquant les obstacles philosophiques que rencontre la
médecine expérimentale. Au premier rang, il met la fausse
application de la physiologie à la médecine, l'ignorance
scientifique, ainsi que certaines illusions de l'esprit médical.
D'ailleurs, il conclut en disant que la médecine empirique et la
médecine expérimentale, n'étant point incompatibles,
doivent être, au contraire, inséparables l'une de l'autre.
Le dernier mot du livre est que la médecine expérimentale
ne répond à aucune doctrine médicale ni à aucun
système philosophique.
Telle est, en très gros, la carcasse de l'Introduction,
dépouillée de sa chair. J'espère que ce rapide exposé
suffira pour combler les trous que me façon de procéder va
fatalement produire; car, naturellement, je ne prendrai à l'oeuvre
que les citations nécessaires pour définir et commenter le
roman expérimental. Je le répète, ce n'est ici qu'un
terrain sur lequel je m'appuie, et le terrain le plus riche en arguments
et en preuves de toutes sortes. La médecine expérimentale
qui bégaye peut seule nous donner une idée exacte de la littérature
expérimentale qui, dans l'oeuf encore, n'en est pas même au
bégaiement.
I
Avant tout, la première question qui se pose
est celle-ci: en littérature, où jusqu'ici l'observation
paraît avoir été seule employée, l'expérience
est-elle possible?
Claude Bernard discute longuement sur l'observation
et sur l'expérience. Il existe d'abord une ligne de démarcation
bien nette. La voici: «On donne le nom d'observateur à celui qui
applique les procédés d'investigations simples ou complexes
à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas
varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les
lui offre; on donne le nom d'expérimentateur à celui qui
emploie les procédés d'investigations simples ou complexes
pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes
naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des
conditions dans lesquelles la nature ne les présentait pas.» Par
exemple, l'astronomie est une science d'observation, parce qu'on ne conçoit
pas un astronome agissant sur les astres; tandis que la chimie est une
science d'expérimentation car le chimiste agit sur la nature et
la modifie. Telle est, selon Claude Bernard, la seule distinction vraiment
importante qui sépare l'observateur de l'expérimentateur.
Je ne puis le suivre dans sa discussion des différentes
définitions données jusqu'à ce jour. Comme je l'ai
dit, il finit par conclure que l'expérience n'est au fond qu'une
observation provoquée. Je cite: «Dans la méthode expérimentale,
la recherche des faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne
toujours d'un raisonnement, de sorte que, le plus ordinairement, l'expérimentateur
fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur
d'une idée expérimentale. Alors, on peut dire que, dans ce
cas, l'expérience est une observation provoquée dans un but
de contrôle.»
Du reste, pour arriver à déterminer
ce qu'il peut y avoir d'observation et d'expérimentation dans le
roman naturaliste, je n'ai besoin que des passages suivants:
«L'observateur constate purement et simplement les
phénomènes qu'il a sous les yeux... Il doit être le
photographe des phénomènes; son observation doit représenter
exactement la nature... Il écoute la nature, et il écrit
sous sa dictée. Mais une fois le fait constaté et le phénomène
bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient,
et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène.
L'expérimentateur est celui qui, en vertu d'une interprétation
plus ou moins probable, mais anticipée, des phénomènes
observés, institue l'expérience de manière que, dans
l'ordre logique des prévisions, elle fournisse un résultat
qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée
préconçue... Dès le moment où le résultat
de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve
en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et
qu'il faut constater, comme toute observation, sans idée préconçue.
L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se
transformer instantanément en observateur; et ce n'est qu'après
qu'il aura constaté les résultats de l'expérience
absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra
pour raisonner, comparer, et juger si l'hypothèse expérimentale
est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats.»
Tout le mécanisme est là. Il est un
peu compliqué, et Claude Bernard est amené à dire:
«Quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant
qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que
l'est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel,
entre ce qui résulte de l'observation et ce qui appartient à
l'expérience, qu'il serait impossible et d'ailleurs inutile de vouloir
analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes.» En
somme, on peut dire que l'observation «montre» et que l'expérience
«instruit».
Eh bien! en revenant au roman, nous voyons également
que le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur.
L'observateur chez lui donne les faits tels qu'il les a observés,
pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel
vont marcher les personnages et se développer les phénomènes.
Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience,
je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière,
pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le
déterminisme des phénomènes mis à l'étude.
C'est presque toujours ici une expérience «pour voir» comme l'appelle
Claude Bernard. Le romancier part à la recherche d'une vérité.
Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans la Cousine
Bette, de Balzac. Le fait général observé par
Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d'un homme amène
chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès
qu'il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis
il a institué son expérience en soumettant Hulot à
une série d'épreuves, en le faisant passer par certains milieux,
pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est
donc évident qu'il n'y a pas seulement là observation, mais
qu'il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s'en tient pas
strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu'il intervient
d'une façon directe pour placer son personnage dans ses [sic] conditions
dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que
telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira
au point de vue de l'individu et de la société; et un roman
expérimental, la Cousine Bette par exemple, est simplement
le procès-verbal de l'expérience, que le romancier répète
sous les yeux du public. En somme, toute l'opération consiste à
prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme
des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances
et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature. Au
bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique,
dans son action individuelle et sociale.
Sans doute, nous sommes loin ici des certitudes de
la chimie et même de la physiologie. Nous ne connaissons point encore
les réactifs qui décomposent les passions et qui permettent
de les analyser. Souvent, dans cette étude, je rappellerai ainsi
que le roman expérimental est plus jeune que la médecine
expérimentale, laquelle pourtant est à peine née.
Mais je n'entends pas constater les résultats acquis, je désire
simplement exposer clairement une méthode. Si le romancier expérimental
marche encore à tâtons dans la plus obscure et la plus complexe
des sciences, cela n'empêche pas cette science d'exister. Il est
indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons
à cette heure, est une expérience véritable que le
romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation.
D'ailleurs, cette opinion n'est pas seulement la
mienne, elle est également celle de Claude Bernard. Il dit quelque
part: «Dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences
les uns sur les autres.» Et, ce qui est plus concluant, voici toute la
théorie du roman expérimental. «Quand nous raisonnons sur
nos propres actes, nous avons un guide certain, parce que nous avons conscience
de ce que nous pensons et de ce que nous sentons. Mais si nous voulons
juger les actes d'un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir,
c'est tout différent. Sans doute, nous avons devant les yeux les
mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes
sûrs, les modes d'expression de sa sensibilité et de sa volonté.
De plus, nous admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre
les actes et leur cause; mais quelle est cette cause? Nous ne la sentons
pas en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de nous-mêmes;
nous sommes donc obligés de l'interpréter, de la supposer
d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que nous entendons.
Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les
autres; nous considérons comment il agit dans telle circonstance,
et en un mot, nous recourons à la méthode expérimentale.»
Tout ce que j'ai avancé plus haut est résumé dans
cette dernière phrase, qui est d'un savant.
Je citerai encore cette image de Claude Bernard,
qui m'a beaucoup frappé: «L'expérimentateur est le juge d'instruction
de la nature.» Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction
des hommes et de leurs passions.
Mais voyez quelle première clarté jaillit,
lorsqu'on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale
appliquée dans le roman, avec toute la rigueur scientifique que
la matière supporte aujourd'hui. Un reproche bête qu'on nous
fait, à nous autres écrivains naturalistes, c'est de vouloir
être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer
que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on
n'en continue pas moins à nous répondre par des arguments
imbéciles sur l'impossibilité d'être strictement vrai,
sur le besoin d'arranger les faits pour constituer une oeuvre d'art quelconque.
Eh bien! avec l'application de la méthode expérimentale au
roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne
avec elle l'idée de modification. Nous partons bien des faits vrais,
qui sont notre base indestructible; mais, pour montrer le mécanisme
des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes;
c'est là notre part d'invention, de génie dans l'oeuvre. Ainsi,
sans avoir à recourir aux questions de la forme, du style, que j'examinerai
plus tard, je constate dès maintenant que nous devons modifier la
nature, sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans
la méthode expérimentale. Si l'on se reporte à cette
définition: «L'observation montre, l'expérience instruit»,
nous pouvons dès maintenant réclamer pour nos livres cette
haute leçon de l'expérience.
L'écrivain, loin d'être diminué,
grandit ici singulièrement. Une expérience, même la
plus simple, est toujours basée sur une idée, née
elle-même d'une observation. Comme le dit Claude Bernard: «L'idée
expérimentale n'est point arbitraire ni purement imaginaire; elle
doit toujours avoir un point d'appui dans la réalité observée,
c'est-à-dire dans la nature.» C'est sur cette idée et sur
le doute qu'il base toute la méthode. «L'apparition de l'idée
expérimentale, dit-il plus loin, est toute spontanée, et
sa nature est toute individuelle; c'est un sentiment particulier, un quid
proprium, qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie
de chacun.» Ensuite, il fait du doute le grand levier scientifique. «Le
douteur est le vrai savant; il ne doute que de lui-même et de ses
interprétations, mais il croit à la science; il admet même,
dans les sciences expérimentales, un critérium ou un principe
absolu, le déterminisme des phénomènes, qui est absolu
aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans
ceux des corps bruts.» Ainsi donc, au lieu d'enfermer le romancier dans
des liens étroits, la méthode expérimentale le laisse
à toute son intelligence de penseur et à tout son génie
de créateur. Il lui faudra voir, comprendre, inventer. Un fait observé
devra faire jaillir l'idée de l'expérience à instituer,
du roman à écrire, pour arriver à la connaissance
complète d'une vérité. Puis, lorsqu'il aura discuté
et arrêté le plan de cette expérience, il en jugera
à chaque minute les résultats avec la liberté d'esprit
d'un homme qui accepte les seuls faits conformes au déterminisme
des phénomènes. Il est parti du doute pour arriver à
la connaissance absolue; et il ne cesse de douter que lorsque le mécanisme
de la passion, démontée et remontée par lui, fonctionne
selon les lois fixées par la nature. Il n'y a pas de besogne plus
large ni plus libre pour l'esprit humain. Nous verrons plus loin les misères
des scolastiques, des systématiques et des théoriciens de
l'idéal, à côté du triomphe des expérimentateurs.
Je résume cette première partie en
répétant que les romanciers naturalistes observent et expérimentent,
et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent
en face des vérités mal connues, des phénomènes
inexpliqués, jusqu'à ce qu'une idée expérimentale
éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à
instituer une expérience, pour analyser les faits et s'en rendre
les maîtres.
II
Telle est donc la méthode expérimentale.
Mais on a nié longtemps que cette méthode pût être
appliquée aux corps vivants. C'est ici le point important de la
question, que je vais examiner avec Claude Bernard. Le raisonnement sera
ensuite des plus simples: si la méthode expérimentale a pu
être portée de la chimie et de la physique dans la physiologie
et la médecine, elle peut l'être de la physiologie dans le
roman naturaliste.
Cuvier, pour ne citer que ce savant, prétendait
que l'expérimentation, applicable aux corps bruts, ne l'était
pas aux corps vivants; la physiologie, selon lui, devait être purement
une science d'observation et de déduction anatomique. Les vitalistes
admettent encore une force vitale, qui serait, dans les corps vivants,
une lutte incessante avec les forces physico-chimiques et qui neutraliserait
leur action. Claude Bernard, au contraire, nie toute force mystérieuse
et affirme que l'expérimentation est applicable partout. «Je me
propose, dit-il, d'établir que la science des phénomènes
de la vie ne peut avoir d'autres bases que la science des phénomènes
des corps bruts, et qu'il n'y a, sous ce rapport, aucune différence
entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques.
En effet, le but que se propose la méthode expérimentale
est le même partout; il consiste à rattacher par l'expérience
les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence
ou à leurs causes prochaines.»
Il me paraît inutile d'entrer dans les explications
et les raisonnements compliqués de Claude Bernard. J'ai dit qu'il
insistait sur l'existence d'un milieu intérieur chez l'être
vivant. «Dans l'expérimentation sur les corps bruts, dit-il, il
n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique
extérieur; tandis que, chez les êtres vivants élevés,
il y a au moins deux milieux à considérer: le milieu extérieur
ou extra-organique, et le milieu intérieur ou intra-organique. La
complexité due à l'existence d'un milieu organique intérieur
est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons
dans la détermination expérimentale des phénomènes
de la vie et dans l'application des moyens capables de la modifier.» Et
il part de là pour établir qu'il y a des lois fixes pour
les éléments physiologiques plongés dans le milieu
intérieur, comme il y a des lois fixes pour les éléments
chimiques qui baignent dans le milieu extérieur. Dès lors,
on peut expérimenter sur l'être vivant comme sur le corps
brut; il s'agit seulement de se mettre dans les conditions voulues.
J'insiste, parce que, je le répète,
le point important de la question est là. Claude Bernard, en parlant
des vitalistes, écrit ceci: «Ils considèrent la vie comme
une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement
en s'affranchissant de tout déterminisme et ils taxent de matérialistes
tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes
vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées.
Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper
une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit; les progrès
seuls de la science les feront disparaître.» Et il pose cet axiome
: «Chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les
conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées
d'une façon absolue.»
Je me borne pour ne pas trop compliquer le raisonnement.
Voilà donc le progrès de la science. Au siècle dernier,
une application plus exacte de la méthode expérimentale,
crée la chimie et la physique, qui se dégagent de l'irrationnel
et du surnaturel. On découvre qu'il y a des lois fixes, grâce
à l'analyse; on se rend maître des phénomènes.
Puis, un nouveau pas est franchi. Les corps vivants, dans lesquels les
vitalistes admettaient encore une influence mystérieuse, sont à
leur tour ramenés et réduits au mécanisme général
de la matière. La science prouve que les conditions d'existence
de tout phénomène sont les mêmes dans les corps vivants
que dans les corps bruts; et dès lors, la physiologie prend peu
à peu les certitudes de la chimie et de la physique. Mais va-t-on
s'arrêter là? Evidemment non. Quand on aura prouvé
que le corps de l'homme est une machine, dont on pourra un jour démonter
et remonter les rouages au gré de l'expérimentateur, il faudra
bien passer aux actes passionnels et intellectuels de l'homme. Dès
lors, nous entrerons dans le domaine qui, jusqu'à présent,
appartenait à la philosophie et à la littérature;
ce sera la conquête décisive par la science des hypothèses
des philosophes et des écrivains. On a la chimie et la physique
expérimentales; on aura la physiologie expérimentale; plus
tard encore, on aura le roman expérimental. C'est là une
progression qui s'impose et dont le dernier terme est facile à prévoir
dès aujourd'hui. Tout se tient, il fallait partir du déterminisme
des corps bruts, pour arriver au déterminisme des corps vivants;
et, puisque des savants comme Claude Bernard démontrent maintenant
que des lois fixes régissent le corps humain, on peut annoncer,
sans crainte de se tromper, l'heure où les lois de la pensée
et des passions seront formulées à leur tour. Un même
déterminisme doit régir la pierre des chemins et le cerveau
de l'homme.
Cette opinion se trouve dans l'Introduction.
Je ne saurais trop répéter que je prends tous mes arguments
dans Claude Bernard. Après avoir expliqué que des phénomènes
tout à fait spéciaux peuvent être le résultat
de l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments
organisés, il écrit ceci: «Je suis persuadé que les
obstacles qui entourent l'étude expérimentale des phénomènes
psychologiques sont en grande partie dus à des difficultés
de cet ordre; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse
de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire
rentrer les phénomènes cérébraux, comme tous
les phénomènes des corps vivants, dans les lois d'un déterminisme
scientifique.» Cela est clair. Plus tard, sans doute, la science trouvera
ce déterminisme de toutes les manifestations cérébrales
et sensuelles de l'homme.
Dès ce jour, la science entre donc dans notre
domaine, à nous romanciers, qui sommes à cette heure des
analystes de l'homme, dans son action individuelle et sociale. Nous continuons,
par nos observations et nos expériences, la besogne du physiologiste,
qui a continué celle du physicien et du chimiste. Nous faisons en
quelque sorte de la psychologie scientifique, pour compléter la
physiologie scientifique; et nous n'avons, pour achever l'évolution,
qu'à apporter dans nos études de la nature et de l'homme
l'outil décisif de la méthode expérimentale. En un
mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les passions,
sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent
sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps
vivants. Le déterminisme domine tout, C'est l'investigation scientifique,
c'est le raisonnement expérimental qui combat une à une les
hypothèses des idéalistes, et qui remplace les romans de
pure imagination par les romans d'observation et d'expérimentation.
Certes, je n'entends pas ici formuler des lois. Dans
l'état actuel de la science de l'homme, la confusion et l'obscurité
sont encore trop grandes pour qu'on se risque à la moindre synthèse.
Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a un déterminisme absolu
pour tous les phénomènes humains. Dès lors, l'investigation
est un devoir. Nous avons la méthode, nous devons aller en avant,
si même une vie entière d'efforts n'aboutissait qu'à
la conquête d'une parcelle de vérité. Voyez la physiologie:
Claude Bernard a fait de grandes découvertes, et il est mort en
avouant qu'il ne savait rien ou presque rien. A chaque page, il confesse
les difficultés de sa tâche, «Dans les relations phénoménales,
dit-il, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une
complexité plus ou moins grande. Sous ce rapport, la complexité
des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande
que celle des phénomènes vitaux; c'est pourquoi les sciences
qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se
constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une
complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés
vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.»
Que dire alors des difficultés que doit rencontrer le roman expérimental,
qui prend à la physiologie ses études sur les organes les
plus complexes et les plus délicats, qui traite des manifestations
les plus élevées de l'homme, comme individu et comme membre
social? Evidemment, l'analyse se complique ici davantage. Donc, si la physiologie
se constitue aujourd'hui, il est naturel que le roman expérimental
en soit seulement à ses premiers pas. On le prévoit comme
une conséquence fatale de l'évolution scientifique du siècle;
mais il est impossible de le baser sur des lois certaines. Quand Claude
Bernard parle «des vérités restreintes et précaires
de la science biologique», on peut bien confesser que les vérités
de la science de l'homme, au point de vue du mécanisme intellectuel
et passionnel, sont plus précaires et plus restreintes encore. Nous
balbutions, nous sommes les derniers venus; mais cela ne doit être
qu'un aiguillon de plus pour nous pousser à des études exactes,
du moment que nous avons l'outil, la méthode expérimentale,
et que notre but est très net, connaître le déterminisme
des phénomènes et nous rendre maîtres de ces phénomènes.
Sans me risquer à formuler des lois, j'estime
que la question d'hérédité a une grande influence
dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je
donne aussi une importance considérable au milieu. Il faudrait sur
la méthode aborder les théories de Darwin; mais ceci n'est
qu'une étude générale expérimentale appliquée
au roman, et je me perdrais, si je voulais entrer dans les détails.
Je dirai simplement un mot des milieux. Nous venons de voir l'importance
décisive donnée par Claude Bernard à l'étude
du milieu intra-organique, dont on doit tenir compte, si l'on veut trouver
le déterminisme des phénomènes chez les êtres
vivants. Eh bien! dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres
vivants je crois que le milieu social a également une importance
capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute mécanisme
de la pensée et des passions; nous saurons comment fonctionne la
machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment
il va de la raison à la passion et à la folie; mais ces phénomènes,
ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du
milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément
et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société,
dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu
social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre
grande étude est là, dans le travail réciproque de
la société sur l'individu et de l'individu sur la société.
Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu intérieur
sont purement chimiques et physiques, ce qui lui permet d'en trouver les
lois aisément. Nous n'en sommes pas à pouvoir prouver que
le milieu social n'est, lui aussi, que chimique et physique. Il l'est à
coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un groupe
d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques
et chimiques qui régissent aussi bien les corps vivants que les
corps bruts. Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu
social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu
maître chez l'homme. Et c'est là ce qui constitue le roman
expérimental: posséder le mécanisme des phénomènes
chez l'homme, montrer les rouages des manifestations intellectuelles et
sensuelles telles que la physiologie nous les expliquera, sous les influences
de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis
montrer l'homme vivant dans le milieu social qu'il a produit lui-même,
qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à
son tour une transformation continue. Ainsi donc, nous nous appuyons sur
la physiologie, nous prenons l'homme isolé des mains du physiologiste,
pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement
la question de savoir comment se comportent les hommes, dès qu'ils
sont en société.
Ces idées générales suffisent
pour nous guider aujourd'hui. Plus tard, lorsque la science aura marché,
lorsque le roman expérimental aura donné des résultats
décisifs, quelque critique précisera ce que je ne fais qu'indiquer
aujourd'hui.
D'ailleurs, Claude Bernard confesse combien est difficile
l'application de la méthode expérimentale aux êtres
vivants. «Le corps vivant, dit-il, surtout chez les animaux élevés,
ne tombe jamais en indifférence physico-chimique avec le milieu
extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution
organique en apparence spontanée et constante, et bien que cette
évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se
manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et
dans sa modalité.» Et il conclut comme je l'ai dit. «En résumé,
c'est seulement dans les conditions physico-chimiques du milieu intérieur
que nous trouverons le déterminisme des phénomènes
extérieurs de la vie.» Mais quelles que soient les complexités
qui se présentent, et lors même que des phénomènes
spéciaux se produisent, l'application de la méthode expérimentale
reste rigoureuse. «Si les phénomènes vitaux ont une complexité
et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n'offrent
cette différence qu'en vertu des conditions déterminées
ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales
doivent différer des autres par leurs applications et par leurs
lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode
scientifique.»
Il me faut dire encore un mot des limites que Claude
Bernard trace à la science. Pour lui, nous ignorerons toujours le
pourquoi
des choses; nous ne pouvons savoir que le comment. C'est ce qu'il exprime
en ces termes: «La nature de notre esprit nous porte à chercher
l'essence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que
le but qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience
nous apprend bientôt que nous ne devons pas aller au delà
du comment, c'est-à-dire au delà de la cause prochaine ou
des conditions d'existence des phénomènes.» Plus loin il
donne cet exemple: «Si nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes
font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil
et savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le sommeil
n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en contact avec
certains éléments organiques qu'elle modifie.» Et la conclusion
pratique est celle-ci: «La science a précisément le privilège
de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience
au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de notre connaissance
actuelle. Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que
la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance.»
Toutes ces considérations sont strictement applicables au roman
expérimental. Pour ne point s'égarer dans les spéculations
philosophiques, pour remplacer les hypothèses idéalistes
par la lente conquête de l'inconnu, il doit s'en tenir à la
recherche du pourquoi [sic, probablement erreur typographique pour «comment»]
des choses. C'est là son rôle exact, et c'est de là
qu'il tire, comme nous allons le voir, sa raison d'être et sa morale.
J'en suis donc arrivé à ce point:
le roman expérimental est une conséquence de l'évolution
scientifique du siècle; il continue et complète la physiologie,
qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue
à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique,
l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et
déterminé par les influences du milieu; il est en un mot
la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature
classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique
et de théologie. Maintenant, je passe à la grande question
d'application et de morale.
III
Le but de la méthode expérimentale,
en physiologie et en médecine, est d'étudier les phénomènes
pour s'en rendre maître. Claude Bernard, à chaque page de
l'Introduction, revient sur cette idée. Comme il le déclare
: «Toute la philosophie naturelle se résume en cela: connaître
la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental
se réduit à ceci: prévoir et diriger les phénomènes.»
Plus loin, il donne un exemple: «Il ne suffira pas au médecin expérimentateur
comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit
la fièvre; mais ce qu'il lui importe surtout, c'est de savoir ce
que c'est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme
par lequel le quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin
expérimentateur, parce que, dès qu'il le saura, le fait de
guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait
empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera
alors à des conditions qui le relieront à d'autres phénomènes,
et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l'organisme
et à la possibilité d'en régler les manifestations.»
L'exemple devient frappant dans le cas de la gale. «Aujourd'hui que la
cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement,
tout est devenu scientifique et l'empirisme a disparu... On guérit
toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales
connues pour atteindre ce but.»
Donc tel est le but, telle est la morale, dans la
physiologie et dans la médecine expérimentales: se rendre
maître de la vie pour la diriger. Admettons que la science ait marché,
que la conquête de l'inconnu soit complète: l'âge scientifique
que Claude Bernard a vu en rêve sera réalisé. Dès
lors, le médecin sera maître des maladies; il guérira
à coup sûr, il agira sur les corps vivants pour le bonheur
et pour la vigueur de l'espèce. On entrera dans un siècle
où l'homme tout-puissant aura asservi la nature et utilisera ses
lois pour faire régner sur cette terre la plus grande somme de justice
et de liberté possible. Il n'y a pas de but plus noble, plus haut,
plus grand. Notre rôle d'être intelligent est là: pénétrer
le pourquoi [ou le comment? - voir ci-dessus] des choses, pour devenir
supérieur aux choses et les réduire à l'état
de rouages obéissants.
Eh bien! ce rêve du physiologiste et du médecin
expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à
l'étude naturelle et sociale de l'homme la méthode expérimentale.
Notre but est le leur; nous voulons, nous aussi, être les maîtres
des phénomènes des éléments intellectuels et
personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes
expérimentateurs, montrant par l'expérience de quelle façon
se comporte une passion dans un milieu social.
Le jour où nous tiendrons le mécanisme
de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au
moins la rendre la plus inoffensive possible. Et voilà où
se trouvent l'utilité pratique et la haute morale de nos oeuvres
naturalistes, qui expérimentent sur l'homme, qui démontent
et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour
la faire fonctionner sous l'influence des milieux. Quand les temps auront
marché, quand on possédera les lois, il n'y aura plus qu'à
agir sur les individus et sur les milieux, si l'on veut arriver au meilleur
état social. C'est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique
et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques.
Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d'une
application plus large. Etre maître du bien et du mal, régler
la vie, régler la société, résoudre à
la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des
bases solides à la justice en résolvant par l'expérience
les questions de criminalité, n'est-ce pas là être
les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain? Que
l'on compare un instant la besogne des romanciers idéalistes à
la nôtre; et ici ce mot d'idéalistes indique les écrivains
qui sortent de l'observation et de l'expérience pour baser leurs
oeuvres sur le surnaturel et l'irrationnel, qui admettent en un mot des
forces mystérieuses, en dehors du déterminisme des phénomènes.
Claude Bernard répondra encore pour moi: «Ce qui distingue le raisonnement
expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité
de l'un et la stérilité de l'autre. C'est précisément
le scolastique qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à
rien; cela se conçoit, puisque par un principe absolu, il se place
en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire
l'expérimentateur qui doute toujours et qui ne croit posséder
la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les
phénomènes qui l'entourent et à étendre sa
puissance sur la nature.» Tout à l'heure, je reviendrai sur cette
question de l'idéal, qui n'est, en somme, que la question de l'indéterminisme.
Claude Bernard dit avec raison: «La conquête intellectuelle de l'homme
consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme,
à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale
il gagne du terrain sur le déterminisme.» Notre vraie besogne est
là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu
à l'inconnu, pour nous rendre maître de la nature tandis que
les romanciers idéalistes restent de parti pris dans l'inconnu,
par toutes sortes de préjugés religieux et philosophiques,
sous le prétexte stupéfiant que l'inconnu est plus noble
et plus beau que le connu. Si notre besogne, parfois cruelle, si nos tableaux
terribles avaient besoin d'être excusés, je trouverais encore
chez Claude Bernard cet argument décisif. «On n'arrivera jamais
à des généralisations vraiment fécondes et
lumineuses sur les phénomènes vitaux qu'autant qu'on aura
expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital,
l'amphithéâtre et le laboratoire le terrain fétide
ou palpitant de la vie... S'il fallait donner une comparaison qui exprimât
mon sentiment sur la science de la vie, je dirais que c'est un salon superbe,
tout resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir
qu'en passant par une longue et affreuse cuisine.»
J'insiste sur ce mot que j'ai employé de moralistes
expérimentateurs appliqué aux romanciers naturalistes. Une
page de l'Introduction m'a surtout frappé, celle où
l'auteur parle du circulus vital. Je cite: «Les organes musculaires et
nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent
le sang; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent.
Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient
une sorte de mouvement perpétuel, jusqu'à ce que le dérangement
ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire
ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt
dans le jeu de la machine animale. Le problème du médecin
expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme
simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à
saisir le phénomène initial... Nous verrons comment une dislocation
de l'organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence
peut être ramené à un déterminisme simple initial
qui provoque ensuite les déterminismes les plus complexes.» Il n'y
a encore ici qu'à changer les mots de médecin expérimentateur,
par ceux de romancier expérimentateur, et tout ce passage s'applique
exactement à notre littérature naturaliste. Le circulus social
est identique au circulus vital: dans la société comme dans
le corps humain, il existe une solidarité qui lie les différents
membres, les différents organes entre eux, de telle sorte que, si
un organe se pourrit, beaucoup d'autres sont atteints, et qu'une maladie
très complexe se déclare. Dès lors, dans nos romans,
lorsque nous expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la
société, nous procédons comme le médecin expérimentateur,
nous tâchons de trouver le déterminisme simple initial, pour
arriver ensuite au déterminisme complexe dont l'action a suivi.
Je reprends l'exemple du baron Hulot, dans la Cousine Bette. Voyez
le résultat final, le dénouement du roman; une famille entière
détruite, toutes sortes de drames secondaires se produisant, sous
l'action du tempérament amoureux de Hulot. C'est là, dans
ce tempérament, que se trouve le déterminisme initial. Un
membre, Hulot, se gangrène, et aussitôt tout se gâte
autour de lui, le circulus social se détraque, la santé de
la société se trouve compromise. Aussi, comme Balzac a insisté
sur la figure du baron Hulot, comme il l'a analysée avec un soin
scrupuleux! L'expérience porte avant tout sur lui, parce qu'il s'agissait
de se rendre maître du phénomène de cette passion pour
la diriger; admettez qu'on puisse guérir Hulot, ou du moins le contenir
et le rendre inoffensif, tout de suite le drame n'a plus de raison d'être,
on rétablit l'équilibre, ou pour mieux dire la santé
dans le corps social. Donc, les romanciers naturalistes sont bien en effet
des moralistes expérimentateurs.
Et j'arrive ainsi au gros reproche dont on croit
accabler les romanciers naturalistes en les traitant de fatalistes. Que
de fois on a voulu nous prouver que, du moment où nous n'acceptions
pas le libre arbitre, du moment où l'homme n'était plus pour
nous qu'une machine animale agissant sous l'influence de l'hérédité
et des milieux, nous tombions à un fatalisme grossier, nous ravalions
l'humanité au rang d'un troupeau marchant sous le bâton de
la destinée! Il faut préciser: nous ne sommes pas fatalistes,
nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même chose.
Claude Bernard explique très bien les deux termes: «Nous avons donné
le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante
des phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des
phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme,
et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère
du fatalisme sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la manifestation
nécessaire d'un phénomène indépendant de ses
conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire
d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée.
Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes
est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale,
il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière
brute, ni matière vivante; il n'y a que des phénomènes
dont il faut déterminer les conditions, c'est-à-dire les
circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes
le rôle de cause prochaine.» Ceci est décisif. Nous ne faisons
qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc
des déterministes qui, expérimentalement, cherchent à
déterminer les conditions des phénomènes, sans jamais
sortir, dans notre investigation, des lois de la nature. Comme le dit très
bien Claude Bernard, du moment où nous pouvons agir, et où
nous agissons sur le déterminisme des phénomènes,
en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des fatalistes.
Voilà donc le rôle moral du romancier
expérimentateur bien défini. Souvent j'ai dit que nous n'avions
pas à tirer une conclusion de nos oeuvres, et cela signifie que nos
oeuvres portent leur conclusion en elles. Un expérimentateur n'a
pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut
pour lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience
devant le public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner,
ni à approuver personnellement: telle est la vérité,
tel est le mécanisme des phénomènes; c'est à
la société de produire toujours ou de ne plus produire ce
phénomène, si le résultat en est utile ou dangereux.
On ne conçoit pas, je l'ai dit ailleurs, un savant se fâchant
contre l'azote, parce que l'azote est impropre à la vie; il supprime
l'azote, quand il est nuisible, et pas davantage. Comme notre pouvoir n'est
pas le même que celui de ce savant, comme nous sommes des expérimentateurs
sans être des praticiens, nous devons nous contenter de chercher
le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant
aux législateurs, aux hommes d'application, le soin de diriger tôt
ou tard ces phénomènes, de façon à développer
les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l'utilité
humaine.
Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs.
Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons
le déterminisme des phénomènes humains et sociaux,
pour qu'on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes.
En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande
oeuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée.
Et voyez à côté de la nôtre, la besogne des écrivains
idéalistes, qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et
dont chaque élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique.
C'est nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale.
IV
Ce qui m'a fait choisir l'Introduction, je
l'ai dit, c'est que la médecine est encore regardée par beaucoup
de personnes comme un art. Claude Bernard prouve qu'elle doit être
une science, et nous assistons là à l'éclosion d'une
science, spectacle très instructif en lui-même, et qui nous
prouve que le domaine scientifique s'élargit et gagne toutes les
manifestations de l'intelligence humaine. Puisque la médecine, qui
était un art, devient une science, pourquoi la littérature
elle-même ne deviendrait-elle pas une science, grâce à
la méthode expérimentale?
Il faut remarquer que tout se tient, que si le terrain
du médecin expérimentateur est le corps de l'homme dans les
phénomènes de ses organes, à l'état normal
et à l'état pathologique, notre terrain à nous est
également le corps de l'homme dans ses phénomènes
cérébraux et sensuels, à l'état sain et à
l'état morbide. Si nous n'en restons pas à l'homme métaphysique
de l'âge classique, il nous faut bien tenir compte des nouvelles
idées que notre âge se fait de la nature et de la vie. Nous
continuons fatalement, je le répète, la besogne du physiologiste
et du médecin, qui ont continué celle du physicien et du
chimiste. Dès lors, nous entrons dans la science. Je réserve
la question du sentiment et de la forme, dont je parlerai plus loin.
Voyons d'abord ce que Claude Bernard dit de la médecine.
«Certains médecins pensent que la médecine ne peut être
que conjecturale, et ils en concluent que le médecin est un artiste
qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers
par son génie, par son tact personnel. Ce sont là des idées
antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses
forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir
la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps.
Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être
conjecturales; il y a encore aujourd'hui dans chaque science des parties
conjecturales. La médecine est encore presque partout conjecturale,
je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la science moderne doit
faire des efforts pour sortir de cet état provisoire qui ne constitue
pas un état scientifique définitif, pas plus pour la médecine
que pour les autres sciences. L'état scientifique sera plus long
à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine,
à cause de la complexité des phénomènes; mais
le but du médecin savant est de ramener dans sa science, comme dans
toutes les autres, l'indéterminé au déterminé.»
Le mécanisme de la naissance et du développement d'une science
est là tout entier. On traite encore le médecin d'artiste,
parce qu'il y a, en médecine, une place énorme laissée
aux conjectures. Naturellement, le romancier méritera davantage
ce nom d'artiste, puisqu'il se trouve plus enfoncé encore dans l'indéterminé.
Si Claude Bernard confesse que la complexité des phénomènes
empêcheront [sic] longtemps de constituer la médecine à
l'état scientifique, que sera-ce donc pour le roman expérimental,
où les phénomènes sont plus complexes encore? Mais
cela n'empêchera pas le roman d'entrer dans la voie scientifique,
d'obéir à l'évolution générale du siècle.
D'ailleurs, Claude Bernard lui-même a indiqué
les évolutions de l'esprit humain. «L'esprit humain, dit-il, aux
diverses périodes de son évolution, a passé successivement
par le sentiment, la raison et l'expérience. D'abord, le sentiment
seul s'imposant à la raison créa les vérités
de foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie
devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scolastique. Enfin l'expérience,
c'est-à-dire l'étude des phénomènes naturels,
apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur
ne se trouvent formulées, de prime abord, ni dans le sentiment ni
dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispensables; mais, pour
obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre
dans la réalité objective des choses où elles se trouvent
cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi qu'apparut,
par le progrès naturel des choses, la méthode expérimentale
qui résume tout et qui s'appuie successivement sur les trois branches
de ce trépied immuable: le sentiment, 1a raison, l'expérience.
Dans la recherche de la vérité au moyen de cette méthode,
le sentiment a toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori
ou
l'intuition; la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée
et déduit ses conséquences logiques. Mais si le sentiment
doit être éclairé par les lumières de la raison,
la raison à son tour doit être guidée par l'expérience.»
J'ai donné toute cette page, parce qu'elle
est de la plus grande importance. Elle fait nettement, dans le roman expérimental,
la part de la personnalité du romancier, en dehors du style. Du
moment où le sentiment est le point de départ de la méthode
expérimentale, où la raison intervient ensuite pour aboutir
à l'expérience, et pour être contrôlée
par elle, le génie de l'expérimentateur domine tout; et c'est
d'ailleurs ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte
en d'autres mains, est devenue un outil si puissant entre les mains de
Claude Bernard. Je viens de dire le mot: la méthode n'est qu'un
outil; c'est l'ouvrier, c'est l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'oeuvre.
J'ai déjà cité ces lignes: «C'est un sentiment particulier,
un quid proprium qui constitue l'originalité, l'invention ou le
génie de chacun.» Voilà donc la part faite au génie,
dans le roman expérimental. Comme le dit encore Claude Bernard:
«L'idée, c'est la graine; la méthode, c'est le sol qui lui
fournit les conditions de se développer, de prospérer et
de donner ses meilleurs fruits suivant la nature.» Tout se réduit
ensuite à une question de méthode. Si vous restez dans l'idée
a priori, et dans le sentiment, sans l'appuyer sur la raison et sans le
vérifier par l'expérience, vous êtes un poète,
vous risquez des hypothèses que rien ne prouve, vous vous débattez
dans l'indéterminisme péniblement et sans utilité,
d'une façon nuisible souvent. Ecoutez ces lignes de l'Introduction:
«L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux; il a pu
croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent
à ses sentiments représentaient aussi la réalité.
D'où il suit que la méthode expérimentale n'est point
primitive et naturelle à l'homme, que ce n'est qu'après avoir
erré longtemps dans les discussions théologiques et scolastiques
qu'il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts
dans cette voie. L'homme s'aperçut alors qu'il ne dicte pas des
lois à la nature, parce qu'il ne possède pas en lui-même
la connaissance et le critérium des choses extérieures; et
il comprit que, pour arriver à la vérité, il doit,
au contraire, étudier les lois naturelles et soumettre ses idées,
sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire au critérium
des faits.» Que devient donc le génie chez le romancier expérimental?
Il reste le génie, l'idée a priori, seulement il est contrôlé
par l'expérience. Naturellement, l'expérience ne peut détruire
le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète;
est-il nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment,
que son idée a priori soit fausse? Non, évidemment, car le
génie d'un homme sera d'autant plus grand que l'expérience
aura prouvé davantage la vérité de son idée
personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme, notre maladie
romantique, pour qu'on ait mesuré le génie d'un homme à
la quantité de sottises et de folies qu'il a mises en circulation.
Je conclus en disant que, désormais, dans notre siècle de
science, l'expérience doit faire la preuve du génie.
Notre querelle est là, avec les écrivains
idéalistes. Ils partent toujours d'une source irrationnelle quelconque,
telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité
conventionnelle. Comme Claude Bernard le déclare: «Il ne faut admettre
rien d'occulte; il n'y a que des phénomènes et des conditions
de phénomènes.» Nous, écrivains naturalistes, nous
soumettons chaque fait à l'observation et à l'expérience;
tandis que les écrivains idéalistes admettent des influences
mystérieuses échappant à l'analyse, et restent dès
lors dans l'inconnu, en dehors des lois de la nature. Cette question de
l'idéal, scientifiquement, se réduit à la question
de l'indéterminé et du déterminé. Tout ce que
nous ne savons pas, tout ce qui nous échappe encore, c'est l'idéal,
et le but de notre effort humain est chaque jour de réduire l'idéal,
de conquérir la vérité sur l'inconnu. Nous sommes
tous idéalistes, si l'on entend par là que nous nous occupons
tous de l'idéal. Seulement j'appelle idéalistes ceux qui
se réfugient dans l'inconnu pour le plaisir d'y être, qui
n'ont de goût que pour les hypothèses les plus risquées,
qui dédaignent de les soumettre au contrôle de l'expérience,
sous prétexte que la vérité est en eux et non dans
les choses. Ceux-là, je le répète, font une besogne
vaine et nuisible, tandis que l'observateur et l'expérimentateur
sont les seuls qui travaillent à la puissance et au bonheur de l'homme,
en le rendant peu à peu le maître de la nature. Il n'y a ni
noblesse, ni dignité, ni beauté, ni moralité, à
ne pas savoir, à mentir, à prétendre qu'on est d'autant
plus grand qu'on se hausse davantage dans l'erreur et dans la confusion.
Les seules oeuvres grandes et morales sont les oeuvres de vérité.
Ce qu'il faut accepter seulement, c'est ce que je
nommerai l'aiguillon de l'idéal. Certes, notre science est bien
petite encore, à côté de la masse énorme de
choses que nous ignorons. Cet inconnu immense qui nous entoure ne doit
nous inspirer que le désir de le percer, de l'expliquer, grâce
aux méthodes scientifiques. Et il ne s'agit pas seulement des savants;
toutes les manifestations de l'intelligence humaine se tiennent, tous nos
efforts aboutissent au besoin de nous rendre maîtres de la vérité.
C'est ce que Claude Bernard exprime très bien, quand il écrit
: «Les sciences possèdent chacune, sinon une méthode propre,
au moins des procédés spéciaux, et de plus, elles
se servent réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les
mathématiques servent d'instruments à la physique, à
la chimie, à la biologie, dans des limites diverses; la physique
et la chimie servent d'instruments puissants à la physiologie et
à la médecine. Dans ce secours mutuel que se prêtent
les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer chaque
science de celui qui s'en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas
mathématiciens parce qu'ils emploient le calcul; le physiologiste
n'est pas chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs
chimiques ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le
physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la composition
ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux
ou végétaux.» Telle est la réponse que Claude Bernard
fait pour nous, romanciers naturalistes, aux critiques qui se sont moqués
de nos prétentions à la science. Nous ne sommes ni des chimistes,
ni des physiciens, ni des physiologistes; nous sommes simplement des romanciers
qui nous appuyons sur les sciences. Certes, nos prétentions ne sont
pas de faire des découvertes dans la physiologie, que nous ne pratiquons
pas; seulement, ayant à étudier l'homme, nous croyons ne
pas pouvoir nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques
nouvelles. Et j'ajouterai que les romanciers sont certainement les travailleurs
qui s'appuient à la fois sur le plus grand nombre de sciences, car
ils traitent de tout et il leur faut tout savoir, puisque le roman est
devenu une enquête générale sur la nature et sur l'homme.
Voilà comment nous avons été amenés à
appliquer à notre besogne la méthode expérimentale,
du jour où cette méthode est devenue l'outil le plus puissant
de l'investigation. Nous résumons l'investigation, nous nous lançons
dans la conquête de l'idéal, en employant toutes les connaissances
humaines.
Il est bien entendu que je parle ici du comment des
choses, et non du pourquoi. Pour un savant expérimentateur, l'idéal
qu'il cherche à réduire, l'indéterminé, n'est
jamais que dans le comment. Il laisse aux philosophes l'autre idéal,
celui du pourquoi, qu'il désespère de déterminer un
jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent également
ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se perdre
dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà
une besogne assez large, de chercher à connaître le mécanisme
de la nature, sans s'inquiéter pour le moment de l'origine de ce
mécanisme. Si l'on arrive un jour à le connaître, ce
sera sans doute grâce à la méthode, et le mieux est
donc de commencer par le commencement, par l'étude des phénomènes,
au lieu d'espérer qu'une révélation subite nous livrera
le secret du monde. Nous sommes des ouvriers, nous laissons aux spéculateurs
cet inconnu du pourquoi où ils se battent vainement depuis des siècles,
pour nous en tenir à l'inconnu du comment, qui chaque jour diminue
devant notre investigation. Le seul idéal qui doive exister pour
nous, romanciers expérimentateurs, c'est celui que nous pouvons
conquérir.
D'ailleurs, dans la conquête lente de cet inconnu
qui nous entoure, nous confessons humblement l'état d'ignorance
où nous sommes. Nous commençons à marcher en avant,
rien de plus; et notre seule force véritable est, dans la méthode.
Claude Bernard, après avoir confessé que la médecine
expérimentale balbutie encore, n'hésite pas dans la pratique
à laisser une large place à la médecine empirique.
«Au fond, dit-il, l'empirisme, c'est-à-dire l'observation ou l'expérience
fortuite, a été l'origine de toutes les sciences. Dans les
sciences complexes de l'humanité, l'empirisme gouvernera nécessairement
la pratique bien plus longtemps que dans les sciences simples.» Et il ne
fait aucune difficulté de convenir qu'au chevet d'un malade, lorsque
le déterminisme du phénomène pathologique n'est pas
trouvé, le mieux est encore d'agir empiriquement; ce qui, d'ailleurs,
reste dans la marche naturelle de nos connaissances, puisque l'empirisme
précède fatalement l'état scientifique d'une connaissance.
Certes, si les médecins doivent s'en tenir à l'empirisme
dans presque tous les cas, nous devons à plus forte raison nous
y tenir également, nous autres romanciers dont la science est plus
complexe et moins fixée. Il ne s'agit pas, je le dis une fois encore,
de créer de toutes pièces la science de l'homme, comme individu
et comme membre social; il s'agit de sortir peu à peu, et avec tous
les tâtonnements nécessaires, de l'obscurité où
nous sommes sur nous-mêmes, heureux lorsque, au milieu de tant d'erreurs,
nous pouvons fixer une vérité. Nous expérimentons,
cela veut dire que nous devons pendant longtemps encore employer le faux
pour arriver au vrai.
Tel est le sentiment des forts. Claude Bernard combat
hautement ceux qui veulent voir uniquement un artiste dans le médecin.
Il connaît l'objection habituelle de ceux qui affectent de regarder
la médecine expérimentale «comme une conception théorique
dont rien pour le moment ne justifie la réalité pratique
parce qu'aucun fait ne démontre qu'on puisse atteindre en médecine
la précision scientifique des sciences expérimentales». Mais
il ne se laisse pas troubler, démontre que «la médecine expérimentale
n'est que l'épanouissement naturel de l'investigation médicale
pratique, dirigée par un esprit scientifique». Et voici sa conclusion:
«Sans doute, nous sommes loin de cette époque où la médecine
sera devenue scientifique mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir
la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant
dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode
qui doit nous y conduire.»
Tout cela, je ne me lasserai pas de le répéter,
s'applique exactement au roman expérimental. Mettez ici encore le
mot «roman» à la place du mot «médecine» et le passage reste
vrai.
J'adresserai à la jeune génération
littéraire qui grandit, ces grandes et fortes paroles de Claude
Bernard. Je n'en connais pas de plus viriles. «La médecine est destinée
à sortir peu à peu de l'empirisme, et elle en sortira de
même que toutes les autres sciences par la méthode expérimentale.
Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie scientifique. Je suis
sourd à la voix des médecins qui demandent qu'on leur explique
expérimentalement la rougeole et la scarlatine, qui croient tirer
de là un argument contre l'emploi de la méthode expérimentale
en médecine. Ces objection décourageantes et négatives
dérivent en général d'esprits systématiques
ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs systèmes
ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et
de faire effort pour en sortir. La direction expérimentale que prend
la médecine est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est
point là le fait de l'influence éphémère d'un
système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution
scientifique de la médecine elle-même. Ce sont mes convictions
à cet égard que je cherche à faire pénétrer
dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège
de France... Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit scientifique
et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes.»
Bien souvent, j'ai écrit les mêmes paroles,
donné les mêmes conseils, et je les répéterai
ici. «La méthode expérimentale peut seule faire sortir le
roman des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute
ma vie littéraire a été dirigée par cette conviction.
Je suis sourd à la voix des critiques qui me demandent de formuler
les lois de l'hérédité chez les personnages et celles
de l'influence des milieux; ceux qui me font ces objections négatives
et décourageantes, ne me les adressent que par paresse d'esprit,
par entêtement dans la tradition, par attachement plus ou moins conscient
à des croyances philosophiques et religieuses... La direction expérimentale
que prend le roman est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est
point là le fait de l'influence éphémère d'un
système personnel quelconque; c'est le résultat de l'évolution
scientifique, de l'étude de l'homme elle-même. Ce sont mes
convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer
dans l'esprit des jeunes écrivains qui me lisent, car j'estime qu'il
faut avant tout leur inspirer l'esprit scientifique et les initier aux
notions et aux tendances des sciences modernes.»
V
Avant de conclure, il me reste à traiter divers
points secondaires.
Ce qu'il faut bien préciser surtout, c'est
le caractère impersonnel de la méthode. On reprochait à
Claude Bernard d'affecter des allures de novateur, et il répondait
avec sa haute raison: «Je n'ai certainement pas la prétention d'avoir
le premier proposé d'appliquer la physiologie à la médecine.
Cela a été recommandé depuis longtemps, et des tentatives
très nombreuses ont été faites dans cette direction.
Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France,
je ne fais donc que poursuivre une idée qui porte déjà
ses fruits par l'application à la médecine.» C'est ce que
j'ai répondu moi-même, lorsqu'on a prétendu que je
me posais en novateur, en chef d'école. J'ai dit que je n'apportais
rien, que je tâchais simplement, dans mes romans et dans ma critique,
d'appliquer la méthode scientifique, depuis longtemps en usage.
Mais naturellement, on a feint de ne pas m'entendre, et on a continué
à parler de ma vanité et de mon ignorance.
Ce que j'ai répété vingt fois,
que le naturalisme n'était pas une fantaisie personnelle, qu'il
était le mouvement même de l'intelligence du siècle,
Claude Bernard le dit aussi, avec plus d'autorité, et peut-être
le croira-t-on. «La révolution que la méthode expérimentale,
écrit-il, a opérée dans les sciences, consiste à
avoir substitué un critérium scientifique à l'autorité
personnelle. Le caractère de la méthode expérimentale
est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle
son critérium, qui est l'expérience. Elle ne reconnaît
d'autre autorité que celle des faits, et elle s'affranchit de l'autorité
personnelle.» Par conséquent, plus de théorie. «L'idée
doit toujours rester indépendante, il ne faut pas l'enchaîner,
pas plus par des croyances scientifiques que par des croyances philosophiques
ou religieuses. Il faut être hardi et libre dans la manifestation
de ses idées, poursuivre son sentiment et ne pas trop s'arrêter
à ces craintes puériles de la contradiction des théories...
Il faut modifier la théorie pour l'adapter à la nature, et
non la nature pour l'adapter à la théorie.» De là
une largeur incomparable. «La méthode expérimentale est la
méthode scientifique qui proclame la liberté de la pensée.
Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique,
mais elle n'admet pas non plus d'autorité scientifique personnelle.
Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance; l'expérimentateur,
au contraire, fait acte d'humilité en niant l'autorité personnelle,
car il doute aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité
des hommes à celles de l'expérience et des lois de la nature.»
C'est pourquoi j'ai dit tant de fois que le naturalisme
n'était pas une école, que par exemple il ne s'incarnait
pas dans le génie d'un homme ni dans le coup de folie d'un groupe,
comme le romantisme, qu'il consistait simplement dans l'application de
la méthode expérimentale à l'étude de la nature
et de l'homme. Dès lors, il n'y a plus qu'une vaste évolution,
qu'une marche en avant où tout le monde est ouvrier, selon son génie.
Toutes les théories sont admises, et la théorie qui l'emporte
est celle qui explique le plus de choses. Il ne paraît pas y avoir
une voie littéraire et scientifique plus large ni plus droite. Tous,
les grands et les petits, s'y meuvent librement, travaillant à l'investigation
commune, chacun dans sa spécialité, et ne reconnaissant d'autre
autorité que celle des faits, prouvée par l'expérience.
Donc, dans le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de
chefs d'école. Il y a simplement des travailleurs plus puissants
les uns que les autres.
Claude Bernard exprime ainsi la défiance dans
laquelle on doit rester en face des théories. «Il faut avoir une
foi robuste et ne pas croire; je m'explique en disant qu'il faut en science
croire fermement aux principes et douter des formules; en effet, d'un côté,
nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne
sommes jamais certains de le tenir. Il faut être inébranlable
sur les principes de la science expérimentale (déterminisme)
et ne pas croire absolument aux théories.» Je citerai encore le
passage suivant, où il annonce la fin des systèmes, «La médecine
expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine,
mais, au contraire, la négation de tous les systèmes. En
effet, l'avènement de la médecine expérimentale aura
pour résultat de faire disparaître de la science toutes les
vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles
et générales qui ne seront, comme dans les autres sciences,
qu'une coordination régulière et raisonnée des faits
fournis par l'expérience.» Il en sera identiquement de même
pour le roman expérimental.
Si Claude Bernard se défend d'être un
novateur, un inventeur plutôt qui apporte une théorie personnelle,
il revient également plusieurs fois sur le danger qu'il y aurait
pour un savant à s'inquiéter des systèmes philosophiques.
«Pour l'expérimentateur physiologiste, dit-il, il ne saurait y avoir
ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à
une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude
par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons
jamais ni l'esprit ni la matière, et si c'était ici le lieu,
je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre, on
arrive bientôt à des négations scientifiques, d'où
il résulte que toutes les considérations de cette espèce
sont oiseuses et inutiles. Il n'y a pour nous que des phénomènes
à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations
à connaître et les lois de ces manifestations à déterminer.»
J'ai dit que, dans le roman expérimental, le mieux était
de nous en tenir à ce point de vue strictement scientifique, si
nous voulions baser nos études sur un terrain solide. Ne pas sortir
du comment, ne pas s'attacher au pourquoi. Pourtant, il est bien certain
que nous ne pouvons toujours échapper à ce besoin de notre
intelligence, à cette curiosité inquiète qui nous
porte à vouloir connaître l'essence des choses. J'estime qu'il
nous faut alors accepter le système philosophique qui s'adapte le
mieux à l'état actuel des sciences, mais simplement à
un point de vue spéculatif. Par exemple, le transformisme est actuellement
le système le plus rationnel, celui qui se base le plus directement
sur notre connaissance de la nature. Derrière une science, derrière
une manifestation quelconque de l'intelligence humaine, il y a toujours,
quoi qu'en dise Claude Bernard, un système philosophique plus ou
moins net. On peut ne pas s'y attacher dévotement et s'en tenir
aux faits, quitte à modifier le système, si les faits le
veulent. Mais le système n'en existe pas moins, et il existe d'autant
plus que la science est moins avancée et moins solide. Pour nous,
romanciers expérimentateurs, qui balbutions encore, l'hypothèse
est fatale. Justement, tout à l'heure, je m'occuperai du rôle
de l'hypothèse, dans la littérature.
D'ailleurs, si Claude Bernard repousse, dans l'application,
les systèmes philosophiques, il reconnaît la nécessité
de la philosophie. «Au point de vue scientifique, la philosophie représente
l'inspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance
de l'inconnu. Dès lors, les philosophes se tiennent toujours dans
les questions en controverse et dans les régions élevées,
limites supérieures des sciences. Par là, ils communiquent
à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit;
ils fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle
générale, en même temps qu'ils le reportent sans cesse
vers la solution inépuisable des grands problèmes; ils entretiennent
ainsi une soif de l'inconnu et le feu sacré de la recherche qui
ne doivent jamais s'éteindre chez un savant.» Le passage est beau,
mais on n'a jamais dit aux philosophes en meilleurs termes que leurs hypothèses
sont de la pure poésie. Claude Bernard regarde évidemment
les philosophes, parmi lesquels il se flatte d'avoir beaucoup d'amis, comme
des musiciens de génie parfois, dont la musique encourage les savants
pendant leurs travaux et leur inspire le feu sacré des grandes découvertes.
Quant aux philosophes, livrés eux-mêmes, ils chanteraient
toujours et ne trouveraient jamais une vérité.
J'ai négligé jusqu'ici la question
de la forme chez l'écrivain naturaliste, parce que c'est elle justement
qui spécialise la littérature. Non seulement le génie,
pour l'écrivain, se trouve dans le sentiment, dans l'idée
a
priori, mais il est aussi dans la forme, dans le style. Seulement,
la question de méthode et la question de rhétorique sont
distinctes. Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans
la méthode expérimentale, dans l'observation et l'expérience
appliquées à la littérature. La rhétorique,
pour le moment, n'a donc rien à voir ici. Fixons la méthode,
qui doit être commune, puis acceptons dans les lettres toutes Ies
rhétoriques qui se produiront; regardons-les comme les expressions
des tempéraments littéraires des écrivains.
Si l'on veut avoir mon opinion bien nette, c'est
qu'on donne aujourd'hui une prépondérance exagérée
à la forme. J'aurais long à en dire sur ce sujet; mais ceci
dépasserait les limites de cette étude. Au fond, j'estime
que la méthode atteint la forme elle-même, qu'un langage n'est
qu'une logique, une construction naturelle et scientifique. Celui qui écrira
le mieux ne sera pas celui qui galopera le plus follement parmi les hypothèses,
mais celui qui marchera droit au milieu des vérités. Nous
sommes actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort
que le grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près
de culbuter dans la démence; le grand style est fait de logique
et de clarté.
Aussi Claude Bernard qui assigne aux philosophes
un rôle de musiciens jouant la Marseillaise des hypothèses,
pendant que les savants se ruent à l'assaut de l'inconnu, se fait-il
à peu près la même idée des artistes et des
écrivains. J'ai remarqué que beaucoup de savants, et des
plus grands, très jaloux de la certitude scientifique qu'ils détiennent,
veulent ainsi enfermer la littérature dans l'idéal. Eux-mêmes
semblent éprouver le besoin d'une récréation de mensonge,
après leurs travaux exacts, et se plaisent aux hypothèses
les plus risquées, aux fictions qu'ils savent parfaitement fausses
et ridicules. C'est un air de flûte qu'ils permettent qu'on leur
joue. Ainsi, Claude Bernard a eu raison de dire: «Les productions littéraires
et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des expressions
de sentiments immuables comme la nature humaine.» En effet, la forme suffit
pour immortaliser une oeuvre; le spectacle d'une individualité puissante
interprétant la nature en un langage superbe, restera intéressant
pour tous les âges; seulement, on lira toujours aussi un grand savant
à ce même point de vue, parce que le spectacle d'un grand
savant qui a su écrire est tout aussi intéressant que celui
d'un grand poète. Ce savant aura eu beau se tromper dans ses hypothèses,
il demeure sur un pied d'égalité avec le poète, qui
à coup sûr s'est trompé également. Ce qu'il
faut dire, c'est que notre domaine n'est pas fait uniquement des sentiments
immuables comme la nature humaine, car il reste ensuite à faire
jouer le vrai mécanisme de ces sentiments. Nous n'avons pas épuisé
notre matière, lorsque nous avons peint la colère, l'avarice,
l'amour; toute la nature et tout l'homme nous appartiennent, non seulement
dans leurs phénomènes mais dans les causes de ces phénomènes.
Je sais bien que c'est là un champ immense dont on a voulu nous
barrer l'entrée; mais nous avons rompu les barrières et nous
y triomphons maintenant. C'est pourquoi je n'accepte pas les paroles suivantes
de Claude Bernard: «Pour les arts et les lettres, la personnalité
domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée
de l'esprit et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes
naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer.» Je surprends
ici un des savants les plus illustres dans ce besoin de refuser aux autres
l'entrée du domaine scientifique. Je ne sais de quelles lettres
il veut parler, lorsqu'il définit une oeuvre littéraire. «Une
création spontanée de l'esprit, qui n'a rien de commun avec
la constatation des phénomènes naturels.» Sans doute, il
songe à la poésie lyrique, car il n'aurait pas écrit
la phrase en pensant au roman expérimental, aux oeuvres de Balzac
et de Stendhal. Je ne puis que répéter ce que j'ai dit: si
nous mettons la forme, le style à part, le romancier expérimentateur
n'est plus qu'un savant spécial, qui emploie l'outil des autres
savants, l'observation et l'analyse. Notre domaine est le même que
celui du physiologiste, si ce n'est qu'il est plus vaste. Nous opérons
comme lui sur l'homme, car tout fait croire, et Claude Bernard le reconnaît
lui-même, que les phénomènes cérébraux
peuvent être déterminés comme les autres phénomènes.
Il est vrai que Claude Bernard peut nous dire que nous flottons en pleine
hypothèse; mais il serait mal venu à conclure de là
que nous n'arriverons jamais à la vérité, car il s'est
battu toute sa vie pour faire une science de la médecine, que la
très grande majorité de ses confrères regardent comme
un art.
Définissons maintenant avec netteté
le romancier expérimentateur. Claude Bernard donne de l'artiste
la définition suivante: «Qu'est-ce qu'un artiste? C'est un homme
qui réalise dans une oeuvre d'art une idée ou un sentiment
qui lui est personnel.» Je repousse absolument cette définition.
Ainsi, dans le cas où je représenterais un homme qui marcherait
la tête en bas, j'aurais fait une oeuvre d'art, si tel était
mon sentiment personnel. Je serais un fou, pas davantage. Il faut donc
ajouter que le sentiment personnel de l'artiste reste soumis au contrôle
de la vérité. Nous arrivons ainsi à l'hypothèse.
L'artiste part du même point que le savant; il se place devant la
nature, a une idée à priori et travaille d'après cette
idée. Là seulement il se sépare du savant, s'il mène
son idée jusqu'au bout, sans en vérifier l'exactitude par
l'observation et l'expérience. On pourrait appeler artistes expérimentateurs
ceux qui tiendraient compte de l'expérience; mais on dirait alors
qu'ils ne sont plus des artistes, du moment où l'on considère
l'art comme la somme d'erreur personnelle que l'artiste met dans son étude
de la nature. J'ai constaté que, selon moi, la personnalité
de l'écrivain ne saurait être que dans l'idée à
priori et que dans la forme. Elle ne peut se trouver dans l'entêtement
du faux. Je veux bien encore qu'elle soit dans l'hypothèse, mais
ici il faut s'entendre.
On a dit souvent que les écrivains devaient
frayer la route aux savants. Cela est vrai, car nous venons de voir, dans
l'Introduction, l'hypothèse et l'empirisme précéder
et préparer l'état scientifique, qui s'établit en
dernier lieu par la méthode expérimentale. L'homme a commencé
par risquer certaines explications des phénomènes, les poètes
ont dit leur sentiment et les savants sont venus ensuite contrôler
les hypothèses et fixer la vérité. C'est toujours
le rôle de pionniers que Claude Bernard assigne aux philosophes.
Il y a là un noble rôle, et les écrivains ont encore
le devoir de le remplir aujourd'hui. Seulement, il est bien entendu que
toutes les fois qu'une vérité est fixée par les savants,
les écrivains doivent abandonner immédiatement leur hypothèse
pour adopter cette vérité; autrement, ils resteraient de
parti pris dans l'erreur sans bénéfice pour personne. C'est
ainsi que la science, à mesure qu'elle avance, nous fournit, à
nous autres écrivains, un terrain solide, sur lequel nous devons
nous appuyer pour nous élancer dans de nouvelles hypothèses.
En un mot, tout phénomène déterminé détruit
l'hypothèse qu'il remplace, et il faut dès lors transporter
l'hypothèse plus loin, dans le nouvel inconnu qui se présente.
Je prendrai un exemple très simple pour me mieux faire entendre:
il est prouvé que la terre tourne autour du soleil: que penserait-on
d'un poète qui adopterait l'ancienne croyance, le soleil tournant
autour de la terre? Evidemment, le poète, s'il veut risquer une
explication personnelle d'un fait, devra choisir un fait dont la cause
n'est pas encore connue. Voilà donc ce que doit être l'hypothèse,
pour nous romanciers expérimentateurs; il nous faut accepter strictement
les faits déterminés, ne plus hasarder sur eux des sentiments
personnels qui seraient ridicules, nous appuyer sur le terrain conquis
par la science, jusqu'au bout; puis, là seulement, devant l'inconnu,
exercer notre intuition et précéder la science, quittes à
nous tromper parfois, heureux si nous apportons des documents pour la solution
des problèmes. Je reste ici d'ailleurs dans le programme pratique
de Claude Bernard, qui est forcé d'accepter l'empirisme comme un
tâtonnement nécessaire. Ainsi, dans notre roman expérimental,
nous pourrons très bien risquer des hypothèses sur les questions
d'hérédité et sur l'influence des milieux, après
avoir respecté tout ce que la science sait aujourd'hui sur la matière.
Nous préparerons les voies, nous fournirons des faits d'observation,
des documents humains qui pourront devenir très utiles. Un grand
poète lyrique s'écriait dernièrement que notre siècle
était le siècle des prophètes. Oui, si l'on veut;
seulement, il doit être entendu que les prophètes ne s'appuieront
ni sur l'irrationnel ni sur le surnaturel. Si les prophètes, comme
cela se voit, doivent remettre en question les notions les plus élémentaires,
arranger la nature à une étrange sauce philosophique et religieuse,
s'en tenir à l'homme métaphysique, tout confondre et tout
obscurcir, les prophètes, malgré leur génie de rhétoriciens,
ne seront jamais que de gigantesques Gribouille ignorant qu'on se mouille
en se jetant à l'eau. Dans nos temps de science, c'est une délicate
mission que de prophétiser, parce qu'on ne croit plus aux vérités
de révélation, et que, pour prévoir l'inconnu, il
faut commencer par connaître le connu.
Je voulais en venir à cette conclusion: si
je définissais le roman expérimental, je ne dirais pas comme
Claude Bernard qu'une oeuvre littéraire est tout entière dans
le sentiment personnel, car pour moi le sentiment personnel n'est que l'impulsion
première. Ensuite la nature est là qui s'impose, tout au
moins la partie de la nature dont la science nous a livré le secret,
et sur laquelle nous n'avons plus le droit de mentir. Le romancier expérimentateur
est donc celui qui accepte les faits prouvés, qui montre dans l'homme
et dans la société le mécanisme des phénomènes
dont la science est maîtresse, et qui ne fait intervenir son sentiment
personnel que dans les phénomènes dont le déterminisme
n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le
plus qu'il le pourra ce sentiment personnel, cette idée à
priori, par l'observation et par l'expérience.
Je ne saurais entendre notre littérature naturaliste
d'une autre façon. Je n'ai parlé que du roman expérimental,
mais je suis fermement convaincu que la méthode, après avoir
triomphé dans l'histoire et dans la critique, triomphera partout,
au théâtre et même en poésie. C'est une évolution
fatale. La littérature, quoi qu'on puisse dire, n'est pas toute
aussi [sic] dans l'ouvrier, elle est aussi dans la nature qu'elle peint
et dans l'homme qu'elle étudie. Or, si les savants changent les
notions de la nature, s'ils trouvent le véritable mécanisme
de la vie, ils nous forcent à les suivre, les devancer même,
pour jouer notre rôle dans les nouvelles hypothèses. L'homme
métaphysique est mort, tout notre terrain se transforme avec l'homme
physiologique. Sans doute la colère d'Achille, l'amour de Didon,
resteront des peintures éternellement belles; mais voilà
que le besoin nous prend d'analyser la colère et l'amour, et de
voir au juste comment fonctionnent ces passions dans l'être humain.
Le point de vue est nouveau, il devient expérimental au lieu d'être
philosophique. En somme, tout se résume dans ce grand fait: la méthode
expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les sciences,
est en train de déterminer les phénomènes naturels,
individuels et sociaux, dont la métaphysique n'avait donné
jusqu'ici que des explications irrationnelles et surnaturelles.
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