Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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XXIII.L'Éducation.
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C'est là, dans ce petit paradis, qu'ils achevèrent la saison d'automne. Ceux qui possèdent la terre et la maison où ils sont nés, où ils ont grandi, ne se doutent pas de tout ce qu'il peut y avoir d'enivrant dans le sentiment de la propriété. Il n'est donné de le savoir qu'à ceux qui, par leur travail persévérant, par leur courage et leur intelligence, sont parvenus, comme M. et Mme Henry, à [280] acquérir le toit qui les abrite, ce toit fût-il le plus modeste du monde. On aime à se représenter le bonheur d'un ménage si tendrement uni. De longues années d'épreuves n'avaient fait que resserrer le lien qui les attachait l'un à l'autre, et le bonheur dont ils jouissaient était d'autant plus profond qu'ils se souvenaient de leurs larmes.Octobre se montra prodigue de beaux jours. L'air vif et pur qu'on respire sur ces plateaux arrivait aux poumons de Marc comme un souffle adouci de l'Océan; les bois, les parcs inondés de lumière, vêtus de pourpre et d'or, le consolaient de la mer absente. Mme Henry, à peine installée, régnait et gouvernait déjà. Elle plantait des rosiers, taillait les massifs, dessinait des allées, corrigeait çà et là les mouvements trop brusques du [281] terrain, et ne se lassait pas de parcourir son joli royaume. Il suffisait de quelques minutes pour en faire le tour sans presser le pas; mais, comme elle y prenait chaque fois un plaisir nouveau, il ne tenait qu'à elle de se croire maîtresse d'un domaine qui ne finissait point. Ainsi que cela se pratique généralement dans le monde des affaires depuis que les déplacements sont devenus si faciles et si rapides, M. Henry quittait Paris le soir pour aller rejoindre les siens; ils se retrouvaient à l'heure du dîner, aussi joyeux de se revoir que s'ils ne s'étaient pas vus la veille. Novembre coupa court à cette vie heureuse. La bise était venue. Ils rentrèrent dans leurs quartiers d'hiver, et force leur fut de reconnaître que l'entre-sol de la rue du Bac, égayé par les feux de l'âtre, avait aussi ses bons côtés. [282]Mme Henry parlait déjà, en coeur vaillant, de reprendre sa part du fardeau des affaires, que son mari, depuis longtemps, portait tout entier à lui seul; celui-ci ne la laissa pas achever.«Non, chère femme, dit-il, d'autres soins te réclament. Tout ce que tu pouvais faire pour la prospérité et pour l'honneur de notre maison, tu l'as fait, et bien fait: c'est à toi qu'elle doit sa bonne renommée. Je ne ces· serai jamais de m'inspirer de tes conseils; mais, prends-en ton parti, tu es dès à présent retirée des affaires. Il te reste une tâche plus sérieuse à remplir: tu appartiens désormais tout entière à ton fils. Marc grandit. Quelques années encore, et nous devrons nous séparer de lui, il commencera la vie de collége; mais il est une éducation première que les mères [283] seules sont aptes à donner à leurs enfants. Elles seules ont le secret de façonner ces jeunes coeurs et d'y graver des impressions ineffaçables. Qui mieux que toi saurait s'acquitter de ce devoir? Ta douceur, ta patience, ta tendresse porteront d'heureux fruits. Notre fils a de bons instincts, tu n'auras qu'à les développer. Tu lui enseigneras sans peine l'amour du bien et de l'honnêteté, et il sortira de tes mains tout préparé à devenir un homme.»L'hiver fut âpre, mais court. Dès les premiers soleils d'avril, la mère et l'enfant prirent leur volée, et allèrent s'abattre tous deux dans l'enclos où le grand maître des cérémonies champêtres, c'est le printemps que je veux dire, les avait devancés pour fêter leur retour. En aucun temps, dame de haut lignage, accompagnée de [284] monsieur son fils, n'a été reçue dans ses domaines avec plus de pompe et d'éclat. Leur entrée fut saluée par un choeur de fauvettes. Deux marronniers formaient au-dessus de leurs têtes un dais naturel qui ne manquait pas de panaches. Un merle les harangua. Tous les pinsons, tous les loriots du voisinage leur souhaitaient en concert la bienvenue, pendant que les lilas balançaient au souffle de la brise, comme des encensoirs, leurs grappes embaumées. Le verger, dans tous ses atours, n'offrait au regard ébloui que toilettes blanches et roses. Les abeilles bourdonnaient sur les sainfoins, les violettes et les primevères foisonnaient au bord des allées: partout, l'ivresse de la vie. Ces coteaux de Sèvres et de Bellevue, désertés durant l'hiver et purifiés par quelques mois de solitude, ont une [285] fleur de renouveau qu'il faut se hâter de cueillir avant que l'invasion des citadins en ait profané la grâce virginale.Les jours fortunés n'ont pas d'histoire. Les mois suivaient les mois, les saisons succédaient aux saisons. Marc grandissait sous l'aile de sa mère. Je ne pense pas qu'aucune éducation première ait jamais coûté moins de labeurs. Marc était né avec le sentiment des harmonies et des beautés de la nature; il avait appris sans efforts à épeler le nom de Dieu dans le livre de la création. Les exemples qu'il avait sous les yeux valaient tout un cours de morale. L'étroite union de ses parents, l'affection, le respect qu'ils témoignaient constamment l'un pour l'autre en disaient plus qu'un traité du bonheur et des devoirs de la famille. Heureux les enfants qui [286] sont élevés dans une atmosphère de tendresse! La vie tout entière en demeure imprégnée. Marc, à dix ans, ne savait pas grand'chose; mais le bon grain fructifiait déjà dans son coeur, tout promettait en lui un esprit droit, une âme sans détours. L'espèce de nostalgie qu'il avait rapportée du Pouliguen s'était dissipée peu à peu. Cependant les confuses rumeurs qui remplissent les bois à la chute du jour, les nappes de verdure soulevées par un vent d'orage, la brume du soir ou du matin, amoncelée à l'horizon, la voile d'une embarcation éclairant le fond du paysage, le plongeaient dans une rêverie étrange, comme s'il eût retrouvé tout à coup dans ces bruits et dans ces aspects un écho, un reflet, une image de l'Océan. S'il ne parlait plus de la Roche aux Mouettes, il parlait souvent du Pouliguen et de [287] ses habitants. Il nourrissait l'espoir d'y retourner, c'était là son plus cher désir; mais, en dépit du charme qui nous ramène aux lieux où nous avons souffert, on comprend que Mme Henry ne fût pas tentée de revoir ce rivage dont le souvenir seul était une épouvante. Toutes relations, d'ailleurs, n'avaient pas cessé avec le petit port. Le curé du bourg de Batz de temps à autre en donnait des nouvelles. C'est par le bon curé qu'on avait appris la mort de Bibia. Un matin, le pauvre idiot avait été ramassé sans vie sur le seuil même de la demeure occupée jadis par Mme Henry. Les personnes charitables qui s'étaient chargées du soin de l'ensevelir avaient trouvé sur lui un doigtier de peau suspendu à son cou par une ficelle: pauvre Bibia! pauvre petit Bibia!
Marc, à dix ans, quittait la maison [288] paternelle pour entrer à l'institution de Sainte-Barbe-des-Champs. Cet établissement de Fontenay-aux-Roses, bien antérieur à celui de Vanves, est comme un trait d'union entre la vie du toit domestique et le régime du collége. L'enfant, deux années plus tard, entrait à Sainte-Barbe de Paris. Ce nom de Sainte-Barbe, cher à tant de familles, je ne puis, pour ma part, l'écrire sans émotion. Je revois, en l'écrivant, les êtres bons et charmants qui me l'ont fait aimer, le vénérable et vénéré Labrouste, Alexandre Bixio, si activement, si passionnément dévoué à la gloire de l'institution, et cette famille Guérard, si heureuse alors et si digne de l'être, si cruellement éprouvée depuis. La mort a pris les uns, elle a frappé les autres dans leurs affections les plus tendres. Nous conservons précieusement la [289] mémoire de ceux qui ne sont plus. Les bontés de ceux qui survivent ne s'effaceront jamais de nos coeurs: qu'ils reçoivent ici le témoignage de notre longue et inaltérable amitié.Il ne semble pas que le jeune Marc Henry ait jeté à Sainte-Barbe un bien vif éclat. J'ai feuilleté le livre d'or de l'institution sans y trouver son nom. On ne se souvient pas qu'il ait jamais péché par excès de travail ni qu'il ait été pour ses maîtres et pour ses condisciples un sujet d'édification; mais il est permis d'affirmer, sans crainte d'être démenti, que, maîtres et condisciples, tout le monde le chérissait. Généreux, tout à tous, n'ayant rien qui lui appartînt, toujours prêt aux gourmades dès qu'il s'agissait de prendre la défense des faibles et des opprimés, il avait l'esprit alerte, le caractère ouvert, le coeur fier et [290] hardi. Je ne dis rien de ses aptitudes. Rebelle aux langues mortes, il inclinait plutôt vers les sciences exactes. La géographie l'attirait; ses lectures préférées étaient des relations de voyages. Sans doute, aux heures de récréation, il régalait ses camarades des récits de la Roche aux Mouettes: on parle encore, à Sainte-Barbe, des ours du Spitzberg et de l'ile de Tamboulina. |