Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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V.Un Coup de tête.
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On était arrivé au 15 septembre. Ce jour-là, dans l'après-midi, le Pouliguen offrait l'image de la solitude et de l'abandon; on aurait pu croire que la vie s'en était complétement retirée. Tous les habitants étaient dehors, les pêcheurs à la mer, les paludiers aux marais salants, les femmes à la récolte du varech ou à la pêche des crevettes. Il n'était resté que les enfants trop jeunes encore pour être [48] emmenés, une douzaine de petits drôles qui, en l'absence de leurs parents, se trouvaient maîtres absolus de la place. Ils étaient tous entre sept et dix ans, sauf le fils Legoff, qui en avait douze bien sonnés. En raison de son grand âge et de son expérience précoce, on lui avait donné les autres à garder. Nous allons voir comment ce vénérable Mentor s'acquitta de sa tâche, et par quelles prouesses il justifia la confiance du bourg.Bien que la saison fût avancée, il faisait cependant une journée brûlante. L'air et la mer étaient de plomb; il tombait du ciel des torrents de feu; le soleil dévorait la côte.Mme Henry était allée s'asseoir à l'ombre des pins qui couronnent la plage. Marc se tenait étendu près d'elle, et, dans la crainte qu'il ne s'échappât, elle cherchait à l'endormir [49] avec les câlineries de sa voix. Il advint qu'en essayant d'endormir son fils, ce fut elle qui s'endormit; ses paupières alourdies s'abaissèrent, et, comme le petit Marc faisait mine de s'assoupir, elle prêcha d'exemple et se laissa gagner par le sommeil.Le fait est que Marc était éveillé comme une potée de souris.Il entendait les cris des enfants qui prenaient leurs ébats sur le port, et depuis une heure il grillait d'aller se mêler à leurs jeux.Après que sa mère eut fermé les yeux, il demeura coi pendant quelques instants, puis il se leva doucement, sortit du bois à pas de loup et se précipita vers le port; il y touchait quand tout d'un coup il s'arrêta ébloui, étourdi, fasciné par le spectacle offert à ses regards.Contrairement aux injonctions de [50] leurs familles, tous mes polissons venaient de se jeter dans une barque amarrée au quai. Le sage Mentor s'était emparé des avirons qu'il manoeuvrait à tour de bras, tandis que le reste de la bande, par un piétinement désordonné, imprimait à l'embarcation un mouvement de roulis ou de tangage qui leur permettait de se croire en plein Océan. A la vue de Marc, ce ne fut qu'un cri:«Marc! Voici Marc! Viens, Marc, viens avec nous!»Marc eût vu le ciel entr'ouvert, il eût entendu douze séraphins jouant de la viole en l'invitant à venir prendre sa place dans le paradis, qu'il n'aurait pas été plus vivement tenté.«Non, dit-il enfin, non, ma mère me l'a défendu.– Bah! bah lui dit le fils Legoff, [51] c'était le plus endiablé de tous; quel mal y a-t-il à faire ce que nous faisons?»Et les autres de répéter en choeur:«Viens donc, Marc, viens donc avec nous!»Marc était là, debout, immobile, les mains dans ses poches, et ne pouvant détacher ses yeux de l'abîme qui l'attirait.«Non!» murmura-t-il d'une voix hésitante.Ce ne fut qu'une huée.«Il a peur! il a peur! A bas Marc! à bas le Parisien! à bas le capon!»Marc n'y résista pas, il glissa du côté du bois un regard furtif, puis, doublement coupable, cédant du même coup aux incitations de son amour-propre et à l'attrait du plaisir défendu, il sauta du quai dans la barque, aux applaudissements de tous [52] ces bandits, enchantés d'avoir un complice de plus.Les choses ne devaient pas en rester là. S'il est vrai de dire que l'appétit vient en mangeant, c'est surtout quand on mange du fruit auquel il nous était interdit de toucher. Toute faute commise en entraîne fatalement une seconde; le mal est un engrenage qui ne nous lâche plus dès qu'il nous a saisi par un des pans de notre habit. La mer baissait: elle était calme, plate et lourde. Il y avait près d'une heure qu'ils se démenaient comme des possédés dans ce bateau qui ne marchait pas, et ils commençaient à se lasser d'un jeu qui, si violent qu'il fût, les laissait à la même place, quand ce sacripant de Legoff, tout fier d'avoir en main les avirons, offrit à ses amis le régal d'une promenade autour de la baie. Il [53] s'agissait tout simplement d'en côtoyer les bords et d'aller s'échouer mollement sur le sable à l'autre extrémité de la plage.Une immense clameur où perçait le cri de: Vive Legoff! accueillit cette admirable proposition. Marc petillait de joie, il était ivre de désobéissance, et, le malheureux! ce fut lui qui détacha l'amarre qui retenait la barque au mur du quai.Les voilà partis, quelle fête!
Christophe Colomb mettant le cap sur un monde nouveau n'était ni plus triomphant ni plus fier.Cette barque près de quitter le port, cette mer en apparence si paisible, ces enfants si joyeux à l'heure du départ, tout cela, mon cher Paul, te présente un tableau fidèle de nos entraînements à tous les âges de la vie. Il semble qu'on pourra toujours [54] s'arrêter à temps, qu'on sera toujours maître d'aborder aux rives prochaines. On ne veut faire que le tour de la baie, et on se livre sans défiance au courant qui mène aux abîmes.Ils étaient à peine sortis du chenal, que l'embarcation, fort mal dirigée, devenait la proie du reflux qui les poussait au large sans qu'aucun d'eux s'en aperçût. Ils riaient, ils criaient, ils chantaient; ils ne se possédaient plus. Maître Legoff, tout gonflé de son importance, jouait des avirons à tort et à travers, et la barque, comme si elle eût été tirée par des liens invisibles, s'éloignait de plus en plus du rivage.Il faut avoir l'oeil marin pour mesurer exactement les distances en mer. Ils pensaient être encore dans la baie, qu'ils en étaient déjà loin. Le point où ils s'étaient promis d'aborder décroissait [55] insensiblement. Les dunes, les rochers, le hameau, tous les accidents de la côte, s'abaissaient et s'amoindrissaient peu à peu derrière eux.Il vint un instant où les chants et les rires cessèrent brusquement l'Océan grossissait à mesure qu'ils gagnaient le large; la houle les enveloppait.L'étonnement, la stupeur, l'épouvante, se peignirent bientôt sur tous les visages.
Legoff était rendu et s'épuisait en efforts impuissants; ils se précipitèrent tous à la fois sur les rames, et manoeuvrèrent si bien, qu'au bout de quelques secondes elles étaient le jouet des flots, sans qu'il fût possible de les repêcher. Pour l'usage qu'ils en auraient fait, le dommage n'était pas grand: leur effarement s'en accrut [56] pourtant, comme s'ils venaient de perdre leur unique chance de salut.Ils jetèrent des cris désespérés: ils entraient dans la haute mer, Dieu seul pouvait les entendre.Le jour baissait, le soleil enflammait le couchant, et pas une voile à l'horizon, pas un chasse-marée en vue, pas une chaloupe, pas un bateau pêcheur! Perdus dans l'immensité, ils ne voyaient que le ciel et l'eau. Ainsi qu'il arrive toujours entre gens qui se sont associés pour faire une sottise, ils avaient éclaté d'abord en récriminations réciproques; le sentiment du danger commun qui grandissait de minute en minute ne tarda pas à les réconcilier. Pressés les uns contre les autres et se prêtant un mutuel appui, pâles, défaits et l'oeil hagard, ils ne criaient plus, ils ne pleuraient pas, ils étaient terrifiés. Tantôt l'embarcation [57] pirouettait sur la cime d'une lame, tantôt elle s'enfonçait et disparaissait dans un gouffre. Les vagues hurlaient autour d'elle comme une troupe de dogues affamés. Marc et Legoff étaient les seuls qui fissent encore bonne contenance. Legoff avait l'attitude révoltée d'un petit Ajax qui défie les dieux. Quant à Marc, on eût dit que la scène qu'il avait sous les yeux éveillait en lui moins d'effroi que de curiosité. Il avait entendu parler de Robinson et se voyait déjà dans une île déserte. Cette perspective ne lui déplaisait pas. Il fut servi à souhait: au moment où le soleil s'abîmait dans les flots, la barque s'affalait sur un banc de petits récifs que le jusant avait mis à fleur d'eau.
Culbutés par la violence du choc, ils roulèrent pêle-mêle et se relevèrent en se tâtant les côtes. Ils en [58] étaient quittes pour quelques meurtrissures; mais la barque était en morceaux.
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