Jules Sandeau
1811 - 1883
La Roche aux Mouettes
1871
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II.Joies et Douleurs.
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Les personnes qui ont connu intimement M. et Mme Henry pendant les premières années de leur union peuvent se flatter d'avoir vu de près un ménage heureux. Ces deux jeunes gens, bien nés tous les deux, ne s'étaient guère apporté en dot que leur jeunesse et leur amour, jeunesse honnête, amour sincère et qui s'appuyait sur une estime réciproque. Après avoir traversé gaiement les mauvais jours, [14] ces mauvais jours qu'on se surprend quelquefois à regretter quand on sait ce que valent les bons, ils avaient introduit peu à peu l'aisance et le bien-être dans l'intérieur qu'embellissaient déjà leurs tendresses mutuelles. Aux qualités aimables qui les avaient aidés à se passer des dons de la fortune, l'un et l'autre joignaient les qualités sérieuses qui servent à les mériter. Employé d'abord dans une des maisons de commerce les plus considérables de Paris, le jeune mari avait pu, au bout de quelque temps, s'établir pour son propre compte. Il était laborieux, actif, intelligent. De son côté, la jeune femme portait vaillamment et avec grâce la moitié de la vie commune. Il ne peut exister d'heureux ménages qu'à ce prix; le mariage est une association, et c'est mal entendre le bonheur et la dignité d'une femme que [15] de la réduire à n'être qu'un objet de luxe dans sa maison. Quoiqu'ils eussent pris racine en pleine réalité, M. et Mme Henry restaient pourtant fidèles aux belles passions qui avaient été les fêtes de leur pauvreté. La richesse n'était pas à leurs yeux le but suprême de la destinée. Le soin des intérêts positifs n'avait pas abaissé leur âme, Ils s'aimaient comme par le passé, et l'esprit des affaires, qui n'a rien de commun avec les affaires de l'esprit, n'était point parvenu à les détourner des plaisirs de l'intelligence. Tout leur souriait, ils avaient des enfants charmants, trois petits garçons, beaux tous les trois comme le jour, et qu'ils chérissaient. Hélas! c'étaient ces blondes têtes qui devaient tenter le malheur.A l'âge de six ans, l'aîné, qui avait poussé jusque-là comme un rejeton [16] vigoureux, pâlit, s'étiola, languit pendant quelques mois et mourut. Je ne parle pas de la douleur du père et de la mère: à quoi bon, et que pourrais-je dire? S'il faut absolument que le bonheur se paye ici-bas, certes ils avaient acquitté leur dette, et il était permis de croire que le cort jaloux n'avait plus rien à leur réclamer. Cependant, deux années plus tard, le second enfant s'éteignait comme son frère aîné. Parvenu à l'âge de six ans, on le vit depérir, lui aussi, et cette fois encore la science et la tendresse furent également impuissantes: il mourut en souriant, ses bras enlacés au cou de son père. Des trois adorés, il ne restait plus que le petit Marc. Qu'on tâche maintenant de se représenter la terreur croissante de ces infortunés, à mesure que leur dernier espoir approchait du terme fatal où les deux [17] autres avaient été moissonnés! Qu'on juge de leur épouvante quand ils reconnurent les premiers symptômes de la consomption! Marc se fanait comme une fleur qui manque d'eau; le mal faisait des progrès rapides. Ils avaient épuisé la liste des médecins en renom, et ne savaient plus à qui recourir. Or il y avait dans la rue même où ils habitaient un médecin assez obscur, mais qui, pour n'être pas un prince de la science, s'était pourtant acquis dans son quartier une bonne réputation de savoir et de probité. Ils pensèrent à lui dans leur détresse. Le docteur accourut: c'était un homme doux, un peu triste, et dont la figure, quoique respirant la bonté, aurait passé inaperçue sans la beauté de l'oeil et la profondeur du regard. Il écouta le récit des parents, plus d'une fois interrompu par les larmes et les [18] sanglots, puis, après avoir examiné l'enfant, il garda un silence rêveur.
«Madame, dit-il enfin, je ne sais au monde qu'un seul médecin, un seul, entendez-vous? qui puisse sauver votre fils.– Qui? Nommez-le! s'écria la mère éperdue.– Ce n'est pas moi, répliqua le docteur. Celui que je veux dire est notre maître à tous. Heureux qui peut de loin en loin lui arracher un de ses secrets! En général, c'est à lui tout d'abord que les malades devraient s'adresser, et la plupart s'en vont faute de l'avoir consulté.– Eh bien, monsieur, son nom, son adresse? Nous allons l'appeler.– Vous perdriez votre peine: il ne se déplace jamais et ne s'est jamais dérangé pour personne. Les têtes couronnées elles-mêmes sont obligées [19] d'aller le chercher; mais, grands ou petits, il accueille avec une égale bonté tous ceux qui viennent se jeter dans ses bras.– Ah! s'écria Mme Henry, j'irai le trouver, fût-il au bout du monde!– Partez donc, madame, dit le docteur avec autorité. N'attendez pas jusqu'à demain; partez aujourd'hui, dans une heure. Ce médecin, c'est la nature; allez lui confier votre fils. Je ne réponds pas de sa guérison; mais j'affirme que, s'il reste ici, dans un an au plus tard, il aura rejoint ses deux frères. Enlevez-le bien vite à l'existence qui le tue. Emmenez-le loin de Paris, au bord de la mer, dans quelque village ignoré de Bretagne ou de Normandie. Donnez-lui l'espace, le grand air, le soleil, les vastes horizons. Habituez ses pieds à courir sur les grèves; que son corps s'imprègne [20] du sel de l'Océan. Dès que ses forces renaîtront, laissez-le s'échapper et galoper en liberté comme un poulain dans les savanes. Les enfants, Dieu merci! ne sont pas rares sur nos côtes; qu'il se mêle à leurs diableries et se roule avec eux sur la plage. Ne lui mesurez ni le vent ni la pluie. Qu'il mange et dorme à discrétion. Ni drogues ni médicaments. La nature en sait plus long que la Faculté; elle seule fait des miracles.» [20]Et là-dessus il se retira.Mme Henry avait entendu parler du Pouliguen; une de ses amies y avait passé la dernière saison d'été. Dans la soirée du même jour, elle partait pour Nantes par le chemin de fer. Le lendemain, elle prenait le bateau à vapeur qui la menait à Saint-Nazaire. Elle ne s'arrêtait à Guérande que juste le temps de changer de voiture, [21] et, une heure après, elle arrivait dans le petit port où la vie et la mort allaient se disputer son enfant.
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