Alphonse de Lamartine
1790 - 1869
Harmonies poétiques et religieuses
1830
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Milly ou la Terre natale.
POURQUOI le prononcer ce nom de la patrie?Dans son brillant exil mon cur en a frémi;Il résonne de loin dans mon âme attendrie,Comme les pas connus ou la voix d'un ami.
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5 | Montagnes que voilait le brouillard de l'automne,Vallons que tapissait le givre du matin,Saules dont l'émondeur effeuillait la couronne,Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,
Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide, |
10 | Fontaine où les pasteurs accroupis tour à tourAttendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,Et, leur urne à la main, s'entretenaient du jour,
Chaumière où du foyer étincelait la flamme,Toit que le pèlerin aimait à voir fumer, |
15 | Objets inanimés, avez-vous donc une âmeQui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
J'ai vu des cieux d'azur, où la nuit est sans voiles,Dorés jusqu'au matin sous les pieds des étoiles,Arrondir sur mon front dans leur arc infini |
20 | Leur dôme de cristal qu'aucun vent n'a terni!J'ai vu des monts voilés de citrons et d'olivesRéfléchir dans les eaux leurs ombres fugitives,Et dans leurs frais vallons, au souffle du zéphyr,Bercer sur l'épi mûr le cep prêt à mûrir; |
25 | Sur des bords où les mers ont à peine un murmure,J'ai vu des flots brillants l'onduleuse ceinturePresser et relâcher dans l'azur de ses plisDe leurs caps dentelés les contours assouplis,S'étendre dans le golfe en nappe de lumière, |
30 | Blanchir l'écueil fumant de gerbes de poussière,Porter dans le lointain d'un occident vermeilDes îles qui semblaient le lit d'or du soleil,Ou, s'ouvrant devant moi sans rideau, sans limite,Me montrer l'infini que le mystère habite! |
35 | J'ai vu ces fiers sommets, pyramides des airs,Où l'été repliait le manteau des hivers,Jusqu'au sein des vallons descendant par étages,Entrecouper leurs flancs de hameaux et d'ombrages,De pics et de rochers ici se hérisser, |
40 | En pentes de gazon plus loin fuir et glisser,Lancer en arcs fumants, avec un bruit de foudre,Leurs torrents en écume et leurs fleuves en poudre,Sur leurs flancs éclairés, obscurcis tour à tour,Former des vagues d'ombre et des îles de jour, |
45 | Creuser de frais vallons que la pensée adore,Remonter, redescendre, et remonter encore,Puis des derniers degrés de leurs vastes remparts,A travers les sapins et les chênes éparsDans le miroir des lacs qui dorment sous leur ombre |
50 | Jeter leurs reflets verts ou leur image sombre,Et sur le tiède azur de ces limpides eauxFaire onduler leur neige et flotter leurs coteaux!J'ai visité ces bords et ce divin asileQu'a choisis pour dormir l'ombre du doux Virgile, |
55 | Ces champs que la Sibylle à ses yeux déroula,Et Cume et l'Elysée; et mon cur n'est pas là!...
Mais il est sur la terre une montagne arideQui ne porte en ses flancs ni bois ni flot limpide,Dont par l'effort des ans l'humble sommet miné, |
60 | Et sous son propre poids jour par jour incliné,Dépouillé de son sol fuyant dans les ravines,Garde à peine un buis sec qui montre ses racines,Et se couvre partout de rocs prêts à croulerQue sous son pied léger le chevreau fait rouler. |
65 | Ces débris par leur chute ont formé d'âge en âgeUn coteau qui décroît et, d'étage en étage,Porte, à l'abri des murs dont ils sont étayés,Quelques avares champs de nos sueurs payés,Quelques ceps dont les bras, cherchant en vain l'érable, |
70 | Serpentent sur la terre ou rampent sur le sable,Quelques buissons de ronce, où l'enfant des hameauxCueille un fruit oublié qu'il dispute aux oiseaux,Où la maigre brebis des chaumières voisinesBroute en laissant sa laine en tribut aux épines; |
75 | Lieux que ni le doux bruit des eaux pendant l'été,Ni le frémissement du feuillage agité,Ni l'hymne aérien du rossignol qui veille,Ne rappellent au cur, n'enchantent pour l'oreille;Mais que, sous les rayons d'un ciel toujours d'airain, |
80 | La cigale assourdit de son cri souterrain.Il est dans ces déserts un toit rustique et sombreQue la montagne seule abrite de son ombre,Et dont les murs, battus par la pluie et les vents,Portent leur âge écrit sous la mousse des ans. |
85 | Sur le seuil désuni de trois marches de pierreLe hasard a planté les racines d'un lierreQui, redoublant cent fois ses nuds entrelacés,Cache l'affront du temps sous ses bras élancés,Et, recourbant en arc sa volute rustique, |
90 | Fait le seul ornement du champêtre portique.Un jardin qui descend au revers d'un coteauY présente au couchant son sable altéré d'eau;La pierre sans ciment, que l'hiver a noircie,En borne tristement l'enceinte rétrécie; |
95 | La terre, que la bêche ouvre à chaque saison,Y montre à nu son sein sans ombre et sans gazon;Ni tapis émaillés, ni cintres de verdure,Ni ruisseau sous des bois, ni fraîcheur, ni murmure;Seulement sept tilleuls par le soc oubliés, |
100 | Protégeant un peu d'herbe étendue à leurs pieds,Y versent dans l'automne une ombre tiède et rare,D'autant plus douce au front sous un ciel plus avare;Arbres dont le sommeil et des songes si beauxDans mon heureuse enfance habitaient les rameaux! |
105 | Dans le champêtre enclos qui soupire après l'onde,Un puits dans le rocher cache son eau profonde,Où le vieillard qui puise, après de longs efforts,Dépose en gémissant son urne sur les bords;Une aire où le fléau sur l'argile étendue |
110 | Bat à coups cadencés la gerbe répandue,Où la blanche colombe et l'humble passereauSe disputent l'épi qu'oublia le râteau :Et sur la terre épars des instruments rustiques,Des jougs rompus, des chars dormant sous les portiques, |
115 | Des essieux dont l'ornière a brisé les rayons,Et des socs émoussés qu'ont usés les sillons.
Rien n'y console l'il de sa prison stérile,Ni les dômes dorés d'une superbe ville,Ni le chemin poudreux, ni le fleuve lointain, |
120 | Ni les toits blanchissants aux clartés du matin;Seulement, répandus de distance en distance,De sauvages abris qu'habite l'indigence,Le long d'étroits sentiers en désordre semés,Montrent leur toit de chaume et leurs murs enfumés, |
125 | Où le vieillard, assis au seuil de sa demeure,Dans son berceau de jonc endort l'enfant qui pleure;Enfin un sol sans ombre et des cieux sans couleur,Et des vallons sans onde! - Et c'est là qu'est mon cur!Ce sont là les séjours, les sites, les rivages |
130 | Dont mon âme attendrie évoque les images,Et dont pendant les nuits mes songes les plus beauxPour enchanter mes yeux composent leurs tableaux!
Là chaque heure du jour, chaque aspect des montagnes,Chaque son qui le soir s'élève des campagnes, |
135 | Chaque mois qui revient, comme un pas des saisons,Reverdir ou faner les bois ou les gazons,La lune qui décroît ou s'arrondit dans l'ombre,L'étoile qui gravit sur la colline sombre,Les troupeaux des hauts lieux chassés par les frimas, |
140 | Des coteaux aux vallons descendant pas à pas,Le vent, l'épine en fleurs, l'herbe verte ou flétrie,Le soc dans le sillon, l'onde dans la prairie,Tout m'y parle une langue aux intimes accentsDont les mots, entendus dans l'âme et dans les sens, |
145 | Sont des bruits, des parfums, des foudres, des orages,Des rochers, des torrents, et ces douces images,Et ces vieux souvenirs dormant au fond de nous,Qu'un site nous conserve et qu'il nous rend plus doux.Là mon cur en tout lieu se retrouve lui-même! |
150 | Tout s'y souvient de moi, tout m'y connaît, tout m'aime!Mon il trouve un ami dans tout cet horizon,Chaque arbre a son histoire et chaque pierre son nom.Qu'importe que ce nom, comme Thèbe ou Palmire,Ne nous rappelle pas les fastes d'un empire, |
155 | Le sang humain versé pour le choix des tyrans,Ou ces fléaux de Dieu que l'homme appelle grands?Ce site où la pensée a rattaché sa trame,Ces lieux encor tout pleins des fastes de notre âme,Sont aussi grands pour nous que ces champs du destin |
160 | Où naquit, où tomba quelque empire incertain :Rien n'est vil! rien n'est grand! l'âme en est la mesure!Un cur palpite au nom de quelque humble masure,Et sous les monuments des héros et des dieuxLe pasteur passe et siffle en détournant les yeux!
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165 | Voilà le banc rustique où s'asseyait mon père,La salle où résonnait sa voix mâle et sévère,Quand les pasteurs assis sur leurs socs renversésLui comptaient les sillons par chaque heure tracés,Ou qu'encor palpitant des scènes de sa gloire, |
170 | De l'échafaud des rois il nous disait l'histoire,Et, plein du grand combat qu'il avait combattu,En racontant sa vie enseignait la vertu!Voilà la place vide où ma mère à toute heureAu plus léger soupir sortait de sa demeure, |
175 | Et, nous faisant porter ou la laine ou le pain,Vêtissait l'indigence ou nourrissait la faim;Voilà les toits de chaume où sa main attentiveVersait sur la blessure ou le miel ou l'olive,Ouvrait près du chevet des vieillards expirants |
180 | Ce livre où l'espérance est permise aux mourants,Recueillait leurs soupirs sur leur bouche oppressée,Faisait tourner vers Dieu leur dernière pensée,Et tenant par la main les plus jeunes de nous,À la veuve, à l'enfant, qui tombaient à genoux, |
185 | Disait, en essuyant les pleurs de leurs paupières :Je vous donne un peu d'or, rendez-leur vos prières!Voilà le seuil, à l'ombre, où son pied nous berçait,La branche du figuier que sa main abaissait,Voici l'étroit sentier où, quand l'airain sonore |
190 | Dans le temple lointain vibrait avec l'aurore,Nous montions sur sa trace à l'autel du SeigneurOffrir deux purs encens, innocence et bonheur!C'est ici que sa voix pieuse et solennelleNous expliquait un Dieu que nous sentions en elle, |
195 | Et nous montrant l'épi dans son germe enfermé,La grappe distillant son breuvage embaumé,La génisse en lait pur changeant le suc des plantes,Le rocher qui s'entrouvre aux sources ruisselantes,La laine des brebis dérobée aux rameaux |
200 | Servant à tapisser les doux nids des oiseaux,Et le soleil exact à ses douze demeures,Partageant aux climats les saisons et les heures,Et ces astres des nuits que Dieu seul peut compter,Mondes où la pensée ose à peine monter, |
205 | Nous enseignait la foi par la reconnaissance,Et faisait admirer à notre simple enfanceComment l'astre et l'insecte invisible à nos yeuxAvaient, ainsi que nous, leur père dans les cieux!Ces bruyères, ces champs, ces vignes, ces prairies, |
210 | Ont tous leurs souvenirs et leurs ombres chéries.Là, mes surs folâtraient, et le vent dans leurs jeuxLes suivait en jouant avec leurs blonds cheveux!Là, guidant les bergers aux sommets des collines,J'allumais des bûchers de bois mort et d'épines, |
215 | Et mes yeux, suspendus aux flammes du foyer,Passaient heure après heure à les voir ondoyer.Là, contre la fureur de l'aquilon rapideLe saule caverneux nous prêtait son tronc vide,Et j'écoutais siffler dans son feuillage mort |
220 | Des brises dont mon âme a retenu l'accord.Voilà le peuplier qui, penché sur l'abîme,Dans la saison des nids nous berçait sur sa cime,Le ruisseau dans les prés dont les dormantes eauxSubmergeaient lentement nos barques de roseaux, |
225 | Le chêne, le rocher, le moulin monotone,Et le mur au soleil, où dans les jours d'automne,Je venais sur la pierre, assis près des vieillards,Suivre le jour qui meurt de mes derniers regards!Tout est encor debout; tout renaît à sa place : |
230 | De nos pas sur le sable on suit encore la trace;Rien ne manque à ces lieux qu'un cur pour en jouir,Mais, hélas! l'heure baisse et va s'évanouir.
La vie a dispersé, comme l'épi sur l'aire,Loin du champ paternel les enfants et la mère, |
235 | Et ce foyer chéri ressemble aux nids désertsD'où l'hirondelle a fui pendant de longs hivers!Déjà l'herbe qui croît sur les dalles antiquesEfface autour des murs les sentiers domestiques,Et le lierre, flottant comme un manteau de deuil, |
240 | Couvre à demi la porte et rampe sur le seuil;Bientôt peut-être...! écarte, ô mon Dieu! ce présage!Bientôt un étranger, inconnu du village,Viendra, l'or à la main, s'emparer de ces lieuxQu'habite encor pour nous l'ombre de nos aïeux, |
245 | Et d'où nos souvenirs des berceaux et des tombesS'enfuiront à sa voix, comme un nid de colombesDont la hache a fauché l'arbre dans les forêts,Et qui ne savent plus où se poser après!
Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage! |
250 | Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritagePasse de mains en mains troqué contre un vil prix,Comme le toit du vice ou le champ des proscrits!Qu'un avide étranger vienne d'un pied superbeFouler l'humble sillon de nos berceaux sur l'herbe, |
255 | Dépouiller l'orphelin, grossir, compter son orAux lieux où l'indigence avait seule un trésor,Et blasphémer ton nom sous ces mêmes portiquesOù ma mère à nos voix enseignait tes cantiques!Ah! que plutôt cent fois, aux vents abandonné, |
260 | Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné;Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,Sur les parvis brisés germent dans les ruines!Que le lézard dormant s'y réchauffe au soleil,Que Philomèle y chante aux heures du sommeil, |
265 | Que l'humble passereau, les colombes fidèles,Y rassemblent en paix leurs petits sous leurs ailes,Et que l'oiseau du ciel vienne bâtir son nidAux lieux où l'innocence eut autrefois son lit!
Ah! si le nombre écrit sous l'il des destinées |
270 | Jusqu'aux cheveux blanchis prolonge mes années,Puissé-je, heureux vieillard, y voir baisser mes joursParmi ces monuments de mes simples amours!Et quand ces toits bénis et ces tristes décombresNe seront plus pour moi peuplés que par des ombres, |
275 | Y retrouver au moins dans les noms, dans les lieux,Tant d'êtres adorés disparus de mes yeux!Et vous, qui survivrez à ma cendre glacée,Si vous voulez charmer ma dernière pensée,Un jour, élevez-moi...! non! ne m'élevez rien! |
280 | Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envieEt ce dernier sillon où germe une autre vie!Etendez sur ma tête un lit d'herbes des champsQue l'agneau du hameau broute encore au printemps, |
285 | Où l'oiseau, dont mes surs ont peuplé ces asiles,Vienne aimer et chanter durant mes nuits tranquilles;Là, pour marquer la place où vous m'allez coucher,Roulez de la montagne un fragment de rocher;Que nul ciseau surtout ne le taille et n'efface |
290 | La mousse des vieux jours qui brunit sa surface,Et d'hiver en hiver incrustée à ses flancs,Donne en lettre vivante une date à ses ans!Point de siècle ou de nom sur cette agreste page!Devant l'éternité tout siècle est du même âge, |
295 | Et celui dont la voix réveille le trépasAu défaut d'un vain nom ne nous oubliera pas!Là, sous des cieux connus, sous les collines sombres,Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,Plus près du sol natal, de l'air et du soleil, |
300 | D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil!Là, ma cendre, mêlée à la terre qui m'aime,Retrouvera la vie avant mon esprit même,Verdira dans les prés, fleurira dans les fleurs,Boira des nuits d'été les parfums et les pleurs; |
305 | Et quand du jour sans soir la première étincelleViendra m'y réveiller pour l'aurore éternelle,En ouvrant mes regards je reverrai des lieuxAdorés de mon cur et connus de mes yeux,Les pierres du hameau, le clocher, la montagne, |
310 | Le lit sec du torrent et l'aride campagne;Et, rassemblant de l'il tous les êtres chérisDont l'ombre près de moi dormait sous ces débris,Avec des surs, un père et l'âme d'une mère,Ne laissant plus de cendre en dépôt à la terre, |
315 | Comme le passager qui des vagues descendJette encore au navire un il reconnaissant,Nos voix diront ensemble à ces lieux pleins de charmesL'adieu, le seul adieu qui n'aura point de larmes! |