Jules Laforgue
1860 - 1887
Berlin. Le cour et la ville
1887 (publ. 1922)
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LA RACE.
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ON voit tout de suite qu'elle n'est pas affinée par le luxe. Pas de pâleurs de civilisés; pas de physionomies et d'allures nerveuses; les teints sont hâlés, les cheveux plantés en brosse au milieu du front (ceci est général).Quartier riche. – Je croise des jeunes garçons et des petites filles sortant de l'école. Les voix sont grosses, sans nuances d'intonation.La femme. Beaux fronts, yeux et cheveux tout nature. Types de visage très variés: anglais, hollandais, hongrois, suédois. Mais voyez, par exemple, un dimanche, un pensionnat de jeunes anglaises sortant de l'église et vous sentirez l'abîme entre une race qui a des siècles de culture et une race pauvre qui n'est à son aise que depuis une génération. Il y a d'ailleurs un contraste quotidien, celui des jeunes juives; on les rencontre partout le matin avec leur carton à musique; elles sont sanglées dans leur costume, on sent une taille; elles ont une allure et non la nonchalance allemande; il faut ajouter à cela la prédilection pour les couleurs sombres et chaudes dans la toilette.Le pied de l'Allemande n'est pas une légende. Au [123] bois, celui des amazones vous tire l'oeil. Mais qui les chausserait bien à Berlin? Pas un bottier propre. Dès qu'on passe en Suisse, en Belgique, l'isolement et la grandeur du pied allemand apparaissent frappants. L'officier seul soigne sa chaussure, mais il se serre et son pied a l'air d'un boudin; c'est un peu comme son pantalon collant pour lequel il dit à son tailleur: «Si je puis y entrer, je ne le prends pas.»L'Allemand idéal: le type des guerriers modernes dans les bas-reliefs de la dernière guerre en opposition au latin. Pas de prétention au distingué, pas même la peur d'être traité de Goth, de Visigoth, Ostrogoth: large face ouverte, barbe largement étalée, sans coupe civilisée, cheveux plantés au milieu du front et rejetés. C'est la tête si populaire du prince impérial actuel.Type tout opposé et bien allemand: constitution grêle, barbe rousse irrégulière, cheveux plantés très bas sur le front, lunettes.Petite ville d'eaux, terrasse de l'hôtel. Jeunes bourgeoises allemandes attablées autour d'une bouteille de Champagne emmaillottée dans sa serviette. Un jeune referendar, un cigare aux lèvres, les sert et les fait rire. Ces teints de blondes s'échauffent tout de suite aux joues et surtout aux mains. Voix criardes: Nein! So! Wann denn? Ja wohl! Ach! Gott! Une blonde rit tant que son lorgnon tombe toujours.Jeunes bourgeoises allemandes Un étudiant me disait: «L'Allemande est plus naïve que la Française et plus naturelle, par conséquent plus facile et plus animale et plus spontanée. Elle n'a pas comme la Française civilisée ce scepticisme qui fait les trois quarts de la vertu féminine.» |