BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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[92]

 

 

COLONNES D'AFFICHES.

VITRINES DE LIBRAIRIES.

PHOTOGRAPHIES DE

CÉLÉBRITÉS.

 

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BERLIN dont les murs, les palissades de maisons en construction, etc., n'ont jamais été souillés par une réclame, une affiche, a de petites colonnes, rares, non éclairées la nuit, et où s'étalent, dans une promiscuité délirante, toutes les annonces possibles.

 

Une colonne d'affiches

 

Seules conservent leur place les deux programmes des théâtres royaux, l'Opéra et la Comédie. Il est à remarquer que ces deux papiers officiels sont en caractères gothiques (excepté les mots «corps de ballet», etc.), ces caractères si chers à M. de Bismarck, tandis que toutes les autres affiches sont en caractères latins.

Voici dans son pêle-mêle le répertoire d'une de ces colonnes.

«La Mort (en gros caractères) fait chaque jour sa riche moisson! mais combien auraient pu couler encore d'heureux jours sur cette terre du bon Dieu s'ils...» suit un remède contre le ver solitaire. [93]

«Fête de Sedan, fête à Schöneberg, au parc des Tilleuls. – Discours par le député prédicateur de la cour, pasteur Stoecker. – Bal. – Illuminations. – Pyrotechnies militaires.»

«Fête dans un vaste jardin à bière. Le bombardement de Strasbourg, en deux parties.»

L'affiche est illustrée d'une grossière lithographie coloriée et est suivie du bulletin du général de Werder. Voilà qui doit attirer les Alsaciens de Berlin.

«Un jeune disparu de sa famille.»

«Chien perdu, récompense à l'honorable retrouveur.»

Deux affiches multiples, très caractéristiques: «Eaux pour la croissance de la barbe.» «Leçons de danse.» L'Allemand reste longtemps imberbe. Tous les Allemands savent danser et l'on danse à Berlin avec rage.

Une affiche est inamovible, toujours verte, jamais plus grande que la main et que certains Berlinois vont lire chaque matin; c'est celle du 110 d'or, enseigne d'un infime, infime magasin du Pont-Neuf. L'intéressant de cette affiche est qu'elle donne chaque jour, pour aboutir à la rime 110 d'or, une pièce de vers d'actualité. Les généraux Thibaudin et Boulanger en ont fait les frais à leur tour.

La couleur blanche appartient à tous et n'est pas comme chez nous la propriété de l'Etat.

Les rares affiches illustrées sont pour la bière. C'est le bouc debout sur ses pattes de derrière, tenant un bock qui mousse: quelquefois, le bock est soutenu par deux étudiants. C'est le moine (München, Munich) tenant la cruche en grès à couvercle d'étain, près d'un tonneau dans un encadrement de houblon. Les seuls et rares hommes-sandwich que j'ai vus en plusieurs [94] années à Berlin servaient aussi de réclame à un établissement de bière.

Pour terminer.

«Réunion du cercle progressiste de Potsdam, salle telle ou telle, programme des discours.»

«On demande cinquante ouvriers pour les glacières à ...».

Enfin réclame de restaurants, de brasseries, du mont-de-piété, de loteries, etc., etc. J'ai dit que les murs étaient vierges de réclames, les hommes-sandwich inconnus, etc. Il faut dire aussi que les journaux allemands fourmillent d'annonces; la Gazette de Voss en a, par exemple, des suppléments de cinq à six pages.

 

Librairie à Berlin

 

Vitrine de libraire. – Il y a très peu de libraires à Berlin. Dans toute la ville, je ne connais qu'un bouquiniste en plein vent, très piteux. Pas d'étalage national ou local. Rien de nos séries de volumes à couleurs variées, rien de nos piles d'éditions. Les libraires qui n'ont pas une spécialité (droit, médecine), ont une moitié de leur vitrine pour les livres français, l'autre pour les livres allemands mêlés de quelques Tauchnitz-Edition, de volumes italiens et russes. Les romans allemands n'ont guère d'éditions, sauf tous les cinq ans quelque gros succès, comme il y a trois ans Madame Buchholz.

 

Julius Stinde: Die Familie Buchholz

 

Les piles de volumes dans le magasin sont de Daudet, Zola, Ohnet. On a vendu à Berlin dans la seule année de son apparition, neuf mille exemplaires de Nana.

Un coup d'oeil à la vitrine du jour. La Gloire à Paris, par Albert Wolff, avec cette mention: Sensationnel Novität (lisez: nouveauté à sensation). – Baccara, d'Hector Malot, avec cette mention: Neu! Neu! (Nouveau, nouveau). – En allemand, deux petits [95] volumes censément traduits de Zola, avec couverture ornée d'un dessin de Mars du Journal amusant, titres: Nouvelles morales et Nouvelles réalistes. M. Zola a-t-il soupçon de ce commerce?

Des imitations des petits livres légers qui ont sévi sur Paris il y a trois ou quatre ans, couvertures avec vignettes en couleur sans hardiesse, ni esprit; titres: Histoires folles, Histoires défendues. – La traduction des Mémoires de Cora Pearl. – Puis les brochures en allemand: L'Avenir des Français; Avant la bataille, voix menaçantes de l'Est et de l'Ouest, par un Cassandre allemand, etc...

Quand on voit plusieurs passants attroupés devant la vitrine d'un libraire, on est sûr d'y voir étalé ou le Figaro illustré, ou la Revue illustrée ou le Paris illustré.

Photographies de célébrités. – D'abord tout ce qui est de la cour depuis l'empereur jusqu'au prince Reuss XXVII. Je passe. Pas d'hommes de lettres: Geibel pendant la semaine de sa mort. Pas un seul peintre. Mais les étoiles de l'Opéra et des autres théâtres, et surtout les musiciens, virtuoses et compositeurs, toute la musique. Le vieil acteur classique, Hase, avec sa brochette de décorations; le jeune acteur shakespearien vraiment génial, Kainz; la vieille actrice comique, la Blumauer avec ses six décorations, la Meyer et la Barkany. Pour l'Opéra, c'est Niemann en Siegmund, Mme Hofmeister en Sieglinde, Mme Vogenhuber en Walkyrie, Lola Beeth qui en ce moment est, je crois, engagée pour chanter à Paris (élève de Mme Viardot, goût français) et, la danseuse dell' Era.

 

Vilma von Voggenhuber

 

Et maintenant la musique! Pour le violon: Joachim, Ysaÿe, Sarasate, Wilhelmi, Theresina Tua; pour le piano: d'Albert, Rubinstein, [96] l'éternel Liszt, la Essipoff, Mme Schumann qui est sourde, le comte Zichy qui ne joue que de la main gauche et a arrangé son répertoire pour cette main (il est manchot), de Bülow, etc... on ne compte pas les pianistes. Ensuite naturellement, des centaines de Wagner, puis Brahms, Saint-Saëns. Autre côté de la vitrine: quelques pasteurs, Stoecker, Frommel, Cassel et Thomas, et les professeurs célèbres: le chirurgien Langenbeck; les historiens Mommsen, Curtius et Ranke; Helmholtz, Dubois-Raymond, Virchow, etc.

Au centre de tous, partout et toujours, la bonne face de l'empereur, ridée, la moustache retroussée, toujours en buste avec ses décorations, on ne peut plus serrées l'une contre l'autre sur sa large poitrine. Sauf ces étoiles de l'Opéra et de la Comédie, il ne s'intéresse guère, il les ignore même, aux célébrités qui l'entourent là, aux célébrités de son règne bismarckien.

J'oubliais Bismarck et de Moltke parce qu'ils sont partout. Tous deux se font photographier une main passée dans l'entrebâillement de la tunique, selon l'attitude légendaire de Napoléon Ier, surtout Moltke, «le penseur de batailles».