BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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IMPRESSION

MONARCHIQUE ET MILITAIRE.

MILITARIA.

 

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ON appelle Berlin la «métropole de l'Empire», on l'appelle aussi volontiers die Kaiserstadt, la ville de l'empereur.

 

 

La plupart des magasins ajoutent à leur enseigne le titre de Hoflieferant, fournisseur de la cour. Ce titre est accompagné d'un énorme écusson, les armes de Prusse flanquées de deux Hercules nus avec leurs massues, le tout doré. Quelques-uns précisent. Ce marchand de pianos est «fournisseur de Son Altesse la princesse Frédéric-Charles», ce marchand de cigares est «fournisseur de Son Altesse impériale et royale le prince héritier», voici le dentiste du prince Frédéric-Charles (qui est mort il y a quatre ans), le photographe de l'empereur, la modiste de l'impératrice, etc.

Les bustes de l'empereur et du prince héritier se trouvent dans toutes les salles de restaurant de Berlin, dans toutes les salles de brasserie, dans les baraques en plein vent où l'on débite de l'eau de seltz, etc. Bismarck et de Moltke, les «paladins» de l'empereur ont leurs portraits en chromo. [13]

Voici un magasin de musique. Il a à sa vitrine les photographies de Rubinstein, de Liszt, de Joachim, de Wagner; c'est naturel, mais parmi ces photographies se trouvent, aussi naturellement, celles de l'empereur, du prince Guillaume, de Bismarck.

Une photographie est très demandée, ces temps-ci, celle d'un bébé, arrière-petit-fils de l'empereur, avec un petit canon à ses pieds et près de lui un casque sur une chaise.

Il y a à la vitrine du marchand de musique dont je viens de parler une valse intitulée: Hohenzollern-Wetter, «Temps de Hohenzollern», c'est-à-dire beau temps. Quand il fait beau, on dit ici: il fait un temps de l'empereur. Ne dit-on pas à Londres: Queen's weather?

Il y a le long de l'avenue des Tilleuls des cadresréclames de photographes, tous consacrés à la cour. Ici la famille du prince héritier avec dames d'honneur et aide-de-camp au patinage; là un groupe de chasseurs dans la neige: le prince héritier la pipe à la bouche, le prince Guillaume, le ministre Puttkammer, l'ambassadeur de Russie comte Schouvaloff; plus loin, groupés sur un perron de château, la famille Bismarck en tenue de noce, avec les deux mariés en avant; encore, les jeunes princesses, filles du prince impérial, en costumes historiques; enfin, dans leurs cadres de peluche surmontés de couronnes ducales, comtales, etc., des chambellans zébrés d'or, des officiers de la garde, la princesse Georges Radziwill, etc.

A la vitrine d'un libraire, je vois un poème en plusieurs chants intitulé Guillaume l'Unique, le Livre de la reine Louise, les Voyages du prince Henri autour du monde; la couverture de ce dernier a une vignette [14] coloriée, représentant le jeune prince, debout, en barque, saluant dans la fumée des canons.

 

Le prince Georges

 

Il est un spectacle plus que monarchique, asiatique pourrait-on dire, qu'on peut avoir une ou deux fois par semaine, avenue des Tilleuls et dans les rues avoisinantes. Suivi de gamins, quelques passants se rangeant et faisant la courbette, chapeau bas. le prince Georges, Tibère solitaire, qu'on ne voit jamais à la cour et qui a écrit une Phèdre pour Sarah Bernhardt, se promène en tenue de général, lent, bouffi, les chairs malsaines. Sa voiture le suit, très haute sur ressorts, mollement balancée. Le prince s'arrête aux vitrines. Il entre dans les magasins et surtout, et carrément, dans ceux de la Friedrichstrasse où l'on vend toute espèce de photographies. Quand il est las, il fait signe à sa voiture qui vient se ranger; le valet de pied lui tend son manteau de général à parements rouges, il monte, au milieu des badauds, et repart, mollement balancé, vers ses moeurs.

L'Opéra et la Comédie appartiennent à l'empereur. Avant de faire l'affiche on consulte le souverain. S'il a désigné une pièce, l'affiche porte en tête Auf allerhöchsten Befehl, «par ordre souverain»; si c'est le prince héritier qui a désigné une pièce, l'affiche porte seulement Auf höchsten Befehl. Aux jours de parade militaire, le public est à peu près chassé de l'Opéra: l'empereur livre les trois quarts des places à l'armée et lui fait servir un ballet monstre. Frédéric le Grand postait un grenadier à côté des chanteuses récalcitrantes et les forçait ainsi à s'exécuter. Il y a un an, la chanteuse la plus artiste de l'Opéra, Mlle Lehmann, à la suite d'un dissentiment a brisé son contrat et quitté Berlin; depuis, l'affiche de chaque jour porte au bas: Frl. Lehmann contraktbrüchig, [15] «Mlle Lehmann a brisé son contrat». En 1884, en plein concert, le pianiste de Biïlow traite l'Opéra de Berlin de «cirque Hùlsen» (M. de Hulsen est l'intendant des théâtres royaux). M. de Hulsen fait distribuer à tous les employés la photographie de M. de Biïlow pour qu'on ne laisse jamais entrer cet insulteur. En janvier dernier, M. de Biïlow se trouve être entré à l'Opéra pour la première de Merlin; aussitôt un employé vient le prier de sortir et lui remet le prix de sa place.

MILITARIA! – Je me rencontre devant la boîte aux lettres de la poste avec un simple soldat; il fait succéder à ma lettre une énorme enveloppe; je n'en puis lire l'adresse, mais la lettre n'est pas affranchie et, au bas, un mot en gros caractères crève les yeux: «Militaria» c'est-à-dire affaires militaires, n'y touchez pas, c'est sacré!

L'heure culminante à Berlin est midi, c'est-à-dire l'heure où la garde qui relève les postes de la ville passe musique en tête devant le palais de l'empereur. Les fifres jouent ces airs aigres et monotones que les gamins berlinois sifflent en flânant. A l'approche du palais, sur un signe du porte-étendard, les fifres se taisent et la musique commence. Cet étendard qui précède la musique est assez étrange. Qu'on se figure une étoile d'argent surmontée d'un aigle aux ailes étendues; au-dessus de l'aigle, un chapeau chinois avec ses clochettes supportant un croissant des pointes duquel pendent deux queues de crins, l'une rouge, l'autre blanche. Voici le palais. Les soldats prennent le pas d'ordonnance, c'est-à-dire tapent furieusement de la semelle, et tous, le cou tendu, regardent fixement la fenêtre du coin du [16] palais, «la fenêtre historique.» L'empereur paraît à cette fenêtre, en gilet blanc, tunique à revers rouges, la croix du Mérite au cou, celle de 1870 sur la poitrine. Il sourit, la foule soulève des centaines de chapeaux et quelquefois clame. L'heure culminante, l'heure militaire est passée.

Nous n'avons que le canon du Palais-Royal, les jours de soleil.

Le principal relais de la garde est le Corps de Garde.

 

Le Corps de Garde

 

Le Corps de Garde est vraiment le centre moral et symbolique de Berlin, aussi bien qu'il en est le centre topographique. Campé au milieu de l'avenue des Tilleuls, entre l'Université et l'Arsenal (musée) visà-vis des deux palais et de l'Opéra, c'est une espèce de castrum romain, un temple bas et gris avec fronton triangulaire à bas-reliefs et précédé d'un portique de six colonnes. Le tout est entouré d'une grille. Sur le devant, entre la grille et le portique sont alignés en deux files quarante piquets munis chacun d'un support pour le fusil. Ces piquets marquent la place de chaque soldat et rendent plus prompt l'alignement. J'ajouterai que si petits et insignifiants qu'ils soient, ils sont peints aux couleurs de la Prusse, comme les guérites, etc.. Nos guérites ne sont tricolores que depuis le ministère Boulanger. Au dernier de ces piquets est attaché un tambour, le petit tambour plat prussien qui résonne si sec. Une sentinelle est là près de la grille. Elle ne se promène pas, devant avoir constamment l'oeil au guet, à droite et à gauche de l'avenue. Dès qu'apparaît une voiture de la cour (le plus souvent simple coupé, mais dont le cocher avec ses aiguillettes et sa ganse de chapeau d'argent est visible d'assez loin), si le cocher tient son fouet d'une façon qui signifie que la voiture n'est [17] pas vide, la sentinelle se tourne vers le portique, met sa main en cornet à sa bouche et hurle raus! (abréviation de heraus, «dehors»).

Aussitôt la garde (des fantassins) se précipite, descend les degrés. En un clin d'oeil, les deux rangs sont alignés l'arme au bras, le tambour a accroché son instrument à la ceinture, tient ses baguettes en arrêt, et l'officier, au bout, se tient prêt à saluer de l'épée.

Une voiture passe. Raus! La garde présente arme, l'officier salue et le tambour roule un ran-plan-plan d'honneur. Dans la voiture il y a deux gouvernantes tenant deux bébés royaux sur leurs genoux. On ne roule tambour que pour la famille impériale. Pour un général la garde ne sort qu'à moitié.

Avril, neuf heures du matin. – Le Corps de Garde gris, tout est ensoleillé. Les soldats se chauffent dehors appuyés aux colonnes, astiqués et flambants, ni lourds ni gauches, les trois quarts imberbes, l'air heureux d'être là, au soleil, à Berlin. Ils causent, les mains dans les poches ou les bras croisés. Des gamins accrochés aux barreaux de la grille les regardent, attendant le passage de quelque voiture royale pour leur voir faire la manoeuvre. La pointe des casques et les boutons des tuniques étincellent; pas de gants. L'officier, avec sa ceinture d'argent à énormes glands tombant sur le côté, se promène. Des moineaux nichent et jouent dans les bas-reliefs du fronton.

Le mot d'ordre. – Il y a à gauche du Corps de Garde un espace planté de quelques gros arbres et de deux monstrueux canons qu'on nous a pris en 1814. C'est là qu'à certains jours, une fois par semaine, je [18] crois, les officiers viennent prendre le mot d'ordre. Le spectacle est merveilleux, vu d'un premier étage, surtout quand le jour du mot d'ordre tombe un dimanche ou un jour de fête et que l'armée est en grande tenue. Une musique militaire joue, au centre. La haie des sergents de ville est doublée de celle des soldats d'ordonnance qui ont accompagné leur officier: à la pointe de leur casque est adaptée une crinière blanche, rouge, noire, qui retombe. Les simples officiers ont la même crinière que le simple soldat. Les officiers supérieurs adaptent à leur pointe un bouquet flottant de longues plumes blanches ou noires. Les officiers arrivent. L'officier riche descend de sa voiture de maître, l'officier pauvre paye son fiacre. Ils entrent dans le cercle. On a alors un spectacle unique, un parterre mouvant de couleurs et d'étincellements, animé d'un même rythme, le salut militaire allemand: ce ne sont que torses s'inclinant, mains s'élevant et s'abaissant d'un geste sec, sans compter les trois pas en avant qui précèdent le salut. Il y a là des officiers de toutes armes et de toutes couleurs. Celui qui domine tout et tire invinciblement l'oeil est l'officier de la garde, géant tout vêtu de blanc, coiffé d'un casque en métal clair que surmonte l'aigle d'argent aux ailes étendues. Celui-là, la foule ne cesse pas d'en être stupéfiée et fière, bien qu'elle en sente pour la plupart la vanité.

Les dimanches et jours de fête, anniversaires, etc.. à cause du retour de la messe ou du va-et-vient de félicitations entre les palais, la garde se tient en permanence entre ses piquets.

Matin d'hiver, huit heures. – Sous ma fenêtre, défilé, par groupes de deux ou trois, de jeunes officiers [19] de toutes armes. Joli spectacle, net et propre, vrai défilé d'images. Il fait froid; tous ont relevé le collet de leur manteau, ce qui va très bien, le manteau étant tout noir, sauf justement le tour du revers de ce collet qui est de la couleur de la ganse de la casquette. Impossible de cataloguer toutes ces couleurs. Voici une casquette bleue à ganse jaune serin, une casquette noire à coiffe rouge (la plus commune), une casquette bleue à ganse de velours noir, une casquette noire à ganse groseille (étatmajor), une casquette blanche à ganse vermillon (garde du corps), etc., etc. Il n'y a que la couleur de la casquette et du revers du collet qui change; pour le reste, c'est le manteau noir, la longue redingote noire, le pantalon noir.

Au tournant de l'avenue des Tilleuls et de la rue Frédéric, le point le plus encombré de Berlin par une après-midi d'été, je m'arrête un instant et dans un moment de torpeur involontaire, comme en rêve, seul le bruit dominant de la rue m'arrive; franchement, c'était le bruit du sabre qui traîne.

L'officier ne quitte pas volontiers son uniforme, pas même quand il va dans les petits théâtres.

Au cirque, ils ont un jour où l'on fait surtout travailler les chevaux. Il faut voir toute cette jeune aristocratie militaire occupant les loges, puis, aux entr'actes, traînant leur grand sabre vers les écuries, le long des courbettes du personnel du cirque.

Rue Frédéric, au crépuscule, à peine: – deux soldats sont arrêtés à causer avec une bonne (imaginez cela rue Richelieu). Un officier arrive. D'un mouvement, la bonne passe au second plan, les deux soldats s'alignent et saluent l'officier en le suivant fixement de l'oeil. [20]

Cette façon, en saluant, d'aller rencontrer le regard de l'officier, quatre pas avant qu'il soit là, et de le fixer et de le suivre avec la même intensité de regard, quatre pas durant, après qu'il vous a dépassé, est parfois d'un grotesque irrésistible. Non moins comiques, le dimanche, se promenant Sous les Tilleuls, les jeunes «cadets» de dix, douze ans, se rencontrant et se saluant raides.

La tenue militaire a, à Berlin, la plus grande part d'influence sur celle des élégants ou des jeunes bourgeois qui se tiennent. J'en donnerai plus loin des détails. Le premier trait en est naturellement le premier de la tenue du soldat: la raideur, le pas mesuré, et très souvent, plus que très souvent, la manie de faire sonner les talons. Tout le monde, à Berlin, a, malgré toutes modes, des talons non pas hauts, mais très hauts. A propos du furieux tapement de semelle qu'on appelle ici le pas d'ordonnance et dont la nécessité apparaît si peu, un officier me raconte que ce pas est le meilleur exercice pour mater le soldat. Et il ajoutait ce fait qu'en 1871, autour de Paris, pendant le siège même, î'énervement de toute cette campagne, la joie du retour prochain mettaient de l'indiscipline parmi les troupes et qu'on eut recours au tapement des pieds, le jarret tendu, plusieurs heures par jour, ce dont le résultat ne se fit pas attendre.

 

Le salut militaire

 

Mais le salut militaire est absolument entré dans les moeurs. Sortez le matin de bonne heure, vous verrez des employés, employés civils, se connaissant et se rencontrant, porter négligemment la main à leur front, militairement, en disant «Morgen... Morgen... Bonjour, bonjour...» J'ai même vu ceci. Un vieux landau de famille s'arrête devant l'Opéra. Le cocher est un domestique quelconque, en gibus fané et tenue [21] quelconque. Or, les cochers de cour, tandis qu'on monte et qu'on descend, tiennent leur main à leur front, militairement. La famille descend de voiture et voilà ce cocher vermoulu qui porte sa main au front et ne l'abaisse que lorsque le dernier membre de la famille a disparu derrière la porte.

On sait qu'en Allemagne les familles annoncent leurs affaires les plus intimes par voie de la quatrième page des journaux; ainsi des fiançailles. Les officiers n'annoncent leurs fiançailles que dans la Neue Preussische Zeitung, journal bien en cour, cela parmi des réclames plus ou moins contrastantes.

Ajoutez à ce magnifique déploiement militaire, le petit état de siège dans lequel Berlin respire.