BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Alfred Jarry

1873 -1907

 

Ubu roi, drame en cinq actes

 

1896

 

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Acte Premier.

 

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Scène première.

 

Père Ubu, Mère Ubu.

 

Père Ubu. Merdre.

Mère Ubu. Oh! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

Père Ubu. Que ne vous assom'je, Mère Ubu!

Mère Ubu. Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.

Père Ubu. De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

Mère Ubu. Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort?

Père Ubu. De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins: capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux?

Mère Ubu. Comment! Après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon?

Père Ubu. Ah! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

Mère Ubu. Tu es si bête!

Père Ubu. De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant; et même en admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants?

Mère Ubu. Qui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place?

Père Ubu. Ah! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.

Mère Ubu. Eh! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte?

Père Ubu. Eh vraiment! et puis après? N'ai-je pas un cul comme les autres?

Mère Ubu. À ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.

Père Ubu. Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.

Mère Ubu. Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

Père Ubu. Ah! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.

Mère Ubu. Ah! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

Père Ubu. Oh non! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne! plutôt mourir!

Mère Ubu (à part). Oh! merdre! (Haut) Ainsi, tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

Père Ubu. Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j'aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

Mère Ubu. Et la capeline? et le parapluie? et le grand caban?

Père Ubu. Eh bien, après, Mère Ubu? (Il s'en va en claquant la porte.)

Mère Ubu (seule). Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l'avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

 

 

Scène II.

La scène représente une chambre de la maison

du Père Ubu où une table splendide est dressée.

 

Père Ubu, Mère Ubu.

 

Mère Ubu. Eh! nos invités sont bien en retard.

Père Ubu. Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim. Mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui. Est-ce parce que nous avons du monde?

Mère Ubu (haussant les épaules). – Merdre.

Père Ubu, (saisissant un poulet rôti). – Tiens, j'ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C'est un poulet, je crois. Il n'est pas mauvais.

Mère Ubu. Que fais-tu, malheureux? Que mangeront nos invités?

Père Ubu. Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.

Mère Ubu (y allant). – Je ne vois rien. (Pendant ce temps, le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.)

Mère Ubu. Ah! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu?

Père Ubu. Rien, un peu de veau.

Mère Ubu. Ah! le veau! le veau! veau! Il a mangé le veau! Au secours!

Père Ubu. De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.

(La porte s'ouvre.)

 

 

Scène III

Père Ubu, Mère Ubu, Capitaine Bordure et ses partisans.

 

Mère Ubu. Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.

Capitaine Bordure. Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu?

Père Ubu. Me voilà! me voilà! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez gros.

Capitaine Bordure. Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes. (Ils s'asseyent tous.)

Père Ubu. Ouf, un peu plus, j'enfonçais ma chaise.

Capitaine Bordure. Eh! Mère Ubu! que nous donnez-vous de bon aujourd'hui?

Mère Ubu. Voici le menu.

Père Ubu. Oh! ceci m'intéresse.

Mère Ubu. Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupion de dinde, charlotte russe…

Père Ubu. Eh! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore?

Mère Ubu (continuant). – Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs à la merdre.

Père Ubu. Eh! me crois-tu empereur d'Orient pour faire de telles dépenses?

Mère Ubu. Ne l'écoutez pas, il est imbécile.

Père Ubu. Ah! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.

Mère Ubu. Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.

Père Ubu. Bougre, que c'est mauvais.

Capitaine Bordure. Ce n'est pas bon, en effet.

Mère Ubu. Tas d'Arabes, que vous faut-il?

Père Ubu (se frappant le front). – Oh! j'ai une idée. Je vais revenir tout à l'heure. (Il s'en va.)

Mère Ubu. Messieurs, nous allons goûter du veau.

Capitaine Bordure. Il est très bon, j'ai fini.

Mère Ubu. Aux croupions, maintenant.

Capitaine Bordure. Exquis, exquis! Vive la Mère Ubu!

Tous. Vive la Mère Ubu!

Père Ubu (rentrant). – Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. (Il tient un balai innommable à la main et le lance sur le festin.)

Mère Ubu. Misérable, que fais-tu?

Père Ubu. Goûtez un peu. (Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.)

Père Ubu. Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.

Mère Ubu. Les voici.

Père Ubu. À la porte tout le monde! Capitaine Bordure, j'ai à vous parler.

Les Autres. Eh! nous n'avons pas dîné!

Père Ubu. Comment, vous n'avez pas dîné! À la porte, tout le monde! Restez, Bordure. (Personne ne bouge.)

Père Ubu. Vous n'êtes pas partis? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de côtes de rastron. (Il commence à en jeter.)

Tous. Oh! Aïe! Au secours! Défendons-nous! malheur! je suis mort!

Père Ubu. Merdre, merdre, merdre. À la porte! je fais mon effet.

Tous. Sauve qui peut! Misérable Père Ubu! traître et gueux voyou!

Père Ubu. Ah! les voilà partis. Je respire, mais j'ai fort mal dîné. Venez, Bordure.

(Ils sortent avec la Mère Ubu.)

 

Scène IV.

 

Père Ubu, Mère Ubu, Capitaine Bordure.

 

Père Ubu. Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné?

Capitaine Bordure. Fort bien, monsieur, sauf la merdre.

Père Ubu. Eh! la merdre n'était pas mauvaise.

Mère Ubu. Chacun son goût.

Père Ubu. Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.

Capitaine Bordure. Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.

Père Ubu. Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.

Capitaine Bordure. Vous allez tuer Venceslas?

Père Ubu. Il n'est pas bête, ce bougre, il a deviné.

Capitaine Bordure. S'il s'agit de tuer Venceslas, j'en suis. Je suis son mortel ennemi et je réponds de mes hommes.

Père Ubu (se jetant sur lui pour l'embrasser). – Oh! oh! je vous aime beaucoup, Bordure.

Capitaine Bordure. Eh! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais?

Père Ubu. Rarement.

Mère Ubu. Jamais!

Père Ubu. Je vais te marcher sur les pieds.

Mère Ubu. Grosse merdre!

Père Ubu. Allez, Bordure, j'en ai fini avec vous. Mais par ma chandelle verte, je jure sur la Mère Ubu de vous faire duc de Lithuanie.

Mère Ubu. Mais…

Père Ubu. Tais-toi, ma douce enfant.

(Ils sortent.)

 

 

Scène V.

 

Père Ubu, Mère Ubu, Un Messager.

 

Père Ubu. Monsieur, que voulez-vous? fichez le camp, vous me fatiguez.

Le Messager. Monsieur, vous êtes appelé de par le roi.

(Il sort.)

Père Ubu. Oh! merdre, jarnicotonbleu, de par ma chandelle verte, je suis découvert, je vais être décapité! hélas! hélas!

Mère Ubu. Quel homme mou! et le temps presse.

Père Ubu. Oh! j'ai une idée: je dirai que c'est la Mère Ubu et Bordure.

Mère Ubu. Ah! gros P. U., si tu fais ça…

Père Ubu. Eh! j'y vais de ce pas.

(Il sort.)

Mère Ubu (courant après lui). – Oh! Père Ubu, Père Ubu, je te donnerai de l'andouille.

(Elle sort.)

Père Ubu (dans la coulisse). – Oh! merdre! tu en es une fière, d'andouille.

 

 

Scène VI.

Le palais du roi.

 

Le Roi Venceslas, entouré de ses officiers; Bordure; les fils du roi, Boleslas, Ladislas & Bougrelas. Puis Ubu.

 

Père Ubu (entrant). – Oh! vous savez, ce n'est pas moi, c'est la Mère Ubu et Bordure.

Le Roi. Qu'as-tu, Père Ubu?

Bordure. – Il a trop bu.

Le Roi. Comme moi ce matin.

Père Ubu. Oui, je suis saoul, c'est parce que j'ai bu trop de vin de France.

Le Roi. Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme capitaine de dragons, et je te fais aujourd'hui comte de Sandomir.

Père Ubu. Ô monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.

Le Roi. Ne me remercie pas, Père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande revue.

Père Ubu. J'y serai, mais acceptez, de grâce, ce petit mirliton.

(Il présente au roi un mirliton.)

Le Roi. Que veux-tu à mon âge que je fasse d'un mirliton? Je le donnerai à Bougrelas.

Le jeune Bougrelas. Est-il bête, ce Père Ubu.

Père Ubu. Et maintenant, je vais foutre le camp. (Il tombe en se retournant.) Oh! aïe! au secours! De par ma chandelle verte, je me suis rompu l'intestin et crevé la bouzine!

Le Roi (le relevant). Père Ubu, vous estes-vous fait mal?

Père Ubu. Oui certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la Mère Ubu?

Le Roi. Nous pourvoirons à son entretien.

Père Ubu. Vous avez bien de la bonté de reste. (Il sort.) Oui, mais, roi Venceslas, tu n'en seras pas moins massacré.

 

 

Scène VII.

La maison d'Ubu.

 

Giron, Pile, Cotice, Père Ubu, Mère Ubu,

Conjurés & Soldats, Capitaine Bordure.

 

Père Ubu. Eh! mes bons amis, il est grand temps d'arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d'abord donner le mien, si vous le permettez.

Capitaine Bordure. Parlez, Père Ubu.

Père Ubu. Eh bien, mes amis, je suis d'avis d'empoisonner simplement le roi en lui fourrant de l'arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi.

Tous. Fi, le sagouin!

Père Ubu. Eh quoi, cela ne vous plaît pas? Alors, que Bordure donne son avis.

Capitaine Bordure. Moi, je suis d'avis de lui ficher un grand coup d'épée qui le fendra de la tête à la ceinture.

Tous. Oui! voilà qui est noble et vaillant.

Père Ubu. Et s'il vous donne des coups de pied? Je me rappelle maintenant qu'il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais, je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je pense qu'il me donnerait aussi de la monnaie.

Mère Ubu. Oh! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre.

Tous. Conspuez le Père Ub!

Père Ubu. Hé! messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin je consens à m'exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le roi.

Capitaine Bordure. Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant? Nous aurions chance ainsi d'entraîner les troupes.

Père Ubu. Alors, voilà. Je tâcherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera, alors je lui dirai: Merdre, et à ce signal vous vous jetterez sur lui.

Mère Ubu. Oui, et dès qu'il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.

Capitaine Bordure. Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.

Père Ubu. Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.

(Ils sortent.)

Père Ubu (courant après et les faisant revenir). – Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment.

Capitaine Bordure. Et comment faire? Nous n'avons pas de prêtre.

Père Ubu. La Mère Ubu va en tenir lieu.

Tous. Eh bien, soit.

Père Ubu. Ainsi, vous jurez de bien tuer le roi?

Tous. Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu!

 

Fin du Premier Acte.