BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Émile Erckmann (1822 - 1899)

Alexandre Chatrian (1826 - 1890)

 

Histoire d'un conscrit

de 1813

 

__________________________________________________

 

 

 

Chapitre XVI

 

Combien de choses nous devions apprendre en ce jour! A l'hôpital, personne ne s'inquiète de rien; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines de blessés, et qu'on en voit partir autant tous les soirs sur la civière, cela vous montre l'univers en petit, et l'on pense: «Après nous la fin du monde!»

Mais, dehors, les idées changent. En découvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec ses magasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieux toits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures basses couvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active des commerçants, j'étais émerveillé. Je n'avais jamais rien vu de pareil, et je me disais:

«Voilà bien une ville de commerce comme on se les représente: – pleine de gens industrieux cherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses, où chacun veut s'élever, non pas au détriment des autres, mais en travaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospérité pour sa famille; ce qui n'empêche pas tout le monde de profiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de la paix, au milieu d'une guerre terrible!»

Et les pauvres blessés qui s'en allaient le bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leurs béquilles, me faisaient de la peine à voir.

Je me laissais conduire tout rêveur par mon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et me disait:

«Ça, c'est l'église Saint-Nicolas; ça, c'est le grand bâtiment de l'Université; ça, l'hôtel de ville.»

Il se souvenait de tout, ayant déjà vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait de me répéter:

«Nous sommes ici comme à Metz, à Strasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent du bien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés qu'on pouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous emmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nous donnait même des bals, on nous appelait les héros d'Iéna. Tu vas voir comme on nous aime! Entrons où nous voudrons, partout on nous recevra comme des bienfaiteurs du pays; c'est nous qui avons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussi donné un bon morceau de la Pologne.»

Tout à coup Zimmer s'arrêta devant une petite porte basse en s'écriant:

«Tiens, c'est la brasserie du Mouton-d'Or! La façade est sur l'autre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrive!»

Je le suivis dans une espèce de conduit tortueux, qui nous mena bientôt au fond d'une vieille cour entourée de hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeries vermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. A droite se trouvait la brasserie: on découvrait les cuves cerclées de fer sur les poutres sombres, des tas de houblon et d'orge déjà bouillis, et dans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chien énorme, pour pomper la bière à tous les étages.

Le cliquetis des verres et des cruches d'étain s'entendait dans une salle à droite, donnant sur la rue de Tilly, et, sous les fenêtres de cette salle, s'ouvrait une cave profonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur de la jeune bière de mars remplissait l'air, et Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face épanouie de satisfaction, s'écria:

«Oui, c'est bien ici que nous venions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon et moi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça, Joséphel! C'est qu'il y a pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os l'année dernière à Smolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village, près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Comme tout vous revient, quand on y pense!»

En même temps il poussa la porte, et nous entrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut un instant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file de tables entourées de buveurs la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C'étaient des étudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzig étudier le droit, la médecine, et tout ce qu'on peut apprendre, en vidant des chopes et menant une vie joyeuse qu'ils appellent dans leur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre eux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulement aiguisées de quelques lignes; de sorte qu'ils se font des balafres à la figure, comme me l'a raconté Zimmer, mais il n'y a jamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de ces étudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse, et qu'il vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantage que de la perdre.

Zimmer riait en me racontant ces choses; son amour de la gloire l'aveuglait; il disait qu'on ferait aussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de se battre avec ces lattes rondes au bout.

Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous vîmes le plus vieux d'entre ces étudiants – un grand sec, les yeux creux, le nez rouge, la barbe blonde commençant à déteindre en jaune, à force d'avoir été lavée par la bière –, nous le vîmes debout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait de l'autre main une longue pipe de porcelaine.

Tous ses camarades, avec leurs cheveux blonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote, l'écoutaient la chope en l'air. Au moment où nous entrions, nous les entendîmes qui répétaient entre eux:

«Faterland! Faterland!»

Ils trinquaient avec les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criait d'une voix grasse:

«Gesoundheit! Gesoundheit!»

A peine eûmes-nous fait quatre pas dans la fumée que tout se tut.

«Allons, allons, camarades, s'écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, que diable! Nous ne serons pas fâchés non plus d'apprendre du nouveau.»

Mais ces jeunes gens ne voulurent pas profiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, qu'il mit dans sa poche.

«C'était fini, dit-il, c'était fini.

– Oui, c'était fini», répétèrent les autres en se regardant d'un air singulier.

Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitôt comme pour aller prendre l'air dans la cour, et disparurent.

Le gros tavernier nous demanda:

«Vous ne savez peut-être pas que la grande salle est sur la rue de Tilly?

– Si, nous le savons bien, répondit Zimmer, mais j'aime mieux cette petite salle. C'est ici que nous venions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelques chopes en l'honneur d'Iéna et d'Auerstaedt. Cette salle me rappelle de bons souvenirs.

– Ah!... comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. C'est de la bière de mars que vous demandez?

– Oui, deux chopes et la gazette.

– Bon! bon!»

Il nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants, qui s'excusaient en s'en allant les uns après les autres. Je sentais que tous ces gens-là nous portaient une haine d'autant plus terrible, qu'ils n'osaient la montrer tout de suite.

Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlait que d'un armistice, après deux nouvelles victoires à Bautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avait commencé le 6 juin, et qu'on tenait des conférences à Prague, en Bohême, pour arranger la paix.

Naturellement cela me faisait plaisir; j'espérais qu'on renverrait au moins les estropiés chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salle de ses réflexions; il m'interrompait à chaque ligne et disait:

«Un armistice!... Est-ce que nous avions besoin d'un armistice, nous? Est-ce qu'après avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen et à Wurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond en comble? Est-ce que, s'ils nous avaient battus, ils nous donneraient un armistice, eux? Ça, – vois-tu, Joseph, c'est le caractère de l'Empereur, il est trop bon... il est trop bon! C'est son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, et nous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis qu'il est trop bon. Ah! s'il n'était pas si bon, nous serions maîtres de toute l'Europe.»

En même temps il regardait à droite et à gauche, pour demander l'avis des autres. Mais on nous faisait des mines du diable, et personne ne voulait répondre.

Finalement Zimmer se leva.

«Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique; mais je soutiens que nous ne devions pas accorder d'armistice à ces gueux; puisqu'ils sont à terre, il fallait leur passer sur le ventre.»

Après avoir payé, nous sortîmes, et Zimmer me dit:

«Je ne sais pas ce que ces gens ont aujourd'hui; nous les avons dérangés dans quelque chose.

– C'est bien possible, lui répondis-je. Ils n'avaient pas l'air aussi bons garçons que tu le racontais.

– Non, fit-il. Ces gens gens-là, vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que j'ai vus. Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie. Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leur journée; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six d'entre eux qu'on appelait senior avaient la barbe grise et l'air vénérable. Nous chantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et le Roi Dagobert, qui ne sont pas des chansons politiques; mais ceux-ci ne valent pas les anciens.»

J'ai souvent pensé depuis à ce que nous avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie du Tugend-Bund.

En rentrant à l'hôpital, après avoir bien dîné et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à l'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C'était une espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsqu'ils commençaient à se remettre. On y vivait à l'ordinaire comme en garnison; il fallait répondre à l'appel du matin et du soir. Le reste du temps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez une feuille de route pour aller rejoindre votre corps.

On peut s'imaginer la position de douze à quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises à boutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots de fleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et les contremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans une ville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmi ces étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous regardaient comme des va-nu-pieds.

Toutes les belles choses que m'avait racontées mon camarade rendaient cette situation encore plus triste pour moi.

Il est vrai que dans le temps on nous avait bien reçus; mais nos anciens ne s'étaient pas toujours honnêtement conduits avec des gens qui les traitaient en frères, et maintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits à contempler du matin au soir les places, les églises et les devantures des charcutiers, qui sont très belles en ce pays.

Nous cherchions toutes sortes de distractions; les vieux jouaient à la drogue, les jeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu du chat et du rat. C'est un piquet planté dans la terre, auquel se trouvent attachées deux cordes; le rat tient l'une de ces cordes et le chat l'autre. Ils ont les yeux bandés; le chat est armé d'une trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dresse l'oreille et l'évite tant qu'il peut. Ils tournent ainsi sur la pointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toute la compagnie.

Zimmer me disait qu'autrefois les bons Allemands venaient voir ce spectacle en foule, et qu'on les entendait rire d'une demi-lieue, lorsque le chat touchait le rat avec sa trique. Mais les temps étaient bien changés; le monde passait sans même tourner la tête: nous perdions nos peines à vouloir l'intéresser en notre faveur.

Durant les six semaines que nous restâmes à Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt, et nous poussions jusqu'à Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n'étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue. Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de la Carpe, et nous l'arrosions d'une bouteille de vin blanc. On ne nous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna; je crois qu'au contraire l'aubergiste nous aurait fait payer double et triple, en l'honneur de la patrie allemande, si mon camarade n'avait connu le prix des oeufs, du lard et du vin, comme le premier Saxon venu.

Le soir, quand le soleil se couche derrière les roseaux de l'Elster et de la Pleisse, nous rentrions en ville au chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces marais par milliards.

Quelquefois nous faisions halte, les bras croisés sur la balustrade d'un pont, et nous regardions les vieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et son château de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule: la ville s'avance en pointe à l'embranchement de la Pleisse et de la Partha qui se rencontrent au-dessus. Elle est en forme d'éventail; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept autres faubourgs forment les branches de l'éventail. Nous regardions aussi les mille bras de l'Elster et de la Pleisse, croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis que l'eau brillait comme de l'or, et nous trouvions cela très beau.

Mais, si nous avions su qu'il nous faudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis, après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante des batailles, et que des régiments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vue nous aurait rendus bien tristes.

D'autres fois nous remontions la rive de la Pleisse jusqu'à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus d'une lieue, et partout la plaine était couverte de moissons que l'on se dépêchait de rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pas nous voir; quand nous leur demandions un renseignement, ils avaient l'air de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours se fâcher; je le retenais en lui disant que ces gueux ne cherchaient qu'un prétexte pour nous tomber dessus, et que d'ailleurs nous avions l'ordre de ménager les populations.

«C'est bon! faisait-il, si la guerre se promène par ici... gare! Nous les avons comblés de biens... et voilà comme ils nous reçoivent.»

Mais ce qui montre encore mieux la malveillance du monde à notre égard, c'est ce qui nous arriva le lendemain du jour où finit l'armistice. Ce jour-là, vers onze heures, nous voulions nous baigner dans l'Elster. Nous avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur la route de Connewitz, lui cria:

«Hé! camarade, il n'y a pas de danger, ici?

– Non, non, entrez hardiment, répondit cet homme, c'est un bon endroit.»

Et Zimmer, étant entré sans défiance, descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gauche était encore faible la force du courant l'entraîna, sans lui donner le temps de s'accrocher aux branches des saules qui pendaient dans l'eau. Si par bonheur une espèce de gué ne s'était pas rencontré plus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deux îles de vase, d'où jamais il n'aurait pu sortir.

Le paysan s'était arrêté sur la route pour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je me rhabillai bien vite, en lui montrant le poing; mais il se mit à rire et gagna le village d'un bon pas.

Zimmer ne se possédait plus d'indignation; il voulait courir à Connewitz et tâcher de découvrir ce gueux; malheureusement c'était impossible: allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre cents baraques! Et d'ailleurs, quand on l'aurait trouvé, qu'est-ce que nous pouvions faire?

Enfin nous descendîmes à l'endroit où l'on avait pied, et la fraîcheur de l'eau nous calma.

Je me rappelle qu'en rentrant à Leipzig, Zimmer ne fit que parler de vengeance.

«Tout le pays est contre nous, disait-il; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes nous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, les aubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avions pas conquis trois ou quatre fois, et tout cela vient de notre bonté tout à fait extraordinaire: nous aurions dû déclarer que nous sommes les maîtres! – Nous avons accordé aux Allemands des rois et des princes; nous avons même fait des ducs des comtes et des barons avec les noms de leurs villages, nous les avons comblés d'honneurs, et voilà maintenant leur reconnaissance!

«Au lieu de nous ordonner de respecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirs sur le monde; alors tous ces bandits changeraient de figure et nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. On fait d'abord les conscrits par force; car si on ne les forçait pas de partir, tous resteraient à la maison. Avec les conscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant la discipline; avec des soldats on gagne des batailles par force, et alors les gens vous donnent tout par force: ils vous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros, parce qu'ils ont peur. Voilà!

«Mais l'Empereur est trop bon... S'il n'était pas si bon, je n'aurais pas risqué de me noyer aujourd'hui; rien qu'en voyant mon uniforme, ce paysan aurait tremblé de me dire un mensonge.»

Ainsi parlait Zimmer; et ces choses sont encore présentes à ma mémoire; elles se passaient le 12 août 1813.

En rentrant à Leipzig, nous vîmes la joie peinte sur la figure des habitants; elle n'éclatait pas ouvertement; mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, s'arrêtaient et se donnaient la main; les femmes allaient se rendre visite l'une à l'autre; une espèce de satisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux des servantes, des domestiques et des plus misérables ouvriers.

«On croirait que les Allemands sont joyeux; ils ont tous l'air de bonne humeur.

– Oui, lui répondis-je, cela vient du beau temps et de la rentrée des récoltes.»

C'était vrai, le temps était très beau; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous aperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passants s'approchaient pour entendre. – On nous dit que les conférences de Prague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras.

J'ai su depuis que nous étions alors trois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parmi nos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreau et Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres; mais nous l'ignorions encore, et nous étions sûrs de remporter la victoire, puisque nous n'avions jamais perdu de bataille. Du reste, la mauvaise mine qu'on nous faisait ne nous inquiétait pas: en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelque sorte comptés pour rien; on ne leur demande que de l'argent et des vivres, qu'ils donnent toujours, parce qu'ils savent qu'à la moindre résistance on leur prendrait jusqu'au dernier sou.

Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peu près remis, reçurent l'ordre de rejoindre leurs corps. Ils s'en allaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les uns la route d'Altenbourg, qui remonte l'Elster, les autres celle de Wurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-même demandé à partir. Je l'accompagnai jusque hors des portes, et puis nous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras était encore trop faible.

Nous n'étions plus que cinq ou six cents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres d'armes, de professeurs de danse et d'élégance française, de ces gaillards qui forment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenais pas à les connaître, et mon unique consolation était de songer à Catherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont je ne recevais aucune nouvelle.

C'était une existence bien triste; les gens nous regardaient d'un oeil mauvais; ils n'osaient rien dire, sachant que l'armée française se trouvait à quatre journées de marche, et Blücher et Schwartzenberg beaucoup plus loin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à la gorge!

Un soir, le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut une consternation générale, les habitants ne sortaient plus de chez eux. J'allais lire la gazette à l'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table; personne ne les ouvrait que moi.

Mais la semaine suivante, au commencement de septembre, je vis le même changement sur les figures que le jour où les Autrichiens s'étaient déclarés contre nous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai, comme je l'appris plus tard, car les gazettes de Paris n'en disaient rien.

Le temps s'était mis à la pluie à la fin d'août; l'eau tombait à verse. Je ne sortais plus de la caserne. Souvent, assis sur mon lit – regardant par la fenêtre l'Elster bouillonner sous l'ondée, et les arbres des petites îles se pencher sous les grands coups de vent –, je pensais: »Pauvres soldats!... pauvres camarades!... que faites-vous à cette heure?... où êtes-vous? Sur la grande route peut-être, au milieu des champs!»

Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trouvais moins à plaindre qu'eux. Mais un jour le vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit:

«Votre bras est solide... Voyons, levez-moi cela... Bon... bon!»

Le lendemain, à l'appel, on me fit passer dans une salle où se trouvaient des effets d'habillement, des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 6e, à Gauernitz, sur l'Elbe. C'était le 1er octobre. Nous nous mîmes en marche douze ou quinze ensemble; un fourrier du 27e nommé Poitevin nous conduisait.

En route, tantôt l'un, tantôt l'autre changeait de direction pour rejoindre son corps; mais Poitevin, quatre soldats d'infanterie et moi, nous continuâmes notre chemin jusqu'au village de Gauernitz.