Charles Cros
1842 -1888
Le Fleuve
1874
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Le Fleuve
Ravi des souvenirs clairs de l'eau dont s'abreuvela Terre, j'ai conçu cette chanson du Fleuve.
Derrière l'horizon sans fin, plus loin, plus loinles montagnes, sur leurs sommets que nul témoinn'a vus, condensent l'eau que le vent leur envoie. |
p. 6 | D'où le glacier, sans cesse accru, mais qui se broiepar la base et qui fond en rongeant le roc dur.Plus bas, non loin des verts sapins, le rire purdes sources court parmi les mousses iriséeset sur le sable fin pris aux roches usées.Du ravin de là-bas sort un autre courant,et mille encore. Ainsi se grossit le torrentqui descend vers la plaine et commence le Fleuve.
Mais l'eau court trop brutale et d'une ardeur trop neuvepour féconder le sol. Sur ses bords déchirés,aubépines, lavande et thym, genêts doréstrouvent seuls un abri dans les fentes des pierres.Voici que le torrent heurte en bas les barrièresde sable et de rochers par lui-même traînés.C'est la plaine. Il s'y perd en chemins détournésqui calment sa fureur. Et quelques petits arbressuivent l'eau qui bruit sur les grès et les marbres.Ces collines, derniers remous des monts géants,flots figés du granit coulant en océans,ces coteaux, maintenant verts, se jaspent de tachesblanches et rousses qui marchent. Ce sont les vachesou, plus près, le petit bétail. Le tintementdes clochettes se mêle au murmure endormantDe l'eau.
Les peupliers pointus aiment les rivesplates. Voici déjà que leurs files passivesescortent çà et là le Fleuve calme et fort.
Les champs sont possédés par les puissants. Au bordceux qui n'ont pas l'espoir des moissons vont en foule
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attendre l'imprévu qu'apporte l'eau qui coule:paillettes d'or, saphirs, diamants et rubis,que les roches, après tant d'orages subis,abandonnent, du fond de leur masse minée,sous l'influx caressant de l'eau froide, obstinée.Que de sable lavé, que de rêves promis,pour qu'un peu d'or, enfin, reste au fond du tamis!«Prends ton bâton, chercheur! la ville n'est pas proche,et d'obliques regards ont pesé ta sacoche.»
D'autres, durs au travail, sèment en rond les plombsdes grands filets. L'argent frétillant des poissonsgonfle la trame grise, apportant l'odeur fraîcheet fade qui s'attache aux engins de la pêche. |
p. 8 | Mais le gain est précaire, et plus d'un écumeurdescend, cadavre enflé, dans le flot endormeur.
Le fleuve emporte tout, d'ailleurs. Car de sa hachele bûcheron, tondeur des montagnes, arracheles sapins des hauteurs, qu'il confie au courant;et, la scierie industrieuse prendces arbres, et, le Fleuve étant complice encore,les dépèce, malgré leur révolte sonore.
Puis la plaine avec ses moissons, puis les hameauxd'où viennent s'abreuver, au bord, les animaux:boeufs, chevaux; tandis qu'en amont, les lavandièresfont claquer leurs battoirs sur le linge et les pierres,bien plongent leurs bras nacrés dans l'eau qui court,montrant leurs pieds nus, le jupon troussé court,chantent une chanson où le roi les épouse.Chanson, pieds nus, blancs, font que ce gars en blouse,distrait, laisse aller seul son cheval fatigué,fumant, poitrail dans l'eau, par les courbes du gué.
Ces feuillages, en plein courant, couvrent quelqu'îlequ'on voudrait posséder, pour y rêver tranquille.
Puis des collines à carreaux irréguliers,des petits bois; plus près de l'eau, les peuplierset les saules. Le Fleuve élargi, moins rapide, |
p. 9 | s'emplit de nénuphars, de joncs. Dans l'or fluidedu soir, les moucherons valsent.
Mais, rapprochés,maintenant les coteaux s'élèvent. Des rochersinterrompent souvent les cultures en pente.Tout le pays pierreux, où le Fleuve serpente,nourrit, pauvre et moussu, la ronce et le bandit.Le courant, étranglé dans les ravins, bonditsur les roches, ou bien dort dans les trous qu'il creuse.
Mais l'eau n'interrompt pas sa course aventureuse,malgré tant de travaux et de sommeils. Voicila brèche ouverte sur l'horizon obscurci |
p. 10 | par la poussière d'eau. Le lit de pierre platefinit brusque, et le flot, pesante nappe, éclateen un rugissement perpétuel. En bas,les rocs éparpillés comme après des combatsde titans, brisent l'eau sur leurs arêtes dures.Au loin, tout est mouillé. L'audace des verduresplantureuses encadre et rompt souvent l'éclatde la chute écumeuse.
Ici le pays platétale encor ses prés, ses moissons. Des rivières,venant on ne sait d'où, capricieuses, fières,courent les champs, croyant qu'elles vivront toujoursdans la parure en fleur de leur jeune parcours.Mais le Fleuve vainqueur les arrête au passage,et fait taire ce rire en son cours vaste et sage.Aux rives les hameaux se succèdent pareils.
Puis, voici l'industrie aux discordants réveils.Les rossignols, troublés par le bruit et la suiedes usines, s'en vont vers les bois frais qu'essuiela pluie et qu'au matin parfume le muguet.Le soleil luit toujours; mais l'homme fait le guet.Voilà qu'il a bâti des quais et des écluses;et les saules cendrés, méfiants de ces ruses,et les peupliers fiers ne vont pas jusque-là.Ces coteaux profanés, d'où le loup s'en alla,s'incrustent de maisons blanches et de fabriquesqui dressent gravement leurs hauts tuyaux de briques.
Sur le Fleuve tranquille, égayant le tableau,les jeunes hommes, forts et beaux, qui domptent l'eau,oublieux, en ramant, de l'intrigue servile,s'en vont, joyeux, avec des femmes.
C'est la ville,la ville immense avec ses cris hospitaliers. |
p. 11 | L'eau coule entre les quais corrects. Des escaliersmènent aux profondeurs glauques du suicide.À la paroi moussue un gros anneau s'oxyde,pour celui qui se noie inaccessible espoir.
Ligne capricieuse et noire sur le soirverdâtre, les maisons, les palais en étagesse constellent. Au port, les ventes, les courtagessont finis. Le jour baisse, et les chauves-sourisvoltigent lourdement, poussant de petits cris.
Ces vieux quais oubliés sur leurs pierres disjointessupportent des maisons grises aux toits en pointes.Là, sèchent des chiffons que de leurs maigres brasles femmes pauvres ont rincés. En bas, des rats.
Le flot profond, serré par les piles massivesdes ponts, court plus féroce, et les pierres passivesse laissent émietter par l'eau, tranquillement. |
p. 12 | On voit s'allumer moins d'astres au firmamentque de lumières sur les quais et dans les ruespleines du bruit des voix, des bals gais, parcouruespar les voitures.
Seul, le Fleuve ne rit passous les chalands ventrus et lourds. D'ailleurs, en bas,l'égout vomit l'eau noire aux affreuses écumes,roulant des vieux souliers, des débris de légumes,des chiens, des chats pourris qu'emmène le courant,souillure sans effet dans le Fleuve si granddont la lune, oeil d'argent, paillette la surface.Mais, qu'importe la vie humaine à l'eau qui passe,les ordures, la foule immense et les bals gais?L'eau ne s'attarde pas à ces choses.
Les guéssont rompus, maintenant, en aval de la ville.L'homme a dragué le lit du Fleuve, plus dociledepuis qu'il est si large et si profond. La meraux bateaux goudronnés laisse un parfum amerqui parle des pays lointains où le vent mène.Le Fleuve, insoucieux de l'industrie humaine,continue à travers la campagne. La nuits'avance triomphante et constellée, au bruitdes feuilles que l'air frais emperle de rosée.
Puis, au matin, encore une ville poséedans la plaine, bijou de perles sur veloursvert, dont tous ces coteaux imitent les plis lourds;des fermes aux grands toits, bas et moussus, tapiesau bord des prés sans fin où voltigent les pies,richesses qu'à mi-voix ce paysan pensifévalue en fouettant son vieux mulet poussif.
Le Fleuve s'élargit toujours, tant, que les rivesperdent vers l'horizon leurs lignes fugitives. |
p. 13 | Les coteaux abaissés, le ciel agité, l'airmurmurant et salé, proclament que la merest là, terme implacable à la folle équipéede l'eau, qui vers le ciel chaud s'était échappée.
La mer demande tout, fantasque, et puis, parfoisrefuse les tributs du Fleuve, limon, bois,cadavres, rocs brisés qu'aux montagnes lointaines,aux terres grasses, aux hameaux, aux vertes plaines,il a volés, voulant rassasier la mer. |
p. 14 | Et tout s'entasse, obstacle au Fleuve. L'homme fiertrouve ici les débris distincts de chaque année,aux temps obscurs où sa race n'était pas née.
Tout le pays est gai. De loin le chant des coqsfend la brume. Voici les bassins et les docks,les cris des cabestans, les barques amarréesd'où mille portefaix enlèvent les denrées,ballots, tonneaux, métaux en barres, tas de blés.Aux cabarets fumeux, les marins attablésse menacent, avec des jurons exotiques.On trouve tous les fruits lointains dans les boutiques.
L'eau du Fleuve s'arrête, un peu troublée, avantde se perdre, innommée, en l'infini mouvant.
C'est comme une bataille en ligne régulière:Escadrons au galop, soulevant la poussière,les vagues de la mer arrivent à grands bruits,blanches d'écume, ayant des airs vainqueurs, et puiss'en retournent, efforts que le Fleuve repousseavec ses petits flots audacieux d'eau douce.La mer fuit, mais emporte et disperse à jamais,rang par rang, tous ces flots, fils des lointains sommets.
Muse hautaine, Muse aux yeux doux, sois bénie!Malgré tes longs dédains, ma chanson est finie;car tu m'as consolé de tous les bruits railleurs;tu m'as montré, parmi mes souvenirs meilleurs,des lueurs pour teinter l'eau qui court et gazouille,l'eau fraîche où, vers le soir, l'hirondelle se mouille.Et j'ai suivi ses flots jusqu'à la grande mer.
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Qu'on se lise entre soi ce chant tranquille et fier,dans les moments de fièvre et dans les jours d'épreuve;qu'on endorme son coeur aux murmures du Fleuve.
Va, chanson! Mais que nul antiquaire perversn'ose jamais changer rien à tes deux cents vers!
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