Charles Cros
1842 -1888
Le Coffret de santal
1873
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AUTOMNE
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Sonnet
À Mademoiselle S. de L. C.
Les saphirs durs et froids, voilés par la buéeDe l'orgueilleuse chair, ressemblent à ces yeuxD'où jaillissent de bleus rayons silencieux,Inquiétants éclairs d'un soir chaud, sans nuée.
Couvrant le front, comme au hasard distribuée,La chevelure flotte en tourbillons soyeux.La bouche reste grave et sans moue, aimant mieuxS'ouvrir un peu, de sa fraîcheur infatuée.
Cette bouche immuable et ces cheveux châtains,Ces yeux, suivant dans l'air d'invisibles lutins,Ont l'implacable attrait du masque de la Fable.
Mais non; car dans ces traits placides rien ne ment;Et parfois ce regard révèle, en un moment,La vérité suprême, absolue, ineffable.
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À une jeune fille
Pourquoi, tout-à-coup, quand tu joues,Ces airs émus et soucieux?Qui te met cette fièvre aux yeux,Ce rose marbré sur les joues?
Ta vie était, jusqu'au momentOù ces vagues langueurs t'ont prise,Un ruisseau que frôlait la brise,Un matinal gazouillement.
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Comme ta beauté se révèleAu-dessus de toute beauté,Comme ton coeur semble emportéVers une existence nouvelle,
Comme en de mystiques ardeursTu laisses planer haut ton âme.Comme tu te sens naître femmeÀ ces printanières odeurs,
Peut-être que la destinéeTe montre un glorieux chemin;Peut-être ta nerveuse mainMènera la terre enchaînée.
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À coup sûr, tu ne seras pasÉpouse heureuse, douce mère;Aucun attachement vulgaireNe peut te retenir en bas.
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As-tu des influx de victoireDans tes beaux yeux clairs, pleins d'orgueil,Comme en son virginal coup d'oeilJeanne d'Arc, de haute mémoire?
Dois-tu fonder des ordres saints,Être martyre ou prophétesse?Ou bien écouter l'âcre ivresseDu sang vif qui gonfle tes seins?
Dois-tu, reine, bâtir des villesAux inoubliables splendeurs,Et pour ces vagues airs boudeursFaire trembler les foules viles?
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Va donc! tout ploiera sous tes pas,Que tu sois la vierge idéaleOu la courtisane fatale...Si la mort ne t'arrête pas.
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Sur un éventail
Sonnet
J'écris ici ces vers pour que, le soir, songeantÀ tous les rêves bleus que font les demoiselles,Vous laissiez sur vos yeux, placides lacs d'argent,Tournoyer ma pensée et s'y mouiller les ailes.
Peut-être, près de vous assis, se rengorgeant,Quelque beau cavalier vous dit des choses telles,Qu'à votre indifférence une fois dérogeantVous laisseriez faiblir vos froideurs immortelles.
Mais sur votre éventail, voici que par hasardIncertain et distrait tombe votre regard;Et vous lisez mes vers dont pâlit l'écriture.
Oh! ne l'écoutez pas celui qui veut ployerVotre divinité froide aux soins du foyerEt faire de Diane une bourgeoise obscure.
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Vers amoureux
Comme en un préau d'hôpital de fousLe monde anxieux s'empresse et s'agiteAutour de mes yeux, poursuivant au gîteLe rêve que j'ai quand je pense à vous.
Mais n'en pouvant plus, pourtant, je m'isoleEn mes souvenirs. Je ferme les yeux;Je vous vois passer dans les lointains bleus,Et j'entends le son de votre parole.
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Pour moi, je m'ennuie en ces temps railleurs.Je sais que la terre aussi vous obsède.Voulez-vous tenter (étant deux on s'aide)Une évasion vers des cieux meilleurs?
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Supplication
Sonnet
Tes yeux, impassibles sondeursD'une mer polaire idéale,S'éclairent parfois des splendeursDu rire, aurore boréale.
Ta chevelure, en ces odeursFines et chaudes qu'elle exhale,Fait rêver aux tigres rôdeursD'une clairière tropicale.
Ton âme a ces aspects divers:Froideur sereine des hivers,Douceur trompeuse de la fauve.
Glacé de froid, ou déchiréÀ belles dents, moi, je mourraiÀ moins que ton coeur ne me sauve.
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Possession
Puisque ma bouche a rencontréSa bouche, il faut me taire. TrêveAux mots creux. Je ne montreraiRien qui puisse trahir mon rêve.
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Il faut que je ne dise rienDe l'odeur de sa chevelure,De son sourire aérien,Des bravoures de son allure,
Rien des yeux aux regards troublants,Persuasifs, cabalistiques,Rien des épaules, des bras blancsAux effluves aromatiques.
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Je ne sais plus faire d'ailleursUne si savante analyse,Possédé de rêves meilleursOù ma raison se paralyse.
Et je me sens comme emporté,Épave en proie au jeu des vagues,Par le vertige où m'ont jetéSes lèvres tièdes, ses yeux vagues.
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On se demandera d'où vientL'influx tout-puissant qui m'oppresse,Mais personne n'en saura rienQue moi seul... et l'Enchanteresse.
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Elle s'est endormie un soir, croisant ses bras,Ses bras souples et blancs sur sa poitrine frêle,Et fermant pour toujours ses yeux clairs, déjà lasDe regarder ce monde, exil trop lourd pour Elle.
Elle vivait de fleurs, de rêves, d'idéal,Âme, incarnation de la Ville éternelle.Lentement étouffée, et d'un semblable mal,La splendeur de Paris s'est éteinte avec Elle.
Et pendant que son corps attend pâle et glacéLa résurrection de sa beauté charnelle,Dans ce monde où, royale et douce, Elle a passé,Nous ne pouvons rester qu'en nous souvenant d'Elle.
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Délabrement
Comme un appartement vide aux sales plafonds,Aux murs nus, écorchés par les clous des peintures,D'où sont déménagés les meubles, les tentures,Où le sol est jonché de paille et de chiffons,
Ainsi, dévasté par les destins, noirs bouffons,Mon esprit s'est rempli d'échos, de clartés dures.Les tableaux, rêves bleus et douces aventures,N'ont laissé que leur trace écrite en trous profonds.
Que la pluie et le vent par la fenêtre ouverteCouvrent de moisissure âcre et de mousse verteTous ces débris, horreur des souvenirs aimés!
Qu'en ce délabrement, une nouvelle hôtesseNe revienne jamais traîner avec paresse,Sur de nouveaux tapis, ses peignoirs parfumés!
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Ballade du dernier amour
Mes souvenirs sont si nombreuxQue ma raison n'y peut suffire.Pourtant je ne vis que par eux,Eux seuls me font pleurer et rire.Le présent est sanglant et noir;Dans l'avenir qu'ai-je à poursuivre?Calme frais des tombeaux, le soir!...Je me suis trop hâté de vivre.
Amours heureux ou malheureux,Lourds regrets, satiété pire,Yeux noirs veloutés, clairs yeux bleus,Aux regards qu'on ne peut pas dire,Cheveux noyant le démêloirCouleur d'or, d'ébène ou de cuivre,J'ai voulu tout voir, tout avoir.Je me suis trop hâté de vivre.
Je suis las. Plus d'amour. Je veuxVivre seul, pour moi seul décrireJusqu'à l'odeur de tes cheveux,Jusqu'à l'éclair de ton sourire,Dire ton royal nonchaloir,T'évoquer entière en un livrePur et vrai comme ton miroir.Je me suis trop hâté de vivre.
Envoi
Ma chanson, vapeur d'encensoir,Chère envolée, ira te suivre.En tes bras j'espérais pouvoirAttendre l'heure qui délivre;Tu m'as pris mon tour. Au revoir.Je me suis trop hâté de vivre.
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Villégiature
Fragment
C'est moi seul que je veux charmer en écrivantLes rêves bienheureux que me dicte le vent,Les souvenirs que j'ai des baisers de sa bouche,De ses yeux, ciels troublés où le soleil se couche,Des frissons que mon cou garde de ses bras blancs,De l'abandon royal qui me livrait ses flancs.
Or que le vent discret fait chuchoter les chênesEt que le soleil soûle, aux clairières prochaines,Vipères et lézards endormis dans le thym,Couché sur le sol sec, je pense au temps lointain.Je me dis que je vois encor le ciel, et qu'ElleÂme superbe, fleur de beauté, splendeur frêle,Arrivée après moi, s'en est allée avant.Et j'écoute les chants tristes que dit le vent.
La mouche désoeuvrée et la fourmi hâtiveNe veulent pas qu'aux bois l'on rêve et l'on écrive;Aussi les guêpes, les faucheux, les moucherons...Je vais, le long des blés, cueillir des liseronsÀ la suavité mystérieuse, amère,Comme le souvenir d'une joie éphémère.
Les champs aussi sont pleins d'insectes affairés,Foule de gens de tous aspects, de tous degrés.Noir serrurier, en bas, le grillon lime et grince.Le frelon, ventru comme un riche de province,Prend les petites fleurs entre ses membres courts.Les papillons s'en vont à leurs brèves amoursSous leurs manteaux de soie et d'or. La libelluleEffleure l'herbe avec un dédain ridicule.C'est la ville.Et je pense à la ville, aux humains,Aux fiers amis, aux bals où je pressais ses mains;Malgré que la bêtise et l'intrigue hâtiveN'y souffrent pas non plus qu'on rêve et qu'on écrive.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |