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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Louis Sébastien Mercier
Tableau de Paris
 


 






 




C h a p i t r e s
X  -  X I X


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Chapitre X
Jouissances.


      Un citadin riche trouve à son réveil les marchés fournis de tout ce que cent mille hommes ont pu ramasser à cinquante lieues à la ronde, pour flatter ses goûts. Il n' a que l' embarras du choix; tout abonde; et pour quelques pieces d' argent, il mangera le poisson délicieux, l' huître verte, le faisan, le chapon et l' ananas, qui croissent séparément sur des terreins opposés. C' est pour lui que le vigneron renonce à boire le jus bienfaisant qu' il garde soigneusement pour une bouche étrangere: c' est pour lui que les espaliers sont taillés par des mains adroites et vigilantes. Veut-il charmer sa douce oisiveté? Le peintre lui apporte son tableau; les spectacles lui offrent leur musique, leurs drames, leurs assemblées brillantes. Il faut qu' il soit bien né pour l' ennui, s' il ne trouve à varier ses amusemens; il est des ouvriers de sensualité, qui décorent la coupe de la volupté, et qui savent raffiner des plaisirs déjà jugés exquis.

 
Chapitre XI
Dangers.


      Mais malheur au coeur neuf et innocent, échappé de la province, qui sous prétexte de se perfectionner dans quelqu' art, ose visiter sans mentor et sans ami cette ville de séduction! Les pieges de la débauche qui usurpe insolemment le nom de volupté, vont l' environner de toutes parts: à la place du tendre amour, il ne rencontrera que son simulacre; le mensonge de la coquetterie, les artifices de la cupidité sont substitués aux accens du coeur, aux flammes du sentiment; le plaisir est vénal et trompeur. Ce jeune homme qui a quitté un pere, une mere, une amante, plongé dans une multitude confuse, sera heureux s' il ne perd quelquefois que sa santé; si échappant à la ruine de ses forces, il ne va pas grossir le troupeau de ces ames sans vigueur et sans nerf, qui ne sont plus livrées qu' à un mouvement machinal. Ainsi tout est compensé; et pour acquérir des connoissances rares ou neuves, il en coûte cher quand on veut toucher à l' arbre de la science.

      Il y auroit une piece de théatre très-morale à faire, le pere de province. Un malheureux pere, souvent abusé par une perspective décevante, combat mollement les desirs de son fils, lui ouvre la route de la capitale, séduit le premier par l' idée d' une prochaine fortune. Le fils part avec un coeur rempli des vertus filiales; mais la contagion va le saisir: bientôt le pere infortuné ne reconnoîtra plus le fils dans lequel il se complaisoit; celui-ci aura appris à tourner en ridicule les vertus qui lui étoient les plus cheres; et tous les liens qui l' attachoient à la maison paternelle, il les aura oubliés ou brisés, parce qu' il aura vu la ville où ces noeuds sont si légers qu' ils n' y existent plus, ou qu' ils y sont tournés en ridicule.

 
Chapitre XII
Avantages.


      C' est à Paris que l' on trouve les ressources que l' on chercheroit vainement dans les provinces pendant plusieurs années. On a bien raison de dire que la fortune est aveugle: car une simple recommandation vous pousse quelquefois beaucoup plus loin que les travaux les plus assidus. Tout dépend quelquefois de la premiere maison où vous entrez.

      O jeune homme! Tandis que ton visage est frais, va caresser la fortune. Elle est femme, elle chérit les premieres années de la vie humaine: si tu attends plus tard, tu ne seras point favorisé.

      Mais il y a une si grande presse dans le temple de la fortune, rempli d' ambitieux! Ils se coudoyent et se croisent mutuellement dans leur marche. Il faut se faire jour à travers le flux et le reflux. à peine a-t-on vaincu la foule prodigieuse des obstacles, à peine a-t-on mis un pied devant l' autel de la déesse, qu' on se trouve avoir la barbe grise, et qu' il faut tout abandonner. Je n' ai jamais fait un pas vers l' idole: aussi suis-je toujours à la même distance; et il est trop tard aujourd'hui pour avancer.

 
Chapitre XIII
Esprit raffiné.


      Peut-être y a-t-il dans la capitale vraiment trop de ce qu' on appelle esprit. On justifie tout, et le vice même. Notre malice, c' est-à-dire, le raffinement de nos passions, l' art de les justifier, auroit-elle pour mesure l' étendue donnée à notre faculté de penser? Notre raison perfectionnée nous apprendroit-elle en même tems à perfectionner le vice? Ne nous servirions-nous pas d' une logique ingénieuse pour voiler l' artifice, et le progrès de nos goûts intéressés? Ne deviennent-ils pas plus attrayans, plus tyranniques par la méthode même qui nous apprend ces subtilités? Quoi, la science seroit accompagnée d' un poison subtil! Je crains d' approfondir cet objet. Non, la science vraie est bonne. Il y en a de fausses, et ce sont celles-là qui excitent la cupidité; il en est d' innocentes dans les siecles les plus corrompus.

 
Chapitre XIV
Pour qui les arts? Hélas!


      Tandis que l' imagination cherche et invente, se consume dans son vol actif et soutenu, tandis que le bon sens médite, calcule, que l' esprit de sagacité perfectionne... c' est donc pour que l' indolence jouisse dédaigneusement de tous ces arts créés avec tant de travaux!

      Cela est bien triste à penser. Quoi, tout est fait pour l' oeil de la mollesse, pour les plaisirs du voluptueux oisif! Quoi, c' est pour le réveiller de sa léthargie et de son ennui, que les nobles enfans des arts mettent au jour leurs admirables productions!

 
Chapitre XV
Au plus pauvre la besace.


      Toutes les charges, les dignités, les emplois, les places civiles, militaires et sacerdotales se donnent à ceux qui ont de l' argent: ainsi la distance qui sépare le riche du reste des citoyens s' accroît chaque jour, et la pauvreté devient plus insupportable par la vue des progrès étonnans du luxe qui fatigue les regards de l' indigent. La haine s' envenime, et l' état est divisé en deux classes; en gens avides et insensibles, et en mécontens qui murmurent. Le législateur qui trouvera le moyen de hacher les propriétés, de diviser et subdiviser les fortunes, servira merveilleusement l' état et la population. Telle est la pensée féconde de Montesquieu, revêtu de cette expression si heureuse: en tout endroit où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage.

      Les richesses accumulées sur quelques têtes enfantent ce luxe si dangereux pour celui qui en jouit et pour celui qui l' envie. Ces mêmes richesses réparties d' une maniere moins inégale, au lieu du poison destructeur que produit le faste, ameneroient l' aisance, mere du travail et source des vertus domestiques. Tout état où les fortunes sont à peu près au même niveau, est tranquille, fortuné et semble faire un tout. Telle est de nos jours la Suisse. Tout autre état porte un principe de discorde et de division éternelle. L' un se vend, l' autre achete, et tous deux sont avilis. Je n' entends pas parler de cette égalité qui n' est qu' une chimere; mais les énormes propriétés nuisent au commerce et à la circulation. Tout l' argent est d' un côté, et le suc vital s' égare au lieu de féconder toutes les branches de l' arbre. Que de talens éclipsés faute de quelques pieces d' argent! S' il est considéré comme une semence productive, les trois quarts et demi des citoyens en sont privés, et languissent toute leur vie sans pouvoir déployer leurs propres facultés. Rien ne me fait plus de plaisir que de voir l' héritier d' un millionnaire dépenser en peu d' années les biens immenses que son pere avare et dur avoit amassés. Car si le fils étoit avare comme le pere, à la troisieme génération le descendant posséderoit dix fois la fortune de son bisaieul; et vingt hommes de cette espece engloberoient toutes les richesses d' un pays. L' origine de tous les maux politiques doit s' attribuer à ces fortunes immenses, accumulées sur quelques têtes. Cette funeste inégalité fait naître d' un côté les attentats de l' opulence, et de l' autre les crimes obscurs de l' indigence. Elle enfante une guerre intestine qui a beaucoup de ressemblance avec la guerre civile: elle inspire aux uns une haine d' autant plus active qu' elle est cachée, et aux autres un orgueil intolérable, qui devient cruel. Tout état qui favorisera par ses loix cette injuste disproportion, n' a qu' à étendre son code pénal. Dès qu' il y aura de nombreux palais, il faudra bâtir de vastes prisons. Tout état, au contraire, attentif à diviser les héritages, à faire descendre le suc nourricier dans toutes les branches, aura moins de délits à punir. La loi romaine, qui défendoit qu' aucun romain pût posséder au-delà de 500 arpens de terre, étoit une loi très-sage. Une loi qui parmi nous examineroit à la mort la vie d' un très-riche propriétaire, par quels moyens il a amassé sa fortune, et qui rendroit aux pauvres de l' état ce qui paroîtroit avoir excédé les gains légitimes, semblera chimérique, mais n' en seroit pas moins excellente.

 
Chapitre XVI
Manque de signes.


      Montesquieu a dit: tout va bien lorsque l' argent représente si parfaitement les choses, qu' on peut avoir les choses dès qu' on a l' argent; et lorsque les choses représentent si bien l' argent, qu' on peut avoir l' argent dès qu' on a les choses. Voilà une de ces vérités fécondes, qui devroit être méditée par les administrateurs des états et par les hommes en place; mais ils ne lisent pas Montesquieu.

      Que de choses invendues faute d' un signe assez multiplié! Et que de choses à vendre qui ne se vendent point! à peine les journaliers trouvent-ils tout de suite un argent tout prêt. Pour un acheteur qui puisse payer comptant, cinquante autres vous offriront des billets. C' est donc un grand vice de n' avoir pour signe d' échanges que des métaux. Il manque au voeu de Montesquieu son accomplissement.

      Il est difficile de vendre, et très-difficile de se vendre. Beaucoup d' hommes restent sans emploi: les travaux privés languissent; les travaux publics ne vont pas mieux. Tout indique donc le défaut presqu' absolu des signes d' échanges: tout nécessite aujourd'hui une banque qui verse une multitude de signes représentatifs, parce qu' il y a obstruction caractérisée dans la circulation. On a donc un besoin pressant de ces signes qui représentent toute espece de valeur avec une parfaite égalité. Sans la rapidité des échanges, la vie du corps politique languit, et nous languissons. Des billets de banque, c' est-à-dire, un papier-monnoie, qui proportionneroit l' abondance des signes à la multitude des choses invendues et qui sont à vendre, peut seul parer aux besoins multipliés de la capitale, parce que l' abondance des signes doit répondre à l' abondance des besoins; et nous sommes dévorés de besoins.

      Les lumieres répandues sur ces objets, et qu' on veut méconnoître, attestent que cette banque ne pourroit avoir rien de commun avec le méprisable papier de Laws. C' est son empyrisme même qui servira à nous éclairer; c' est l' abus outré qu' il a fait de ce remede, qui nous le rendra sain et utile. Qu' on songe à l' activité qu' il imprima, et au bien momentané qu' il fit dans son extravagance. Aujourd'hui que la raison publique préside à tout calcul, et que le calcul ne sauroit s' égarer, il n' y a qu' une terreur enfantine qui puisse interdire en France ce papier-monnoie, dont l' absence empêche le royaume de profiter de tous ses avantages.

      Je sais qu' il n' est pas possible en ce point d' imiter l' Angleterre, parce qu' il y aura toujours une énorme différence entre une dette nationale et une dette royale; mais on pourroit créer, non les billets d' état de Laws, mais des billets de banque, dans une proportion sage, modérée, et qui circuleroient sous l' oeil du gouvernement qui consentiroit alors à jouir de la richesse publique, sans porter la main à la machine qui mettroit en action cette banque nationale. On s' étonnera un jour de notre inattention et de nos préjugés aveugles et opiniâtres, qui rejettent les moyens les plus simples, les plus souples et les plus féconds pour la grande prospérité du royaume. Le parchemin des contrats n' est point le papier-monnoie; il en est l' opposé. Un emprunt royal n' est pas le signe reproductif.

 
Chapitre XVII
Argenterie.


      Et au milieu de cet incroyable manque de signes, ce que Paris renferme en meubles d' or et d' argent, en bijoux, en vaisselle plate, est immense. Cette richesse néanmoins est nulle et oisive.

      Ajoutez ce que les églises contiennent d' argenterie: ce sont des monceaux de métal. Les temples et leurs décorations ont coûté horriblement cher à la patrie. Et comment le culte simple fondé par les apôtres a-t-il pu se convertir en un luxe?

      Calculez ensuite ce que les fabriques de galons, les étoffes de soie, or et argent, emportent de ces précieuses matieres. Dans les maisons des particuliers, vous voyez des pyramides de vaisselle plate. On se plaint de la disette des especes monnoyées, et voilà que nous avons dénaturé nos richesses pour les métamorphoser en meubles.

      On ne peut faire aucune entreprise, aucun travail, sans une somme d' argent monnoyé; et tout se prend néanmoins sur cette même somme, et on l' enleve, et on l' attire par tous les moyens imaginables, et il n' en reste plus entre les mains des particuliers; et cette richesse métallique, qui dort à côté de nous, devient une richesse stérile, parce qu' elle n' a aucun cours. Et comment subvenir ensuite aux dépenses extraordinaires, lorsqu' on ne sait que se servir des mêmes écus, les pomper et les repomper; c' est-à-dire, substituer l' action la plus difficile et la plus fatigante, à une création simple et aisée? Nous avons des biens immenses, et nous sommes toujours dans la détresse, parce que nous ne savons pas doubler notre puissance en créant les signes de notre richesse métallique; ce qui nous empêche de donner aux terres des préparations nouvelles, de perfectionner les arts, d' augmenter la population, et de nous rendre respectables à nos voisins. Ayons toujours des tabatieres d' or, des étuis d' or, des surtouts d' argent, des anges, des saints d' argent, des vierges d' argent, et point de papier-monnoie, et bientôt nous nous trouverons pauvres; car La Fontaine nous l' a dit: mettez une pierre à la place; elle vous vaudroit tout autant.

      L' or et l' argent qui ne circulent pas, c' est-à-dire, qui n' enfantent pas les signes qu' ils peuvent enfanter, sont comme s' ils étoient enfouis dans les mines de la terre. Une prompte et rapide circulation manque à nos finances et encore plus à notre commerce.

      Au lieu de tous ces emprunts en grosses et fortes sommes qui ne sont utiles qu' aux riches, il auroit fallu un papier-monnoie utile aux classes inférieures, parce que le rôle qu' il joue ouvre une infinité de branches d' industrie, toujours inconnues aux gouvernemens qui ne doublent pas leurs richesses avec des billets.

 
Chapitre XVIII
Gaieté.


      On ne trouve plus chez les parisiens cette gaieté qui les distinguoit, il y a soixante ans, et qui formoit pour l' étranger l' accueil le plus agréable et le compliment le plus flatteur. Leur abord n' est plus si ouvert, ni leur visage aussi riant. Je ne sais quelle inquiétude a pris la place de cette humeur enjouée et libre, qui attestoit des moeurs plus simples, une plus grande franchise, et une plus grande liberté. On ne se réjouit plus en compagnie; l' air sérieux, le ton caustique, annoncent que la plupart des habitans rêvent à leurs dettes, et sont toujours aux expédiens. Les dépenses qu' entraînent le luxe et la manie des superfluités ont rendu tout le monde pauvre, et l' on s' intrigue perpétuellement, pour parer aux frais de représentation. Affaires, embarras, servitudes, projets; tout cela se lit sur les visages. Dans une société de vingt personnes, dix-huit s' occupent des moyens d' avoir de l' argent, et quinze n' en trouveront point.

      Les ris naissent de la modération des desirs: on ne la connoît plus: on tombe dans la réserve, de là dans la sécheresse; et l' abus de l' esprit vient encore rétrécir les coeurs. Les visages voudroient se montrer épanouis; mais une vraie inquiétude trahit le tourment intérieur de l' ame. Si l' on jouit encore, c' est dans des parties obscures et secretes, où l' on est seul, où le libertinage prend la place de la volupté; on y est quelquefois distrait, jamais heureux.

 
Chapitre XIX
Besoins factices.


      Ce n' est pas l' or qui pervertit une nation; il est pur et innocent chez un peuple où regne la simplicité: il devient dangereux dès qu' il reçoit un prix extrême par l' appât des faux plaisirs.

      Lorsqu' on voit avec quelle fureur l' homme se précipite à Paris dans les frivolités du luxe, dès qu' il lui est offert; à quel point il est devenu ardent pour ces prétendues jouissances, dont nos aïeux se passoient si bien; combien il a mis de recherches dans ce nouveau genre de délices, et comme il est devenu superbe et dédaigneux pour tout ce qui n' est pas orné de ce brillant superflu qui ne le rend que plus avide et plus inquiet; on ne peut s' empêcher de craindre qu' il ne tourne absolument en ridicule la vertu, la raison, la frugalité, la tempérance: on doit craindre que l' homme, dans cette ville, n' oublie tout-à-fait sa propre dignité, et ne s' abaisse devant l' idole de la fortune, pour l' intérêt de ces mêmes voluptés qui ne sont pas des besoins, et qui commandent plus impérieusement que ceux de la nature.
 
 
 
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