BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Hérault de Séchelles

1759 -1794

 

Réflexions sur la déclamation

 

1788

 

Source:

Magazin encyclopédique ou

Journal de Sciences, des Lettres et des Arts

Tome premier, p. 396 - 416,

Paris 1795

 

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[396]

Art declamatoire.

Reflexions sur la Déclamation, par Hérault de Séchelles. 1)

 

Le talent le plus propre à faire briller les autres talens, est ce que les anciens nommoient action, et ce que nous appellons Déclamation. On sait quel prix ils y attachoient. Démosthène, interrogé, quel étoit le premier mérite de l'orateur, répondit: L'action, Le second? L'action, Le troisième? L'action. Il avoit pris lui-même des lecons de Satiras, le plus célèbre acteur de son temps.

Quoique les constitutions modernes fussent moins favorables aux développemens de la grande éloquence, on n'en avoit pas moins senti tout le mérite de l'action. Les acteurs, les avocats et les prédicateurs célèbres avoient extrêmement soigné la leur. Un homme destiné à une place de ministère public, et que la nature avoit semblé appeler à la grande éloquence, après avoir beaucoup observé, soit au théâtre, soit dans le monde, soit sur le peuple 2), avoit rassemblé, pour son utilité particulière, des idées, des observations, appuyées des leçons de Mlle. Clairon, de la Rive, de Gerbier, etc. etc.; car il [397] pensoit, avec raison, que si, pour avoir beaucoup de talent, il faut être l'inventeur de son propre talent, il faut aussi y joindre l'observation de celui des autres Ce sont ces fragmens que nous avons recueillis, et qui seront peut-être vus avec quelque intérêt.

«L'action consiste dans trois choses, la mémoire, la voix et le geste, qui tous trois se cultivent par l'exemple, la réflexion el la pratique.»

 

Le personnage seul nous plaît et nous étonne

Tout le charme est détruit, si l'on voit la personne.

 

On peut dire qu'un homme qui parle en public, joue une personnage quelconque. La principale attention de l'orateur doit donc être de ne laisser voir que son personnage. L'illusion est détruite, s'il ne cache pas avec soin qu'il répète ce qu'il a appris. Donc la mémoire est nécessairement la première partie de l'art oratoire.

Les discours se présentent même trop tard, si l'on ne se rappelle chaque phrase qu'au moment où l'on en a besoin. Il faut que la mémoire embrasse d'une seule vue, non seulement tout ce que l'on doit dire dans le moment actuel, mais encore tout ceque l'on dira dans la suite.

La liaison des idées, dit très-bien Condillac, est le principe de la mémoire. Elle dépendra donc principalement de l'ordre et de l'analyse que l'on met dans ses idées. Le meilleur genre de mémoire et le plus sûr, est celui qui consiste à faire de la mémoire avec du jugement. Je veux, par exemple, apprendre un discours; j'en médite l'idée principale, les idées [398] accessoires, leur nombre, leur ordre, leur liaison, le plan de chaque partie, les divisions, les sous-divisions de chaque objet. J'ose affirmer qu'il est impossible alors de se tromper. Si l'on oublioit le discours, on seroit en état de le refaire sur-le-champ; et combien d'ailleurs les phrases cadencées, un peu ornées, un peu brillantes, en un mot, tout ce qui flatte l'amour propre de celui qui doit parler, ne se gravent – elles pas dans la mémoire avec une extrême facilité!

Le but principal de l'ordre, c'est de nous représenter les choses au moment où nous en avons besoin. Ainsi, classez tout, faites des extraits de tout ce que vous lirez, ayez de l'ordre dans tout, dans vos affaires, dans vos pensées 3), plus que ceux même qui ont la prétention d'en avoir le plus.

Il est sur-tout important de bien concevoir, de concevoir un tout un peu étendu, d'être en état de le saisir et de le bien méditer.

Un procedé très-utile et très-commode, auquel il faut s'accoutumer pour rendre son esprit prompt et se rappeler à-la-fois une multitude d'idées, c'est, quand vous possédez ces idées, de ne retenir de chacune que le mot qui porte et dont le seul souvenir reproduit la phrase toute entière. Voltaire a dit quelque part, les mots sont les courriers des pensées. En appliquant ici cet adage dans un autre sens, je dirai qu'il faut habituer son cerveau à n'avoir besoin que des mots têtes dans toute l'étendue de la plus longue discussion.

Comme dans la composition il n'y a peut-être que le plan et les idées principales qui soient l'œuvre du génie, les idées intermédiaire naissant de leur propre fonds, de même, dans l'art de la mémoire, il n'y a à retenir que les liaisons particulières qui ne se devinent pas, et qui sont proprement l'œuvre de la mémoire. Trois opérations graveront dans votre esprit ce que vous exigez de lui qu'il retienne. D'abord, bien concevoir; ensuite, raisonner chaque chose; enfin, relire souvent son écrit. Cependant, il arrive souvent de relire dix fois la même chose et de sentir qu'elle n'entre point dans la tête, quoiqu'on entende tous les mots. Il semble qu'il en devroit être autrement, puisque l'écriture donne un corps aux idées. Je crois en saisir la cause. C'est qu'on veut se remplir de l'écriture avant de se remplir de la chose même. Quand on compose, les idées naissent, l'écriture vient ensuite qui les réalise, et les idées se retiennent. Vous voyez que l'écriture n'est ici qu'en second; au lieu que, lorsque l'on apprend par cœur, l'écriture se présente d'abord, et pour peu que l'esprit sente l'intérêt s'af- foiblir, il a beau être à l'écriture, il n'est plus à la chose. Le travail de la mémoire est donc précisement le même que celui de la composition.

Apprendre par cœur; ce mot me plaît. Il n'y a guère en effet que le cœur qui retienne bien, et qui retienne vite.

La moindre chose qui vous frappe dans un endroit vous le fait retenir. L'art seroit donc de se frapper le plus qu'il seroit possible.

Les anciens et les modernes ont imagine divers [400] moyens pour aider la mémoire 4). Cette ressource n'est pas non plus à dédaigner, ainsi que les grands exemples de mémoire. On ne sauroit croire jusqu'à quel point ils donnent de l'émulation.

Se commander de savoir une chose dans un tel temps donné, dans un quart d'heure, une demi-heure, une heure, un jour, deux jours, car l'esprlt est naturellement paresseux; et lorsqu'il n'est point pressé par quelque motif, il se laisse aller au premier objet qui vient s'emparer de lui.

J'ai vu un homme, assez sot d'ailleurs, qui faisoit imprimer ses brouillons, afin d'y mieux voir pour les corriger: je sens que cette méthode me conviendroit, non seulement pour composer, mais même pour apprendre; car je n'ai point de peine à retenir l'imprimé. Peut-être, dans les occasions importantes, ferois-je bien d'employer cette ressource.

Écrire: la mémoire se rappelle mieux ce qu'elle a vu par écrit. S'en faire comme un tableau dans lequel on lise en quelque sorte au moment où on parle.

J'ai observé que la mémoire, du moins pour moi, tenoit sur-tout à la place où j'avois vu une chose. Avois-je un souvenir confus de je ne sais quoi? peu à peu je reportois mon esprit à la place, et la place merendoit l'idée que j'y avois vue. Si l'on vouloit bien s'observer soi-même, on trouveroit mille secours infaillibles pour se faciliter le travail, le cœur, l'esprit, la mémoire sont encore un champ d'observations [401] tout neuf. Tout est neuf, parce que rien n'est net.

La mémoire s'aide aussi par les chiffres; ainsi comptez le nombre de choses que vous avez à apprendre, dans un discours par exemple.

J'ai éprouvé aussi qu'il m'étoit très-utile de parler pour me disposer à retenir; j'ai essayé souvent de parler en public pendant une heure et quelquefois deux, sans aucune espèce de préparation. Je sortois de cet exercice avec une aptitude singulière, et il me sembloit dans ces momens, que si j'avois eu à dire un discours que je n'aurois même fait que lire, je m'en serois tiré avec un grand avantage.

Il y a encore une manière que Leibnitz recommande; apprendre une phrase et le répéter, puis répéter la première et la seconde, puis à première, la seconde et la troisième, etc. et ainsi de suite. Il faut s'éprouver; si cela vous est commode, à la bonne heure.

J'ai imaginé pour moi une mémoire artificielle; c'est une manière de mettre sa mémoire dans les différens plis de ses mains. Je m'en suis souvent servi avec succès; mais j'ai besoin d'y reflechir encore, et je developperai cette idée quelque jour.

Le Kain, pour apprendre un rôle, le lisoit deux fois le matin, deux fois le soir; il le lisoit ainsi pendant long-temps, et ensuite il apprenoit les vers.

J'ai ouï dire à La Rive qu'il avoit étudié long-temps ses rôles, couplet par couplet. Cette manière le fatiguoit beaucoup; il en a imaginé une autre dont il se trouve mieux; c'est de lire dix fois, vingt fois, un rôle tout entier, sans même l'apprendre; il suffit [402] de le comprendre. Cette méthode est la même que celle dont j'ai parlé, l'analyse; saisir l'ensemble; elle fortifie la tête.

Gerbier se plaignoit à moi de sa mémoire. Comment faites-vous donc, lui disois-je, vous qui parlez des heures entières? Il me répondit: je passe cinq à six jours auparavant à me dire et à me répéter: tu diras cela, tu diras cela, etc. Il ajoutoit: savez-vous pourquoi l'on m'accorde quelque réputation? je ne la dois peut-être qu'au très-petit nombre de mes connoissances. Comme je ne sais presque rien, je ne suis jamais tenté de sortir de mon sujet. La nature à tout fait pour ce malheureux homme, et il n'a rien fait pour elle: il le sent bien, il s'en repent; mais qui ne voudroit posséder, au même prix, une âme aussi expansive, aussi sensible, aussi prompte à recevoir et à communiquer toutes les émotions? Il est le même dans la conversation qu'au barreau; il raconte à merveille; son organe et ses gestes peignent tout ce qu'il dit. Je l'ai vu se mettre devant un buste, et lui plaider sa cause, comme devant un auditoire.

Bonnières m'a dit qu'il avoit travaillé les deux premières années, commeun forçat, pour apprendre ses causes et se les mettre dans la tête. Il n'osoit parler d'abondance, et cependant ne vouloit pas lire. Il se promenoit dans sa chambre pendant des journées entières; il répétoit vingt fois la même chose; il plaidoit vingt fois la même cause tout seul: ensuite il a pris plus d'audace, il s'est livré à lui-même, et il est parvenu à cette extrême facilité, dans laquelle il sera difficile de le surpasser, autant qu'il est facile de le surpasser comme écrivain. [403]

Jefferson, un des libérateurs de l'Amerique, me disoit qu'il n'avoit jamais pu retenir les choses qu'en masse.

Devenez supérieur à votre mémoire, me disoit La Rive. L'acteur qui joue un rôle n'est pas digne de jouer la tragédie, s'il néglige un seul vers.

L'artifice de la mémoire, c'est l'exercice.

 

J'ai été pendant quelque temps prendre des leçons de Mlle. Clairon. Avez-vous de la voix? me-dit-elle, la première fois que je la vis. Un peu surpris de la question, et d'ailleurs, ne sachant trop que dire, je répondis: «j'en ai comme tout le monde, mademoiselle. – Eh bien! il faut vous en faire une».

Voici quelqnes-uns de ses principes:

«Il y a une éloquence des sons. S'étudier sur-tout à donner de la rondeur à sa voix: pour qu'il y ait de la rondeur dans les sons, il faut qu'on les sente réfléchir contre le palais. Sur-tout aller doucement, simple! simple! La varieté des intonations fait le charme de la diction. – Quand un mot est fort par lui-même, comme horreur, sacré, il est inutile de le renforcer; il suffit de le bien prononcer. – Soutenir les sens non terminés, ceux qui suspendent. – Changer de ton à chaque changement de sens. Ne jamais commencer la phrase suivante sur le même ton sur lequel on a fini la phrase précédente. – Avoir soin de donner aux mots leur juste valeur, leur veritable étendue; mérite plus rare qu'on ne pense. – Chaque chose a son accent qui lui est propre. – Beaucoup ménager la voix et ses mouvemens; c'est principale-[404]ment par l'économie que l'on fait briller sa dépense. – Quelquefois, pour n'être pas embarassé du dernier mot d'une phrase, appuyer sur le mot qui précède. – Une phrase bien commencée, naturellement finit presque toujours bien. – Par-dessus tout, se bien pénétrer de ce qu'on veut rendre. Que voulez-vous être? orateur? soyez-le par-tout, dans votre chambre, dans la rue. Rien n'est plus fort que l'habitude; elle vient à bout de tout. – Chercher dans la phrase le mot qui porte, ou qui vient à l'appui de la phrase précédente. – En général, on doit, s'il est permis de parler ainsi, teindre les mots du sentiment qu'ils font naître. Par exemple, il y a dans Massillon: «Cet enfant auguste vient de naître pour la perte, comme pour le salut de plusieurs». Elle vouloit qu'on dit: «Cet enfant auguste vient de naître – pour la perte – comme pour le salut – de plusieurs». En parlant de la perte, marquez sur votre visage de la douleur de voir des hommes condamnés. En parlant du salut, marquez de la joie».

M. Thomas m'a raconté les traits suivans:

Mlle. Clairon crioit beaucoup les dix premières années qu'elle étoit au théâtre; elle s'aperçut qu'il devoit exister une autre manière plus naturelle, que les grands éclats produisent moins d'effets que les les accens sentis et pénétrés; mais comment faire? on étoit accoutumé à son jeu; cette disparate auroit choqué, on l'auroit comparée avec elle-même, et son nouveau projet auroit eu le désavantage. Elle prend le parti de se retirer pendant quelque temps, elle va à Bordeaux et s'y essaie avec un succès [405] prodigieux; et lorsqu'elle revint à Paris, elle y excita le plus vif enthousiasme. – Un jour elle s'assit dans un fauteuil, et sans proférer une seule parole, sans faire un seul geste, elle peignit avec le visage seul, toutes les passions, la haine, la colère, l'indignation, l'indifférence, la tristesse, la douleur, l'amour, l'humanité, la nature, la gaieté, la joie, etc. Elle peignit non seulement les passions en elles-mêmes, mais encore toutes les nuances et toutes les différences qui les caractérisent. Par exemple, dans la crainte, elle exprima la frayeur, la peur, l'émotion, le saisissement, l'inquiétude, la terreur, etc.; sur ce qu'on lui en témoignoit de l'admiration, elle répondit, qu'elle avoit fait une étude particulière de l'anatomie, qu'elle savoit quels muscles elle devoit faire agir, et qu'ensuite, la grande habitude l'avoit mise en état de faire, pour ainsi dire, agir tous ces fils.

«Formez votre voix, me repétoit Mlle. Clairon, le reste là.... m'ajouta t'elle, en portant la main sur mon front».

J'éprouve qu'il faut avoir dans la tête et dans la mémoire habituellement les voix qui nous plaisent le plus et qui sont les plus analogues à notre manière. Je ferois bien de penser souvent à la voix de La Rive, à celle de Brizsard, de Gerbier, de Mlle. Clairon.

Je préférerois de me rappeler le plus souvent possible la voix de Mlle. Clairon, et de me rapprocher de son genre, parce que c'est celui où je trouve le plus de facilité pour moi. Elle prend sa voix dans le milieu, tantôt doucement, tantôt avec force, et toujours de manière à la diriger à son gré. Sur-tout elle la [406] modère souvent, ce qui fait beaucoup briller le moindre éclat qu'elle vient à lui donner. Elle va très-lentement; ce qui contribue en même temps à fournir à l'esprit les idées, la grace, la pureté et la noblesse du style. Je prétends qu'il y a dans le discours, comme dans la musique, une sorte de mesure des tons, qui aide à l'esprit, du moins au mien. J'ai éprouvé que d'aller vite offusque et empêche l'exercice de mes idées. J'ai remarqué qu'il en étoit ainsi dans plus grand nombre de ceux qui parlent sur-le-champ; et au fond, Gerbier, le meilleur des orateurs que j'ai entendus, parle avec cette sorte de lenteur. Quand il débite, il a l'air de méditer avant chaque phrase et de ne la donner que comme un résultat necessaire; différent en cela de tous les autres, qui semblent lâcher des mots à tort et à travers.

Il a cette mesure que je conçois et que je ne puis noter; ne croyez pas que ce soit là une véritable lenteur; où la dépuise tantôt par la force, tantôt par la chaleur qu'on donne à certains mots, à certaines phrases. Il en résulte une variété qui plaît, mais le fonds est toujours grave et posé.

Linguet me disoit qu'il ne pouvoit composer que pendant les deux nuits qui précédoient le jour où il devoit parler; que cette fermentation remuoit ses idées, et même qu'en l'échauffant ainsi, sa voix y gagnoit. Il est sûr qu'il n'y a pas de mal, quand on doit parler, de s'échauffer un peu la gorge avec du sucre. Linguet n'a pas le débit le plus naturel; mais il est plein de grace; il appuie sur certains mots avec affectation peut-être, mais c'est une affec-[407]tation qui plaît. Il trouve l'art de tout faire ressortir.

Savez-vous pourquoi il est essentiel de prendre sa voix dans le milieu, en un mot, de parler sa voix? c'est qu'on ne prononce jamais bien, on n'articule jamais avec la rondeur et l'étendue convenable, on n'est jamais maître de soi ni de ses intonations, que quand on a de la force: or, on n'a de force que lorsqu'on n'est point gêné. Si vous êtes gêné, vous enflez votre voix, vous la forcez; dès lors plus de variété, plus d'intonation, plus de verité, tout disparoit. C'est encore par cette raison qu'il ne faut point chercher à imiter la voix d'autrui, à moins qu'elle ne se rapproche du genre de la nôtre.

La voix basse fait le plus d'effet et de plaisir, mais sans perdre les sons hauts qui sont les plus pathétiques.

La clef de la voix, dans l'échelle musicale, répond à la clef du caractère, dans l'échelle morale.

L'âme de la voix est dans les sons prolongés et soutenus.

Mlle. Clairon dit certains mots avec une force incroyable. – Il faut, disoit-elle, établir la prononciation sur une base ferme et fortement appuyée, enfler la voix sur certains mots pour les faire valoir, ne pas élever, mais appuyer la voix.

Ce n'est qu'en parlant, et non en lisant, que l'on peut rendre vraiment sensible ce qu'on dit. Quelques gens habiles pensent cependant qu'il faut lire, et c'est l'usage des avocats du parlement de Bordeaux; autrement on patauge; les idées se relâchent, s'affoiblissent, et s'éteignent bientôt. C'est ce qui arrive à M. de St. Fargeau: de-là le mot favori de la plupart [408] des avocats qui aiment tant à causer d'affaires. Pour concilier la nécessité d'un style plein et serré avec l'autre, je pense qu'il faut apprendre par coeur. Il est vrai qu'il en coûte; mais la gloire est au bout, et c'est la manière de surpasser ceux qui parlent et ceux qui écrivent

Il eut y avoir mille manière d'exprimer un chose; mais il n'y en a qu'une seule de vraiment naturelle; c'est celle-la qu'on doit chercher. Au reste, il y a la manière naturelle en général et la manière naturelle en particulier à celui qui parle: le talent de la déclamation résulte peut-être de cette double combinaison.

Avant de parler, j'aime à me recueillir profondement, à prendre des résolutions avec moi-même, à me dire, suivant le conseil de La Rive: j'irai doucement dans tel endroit, plus fort dans tel autre. Dans cette partie de mon discours, je serai attentif, méthodique, discuteur; dans cette autre, pressant, éclatant; ailleurs, touchant, etc. et en général, dans tout le discours, je me posséderai. Je ménagerai, sans affectation, tel geste, telle pause dans tel moment. J'économiserai ma voix, je ne la prodiguerai pas en commençant, afin qu'elle ait la liberté de s'elever, et qu'il paroisse m'en rester beaucoup en finissant. Je prendrai dans le bas, en général, pour éviter les cris et me trouver riche en inflexions; car c'est cette variété qui fait la vérité et la beauté du débit.

Il faut toujours avoir l'air de créer ce qu'on dit. Il faut commander ses paroles. L'idée qu'on parle à des inférieurs en puissance, en crédit et sur-tout en esprit, donne de la liberté, de l'assurance, de la grace même. [409] J'ai vu une fois d'Alembert à une conversation chez lui, ou plutotdans une espèce de taudit, car sa chambre ne méritoit pas d'autre nom. Il étoit entouré de cordons bleus, de ministres, d'ambassadeurs, etc. Quel mépris il avoit pour tout ce monde-là! Je fus frappé du sentiment que la supériorité de l'esprit prodult dans l'âme 5). [410]

Il n'y a point de sensibilité sans détail, de mémoire sans activité, de beau langage sans assurance, et même sansquelque audace, de grace sans liberté.

Ce qu'il y avoit d'étonnant dans Le Kain, c'étoit l'accord parfait de ses mouvemens, de son corps, de ses gestes, de toute sa personne, de son visage et de sa voix. «Quelquefois j'arrivois trop tard, me disoit M. Thomas, et je me trouvois sous le théâtre. Alors ne voyant point Le Kain, mille choses me paroissoient dites d'une manière fausse. Mais quand je parvenois à l'orchestre et que je voyois cet acteur, l'accord admirable et complet de son être remettoit au ton de la nature les accens même qui paroissoient le plus en sortir».

Ceci me rappelle un trait du même genre. La déclamation de Gerbier, le mouvement de ses yeux et de son visage produisent un tel effet magique, que dernièrement, après l'avoir entendu, je fis une observation assez curieuse. A tous ceux qui l'avoient vu en face il avoit paru beau, admirable et presque le même que dans les jours de sa gloire. Tous ceux qui s'etoient trouvés derrière lui l'avoient trouvé vieilli et tombé.

Je reviens à Le Kain. Les rôles où cet acteur excelloit, ajoutoit M. Thomas, étoient les rôles passionnés; Orosmane, Vendôme, Tancrède, Gengis-Kan, Wenceslas, Warvick, etc. Il n'avoit pas ce qu'on appelle beaucoup d'esprit, mais nul homme ne reçut de la nature une sensibilité plus profonde, plus variée. La sensibilité des acteurs est souvent en dehors, parce qu'ils n'en ont point une réelle. Celle de Le Kain étoit toute en dedans, Elle ressembloit à ces monumens [411] antiques qui ne s'élèvent qu'a peine au-dessus du sol, et dont les colonnes couvertes par la terre laissent deviner toute leur hauteur à l'imagination du voyageur. On ajoute même machinalement à tout ce qu'on ne voit pas, et qu'on ne fait que pressentir. Le Kain, dans ces momens, produisoit des effets terribles par des sons brisés en éclats, qui partoient de l'âme et sembloient y rester; dans d'autres momens c'étoit un lion rugissant, un lion qui avoit brisé sa chaîne. A lui seul il remplissoit tout le théâtre. Il étudioit profondément ses rôles. Il y a tel rôle qu'il a travaillé pendant dix ans. Il étudioit scrupuleusement son geste, comme étant le véhicule de la verité de sa diction.

On le félicitoit sur ce qu'au théâtre il paroissoit avoir plus de six pieds. Il répondit: ce n'est point par notre corps que nous sommes grands, c'est par notre âme. –

Il avoit coutume, une heure avant de jouer, de se promener seul sur le théâtre, de l'arpenter, de se remplir des fantômes de la tragédie. Nous devrions transporter cette méthode dans nos études. On ne se pénétre pas assez de l'objet qu'on veut rendre. Il faut le personnifier, se placer auprès de lui, le voir. C'est ainsi que M. G..... m'a dit qu'il étoit parvenu, en peu d'heures, à composer le beau portrait de St. Bernard.

Point de beau débit sans la richesse des intonations. Il y a des comédiens, et beaucoup même de ceux qui passent pour les meilleurs, qui ne parlent que sur trois ou quatre tons.

J'ai éprouvé que rien ne me donnoit la possession de mes idées, comme de faire long-temps une même chose, ou de m'y préparer par des travaux analogues, [412] mais plus difficiles. Par exemple, pour m'exercer à la déclamation, j'ai déclamé à outrance, pendant une heure entière, les fureurs d'Oreste, les rôles de Thoas et de Mahomet. Je m'étois éraillé tout le gosier. Le soir je déclamois tout avec une force, une facilité extrême et beaucoup de verité. Pourquoi que ce soit, il faut se monter. Le talent commence par les efforts violens dont il se compose, ensuite il se rasseoit, s'épure et approche de la perfection.

Très-peu de gestes pour un orateur du ministère public, me disoit Mlle. Clairon. Votre genre est la noblesse et la dignité au suprême degré. Très-peu de gestes, mais les placer à propos, et observer les oppositions qui font ressortir les changemens de gestes.

Il importe d'être ferme sur les pieds qui sont comme la base du corps, et de laquelle part toute l'assurance du geste. On ne peut trop s'exercer dans sa chambre à marcher ferme et bien sous soi, les jambes sur les pieds, les cuisses sur les jambes, le corps sur les cuisses, les reins droits, les épaules basses, le col droit, la tête bien placée. C'est ce qu'enseigne la danse noble et figurée.

Voulez-vous faire paroître vos yeux dans toute leur grandeur? baissez la tête: baissez-la jusqu'à ce qu'elle vous pèse. On sent en effet qu'en haussant la tête, les yeux se raccourcissent. Voulez-vous exprimer l'attention? tournez là légèrement; par là vos yeux tournent et s'arrêtent. Autrement, écouter en face annonceroit plutôt de la stupidité que de l'attention. Voulez-vous peindre l'étonnement? laissez tomber le bas du visage; la frayeur? agitez les lèvres. [413]

J'ai remarqué qu'en général les gestes devenoient plus faciles, lorsque le corps étoit incliné. Quand il est droit, si les bras sont longs, on risque de manquer de grace. Les gestes à mi-corps sont infiniment nobles et pleins de graces.

Plus on pourra raccourcir le bras par l'opposition du corps, et moins, peut-être, le geste coûtera.

Madame la Rive m'a dit que son mari s'occupoit sur-tout à contracter l'opposition du corps et du bras, ce qui donne en effet an geste beaucoup de grace.

La noblesse vient de la position des épaules, de la longueur du col, et de son mouvement sur son pivot. Elle est beaucoup dans le mouvement tonique.

N'agitez point le poignet, même dans les plus grands mouvemens. Je me suis aperçu que les saccades du poignet détruisoient la noblesse et la grace.

Mademoiselle Clairon, en parlant, tient son poignet un peu hors du bras. J'ai entendu critiquer cette position; mais elle me plaît assez.

Observez les mains de Brizard pour la manière dont elles remuent au bout du poignet.

Molé à beaucoup de petits gestes, et sûrement il en a trop. Mais quelle aisance! quelle liberté! quelle grace! – L'aisance dans tout. – Joindre la grace à la force.

Avant d'exprimer un sentiment, faites-en le geste. Cest presque toujours la meilleure méthode. – Deux mois après avoir eu cette pensée, j'ai été tout fier de trouver à Bordeaux, dans les manuscrits de Montesquieu, que c'étoit ainsi que le célébre Baron en usoit souvent. [414]

Une observation essentielle est celle-ci. Le geste est le mouvement du bras, et non pas le mouvement de la main. Voilà d'où vient le principal défaut de S. Prix, acteur des Français; je le lui ai dit, et il en est convenu. Ce principe est bien simple! eh bien! c'est le plus fécond, du moins pour moi; c'est celui qui m'a le plus facilité les gestes, que j'avois jusques-la d'un roide, d'un sec, d'un sautillant épouvantables. Ainsi la plupart du tems, chez La Rive, même dans les mouvemens les plus véhémens, la main ne paroit être qu'au bout du bras, mais le poignet n'agit point.

Seconde observation. Les meilleurs acteurs disent souvent plusieurs phrases de suite, sans faire aucun changement de geste. Ils ont raison. Il en faut évider la multiplicité: car alors, plus vous voulez marquer de choses, et plus vous en effacez en voulant également les marquer toutes.

Il y a souvent une grande expression à n'en pas mettre. Dans les pauses, on ne paroit jamais plus pathétique. La tête et ses mouvemens peuvent produire de très-grands effets sans le secours du bras.

Plus on peut diminuer le nombre des gestes, plus ils sont simples et plus ils feront d'effet. Chaque sentiment doit avoir son geste caractéristique. Je ne crois pas cependant que le nombre des gestes principaux soit très-étendu. J'ai observé que les meilleurs acteurs n'avoient qu'une certaine quantité de mouvemens assez bornée, et qui reviennent sans cesse. Est-ce leur faute, ou celle de leur art?

Le geste multiplié en petit est maigre. Le geste [415] large et simple est celui d'un sentiment vrai. C'est sur ce geste que vous pourrez faire passer un grand mouvement.

Je voudrois essayer, dans toutes les choses nobles et simples, et qui ne comportant point de chaleur, de ne me comporte qu'un demi-geste, lent, et même rare. Lorsqu'ensuite il faudroit dire quelque morceau vivement , comme le moindre geste, si peu animé qu'il fût, paroitroit vif! – Les oppositions, – L'économie.

Troisième observation. Ce qui rente souvent le geste pénible et gauche, c'est qu'on ne lasse pas tomber son bras à propos, ou qu'on le laisse tomber à tout propos. En cela consiste le lâche et le trainant du geste. Le moins que vous pourrez laisser tomber votre bras, ce serait le mieux. J'ai vu La Rive et les bons acteurs varier tellement le mouvement de leurs bras pendant plusieurs vers et même des tirades entières, que ce bras ne tomboit que très-rarement et tout à la fin. – Qu'il tombe mollement et sans saccade.

On n'applaudit jamais en fait de geste que ce qui paroît original. Sans cela le geste seroit irréprochable, mais ne seroit que de la fabrique et de la routine.

L'âme du bras est dans le coude. – C'est dans le coude que le mouvement commence nécessairement. – Quand vous voudrez hausser le bras, haussez le coude; qu'il soit en général de niveau avec la main. – Ouvrez aussi les bras. Ces gestes ouverts et à côté du corps valent mieux que ceux qu'on fait [416] devant soi. – En élevant le coude, vous arrondissez le bras. – Baissez aussi la tête, pour avoir l'air d'élever le bras. Le geste est dans la combinaison de la tête et du bras. – Levez le bras tout d'une pièce, c'est-à-dire, le bras et la main ensemble.

Que le geste remonte toujours, ainsi que la perspective de la terre. Faites souvent le geste avant de parler. Qu'il en reste souvent une fin qui puisse monter encore quand vous aurez parlé.

Dans certain momens, ouvrir les yeux les plus grands possibles; – il est bon aussi de descendre les yeux avant de reprendre le geste; cela opère dans le geste une suspension.

On peut soumettre à des règles le mouvement des yeux, celui de la tête, celui du corps, celui des bras, celui des mains.

Changez avec soin la tête de place, et pour cela changez les pieds. Mettez quelquefois la tête dans les épaules. Changez la position du corps, vous changez la tête.

Les doigts ouverts et écartés annoncent l'étonnement, l'admiration , la surprise; – y joindre aussi l'élévation de la poitrine qui se dilate pour recevoir l'idée qui la frappe.

J'ai recueilli ces observations au théâtre. Je ne sache pas qu'elles soient écrites nulle part.

 

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1) Ce morceau, et celui sur la conversation, inséré dans notre premier numéro, sont du même auteur. 

2) Consultez l'ouvrage rare de Servandoni d'Hannetaire, père de Madame La Rive, sur l'art du Comédien. -- Celui de Riccotoni -- de Remond de Sainte-Albine -- de Dufresnel, etc.  

3) Je me propose d'etudier à fond le commerce, qui est la chose du monde où les hommes ont mis le plus d'ordre, et d'enchainer tout sur ce grand modele.  

4) Voyez Marafiotus, Kircher, Cressollius, le P. Buffier dans la Clef des Sciences. 

5) On nous permettera de rapporter ici une anecdote qui n'est pas étrangère au sujet, et que nous croyons très-peu connue. Le célébre d'Alembert avoit dans sa jeunesse le talent d'imiter à un dégré de perfection qu'on aura peine à croire. Un jour qu'il dinoit chez le marquis de Lomellini, envoyé de Gênes, ce minis- tre, instruit du talent de son convive, avoit invité Mademoiselle Gaussin et Mademoiselle Dumesnil. D'Alembert imita successivement, et avec une vérité frappante, le ton, la voix, les gestes de Sarrazin, de Quinaut -Dufresne, de Poisson, etc. Et comme ils étoient absens, il fit sortir les plus petits défauts qui se trouvoient dans leur débit. Mademoiselle Gaussin desira se voir imiter. D'Alembert s'en défendit quelque temps, par la raison qu'elle étoit trop accomplie; enfin il céda. L'illusion fut complete, mais très-flateuse pour Mademoiselle Gaussin: car plus l'imitation étoit parfaite, plus elle eut de quoi être contente d'elle-même. On sent bien que Mademoiselle Dumesnil voulut avoir son tour. Elle prit une attitude imposante, mais qui n'en imposa point à l'imitateur. Il commence, on est attentif; à peine avoit-il dit sept à huit vers, que Mademoiselle Dumesnil s'élance de son siège, en criant: «Ah voilà mon bras gauche, mon maudit bras gauche! Il y a dix ans que je travaille à en corriger la roideur, et je n'ai pu encore y parvenir. Oh! Monsieur, je vois bien que rien ne vous échappe. Je vous promets de faire de nouveaux efforts pour en venir à bout. Mais aussi vous ne peuvez me refuser de me donner vos conseils. Vous avez trop de tact pour n'être pas un excellent maître de déclamations?». Nous tenons cette anecdote d'un ami de d'Alembert.