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- L e t t r e D é d i c a t o i r e
à Monseigneur le Chancelier
- Sur le sujet de la machine nouvellement inventée
par le sieur B. P. pour faire toutes sortes
d'opérations d'arithmétique par un mouvement
réglé sans plume ni jetons
Avec
Un avis nécessaire à ceux qui auront curiosité
de voir ladite machine et s'en servir.
1645
- À Monseigneur le Chancelier
- MONSEIGNEUR,
Si le public reçoit quelque utilité de l'invention que j'ai trouvée pour faire toutes sortes de règles d'arithmétique par une manière aussi nouvelle que commode, il en aura plus d'obligation à Votre Grandeur qu'à mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l'avoir conçue, et qu'elle doit absolument sa naissance à l'honneur de vos commandements.
Les longueurs et les difficultés des moyens ordinaires dont on se sert m'ayant fait penser à quelque secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs où j'ai été occupé depuis quelques années en plusieurs affaires qui dépendent des emplois dont il vous a plu honorer mon père pour le service de sa Majesté en la haute Normandie, j'employai à cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premières études m'ont fait acquérir dans les mathématiques; et après une profonde méditation, je reconnus que ce secours n'était pas impossible à trouver.
Les lumières de la géométrie, de la physique et de la mécanique m'en fournirent le dessein, et m'assurèrent que l'usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l'instrument dont j'avais imaginé le modèle.
Mais ce fut en ce point que je rencontrai des obstacles aussi grands que ceux que je voulais éviter, et auxquels je cherchais un remède.
N'ayant pas l'industrie de manier le métal et le marteau comme la plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondé, je me vis réduit à quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues, sans aucun bon succès.
Mais, MONSEIGNEUR, Votre Grandeur ayant soutenu mon courage, qui se laissait aller, et m'ayant fait la grâce de parler du simple crayon que mes amis vous avaient présenté en des termes qui me le firent voir tout autre qu'il ne m'avait paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos louanges me donnèrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre exercice, je ne songeai plus qu'à la construction de cette machine, que j'ai osé, MONSEIGNEUR, vous présenter, après l'avoir mise en état de faire, avec elle seule et sans aucun travail d'esprit, les opérations de toutes les parties de l'arithmétique, selon que je me l'étais proposé.
C'est donc à vous, MONSEIGNEUR, que je devais ce petit essai, puisque c'est vous qui me l'avez fait faire; et c'est de vous aussi que j'en attends une glorieuse protection.
Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de censeurs que d'approbateurs: on blâme ceux qui les ont trouvées, parce qu'on n'en a pas une parfaite intelligence; et, par un injuste préjugé, la difficulté que l'on s'imagine aux choses extraordinaires, fait qu'au lieu de les considérer pour les estimer, on les accuse d'impossibilité, afin de les rejeter ensuite comme impertinentes.
D'ailleurs, MONSEIGNEUR, je m'attends bien que parmi tant de doctes qui ont pénétré jusque dans les derniers secrets des mathématiques, il pourra s'en trouver qui d'abord estimeront mon action téméraire, vu qu'en la jeunesse où je suis, et avec si peu de force, j'ai osé tenter une route nouvelle dans un champ tout hérissé d'épines, et sans avoir de guide pour m'y frayer le chemin.
Mais je veux bien qu'ils m'accusent, et même qu'ils me condamnent, s'ils peuvent justifier que je n'ai pas tenu exactement ce que j'avais promis; et je ne leur demande que la faveur d'examiner ce que j'ai fait, et non pas celle de l'approuver sans le connaître.
Aussi, MONSEIGNEUR, je puis dire à Votre Grandeur que j'ai déjà la satisfaction de voir mon petit ouvrage, non seulement autorisé de l'approbation de quelques-uns des principaux en cette véritable science, qui, par une préférence toute particulière, a l'avantage de ne rien enseigner qu'elle ne démontre, mais encore honoré de leur estime et de leur recommandation; et que même celui d'entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et recueillent les productions, ne l'a pas jugée indigne de se donner la peine, au milieu de ses grandes occupations, d'en enseigner et la disposition et l'usage à ceux qui auront quelque désir de s'en servir.
Ce sont là, véritablement, MONSEIGNEUR, de grandes récompenses du temps que j'ai employé, et de la dépense que j'ai faite pour mettre la chose en l'état où je vous l'ai présentée.
Mais permettez-moi de flatter ma vanité jusqu'au point de dire qu'elles ne me satisferaient pas entièrement, si je n'en avais reçu une beaucoup plus importante et plus délicieuse de Votre Grandeur.
En effet, MONSEIGNEUR, quand je me représente que cette même bouche, qui prononce tous les jours des oracles sur le trône de la Justice, a daigné donner des éloges au coup d'essai d'un homme de vingt ans, que vous l'avez jugé digne d'être plus d'une fois le sujet de votre entretien, et de le voir dans votre cabinet parmi tant d'autres choses rares et précieuses dont il est rempli, je suis comblé de gloire, et je ne trouve point de paroles pour faire paraître ma reconnaissance à Votre Grandeur, et ma joie à tout le monde.
Dans cette impuissance, où l'excès de votre bonté m'a mis, je me contenterai de la révérer par mon silence; et toute la famille dont je porte le nom étant intéressée aussi bien que moi par ce bienfait et par plusieurs autres à faire tous les jours des voeux pour votre prospérité, nous les ferons du coeur, et si ardents et si continuels, que personne ne se pourra vanter d'être plus attachés que nous à votre service, ni de porter plus véritablement que moi la qualité, MONSEIGNEUR, de votre très humble et très obéissant serviteur.
B. PASCAL.
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