BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Marie de Gournay

1565 -1645

 

Preface sur les Essais de

Michel, seigneur de Montaigne

 

1635

 

Texte:

L'ombre de Molière. Comédie.

à Paris, chez Claude Barbin,

sur le second Perron de la S. Chapelle.

MDCLXXIV. (Source: Gallica/BNF)

Version digitale: Marc Szwajcer

 

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A MONSEIGNEUR

l'eminentissime cardinal,

DUC DE RICHELIEU.

 

 

Monseigneur,

 

NE vous pouvant donner les Essais, parce qu'ils ne sont pas à moy, et cognoissant neantmoins, que tout ce qu'il y a d'illustre en nostre siecle, passe par vos mains, ou vous doit hommage; i'ay creu que le nom de vostre Eminence debvoit orner le frontispice de ce Livre. Il est vray, Monseigneur, qu'il vous rend icy, par mon entremise, un hommage fort irregulier; car ne pouvant le vous donner, ie vous ose donner à luy: c'est à dire, que preste de tomber dans le sepulchre, ie vous consigne cet orphelin qui m'estoit commis, afin qu'il vous plaise desormais de luy tenir lieu de Tuteur et de Protecteur. I'espere que le seul respect de vostre authorité luy rendra cet office: et que comme les mousches ne pouvaient entrer dans le Temple d'Hercule, dont vous estes emulateur: ainsi les mains impures, qui depuis longtemps avoient diffamé ce mesme Livre, par tant de malheureuses éditions, n'oseront plus commettre le sacrilege d'en approcher, quand elles le verront en vostre protection par celle cy, que vostre liberalité m'a aidee à mettre au iour. Combien seray ie fiere en l'autre Monde, d'avoir esté assez hardie en quittant cestuy cy, pour nommer un tel Executeur de mon testament que le Grand Cardinal de Richelieu! et de voir de la haut, qu'on se souvienne icy bas; que i'ay sceu discerner, a quelle excellence et hautesse d'ame, ie debvois assigner la protection du plus excellent et plus haut present que les Muses ayent faict aux hommes, depuis les siecles triomphans des Grecs et des Romains! Vous, Monseigneur, Autheur de tant d'Ouvrages immortels de diverse sorte, qu'il semble que vous ayez entrepris d'enrichir et d'amplifier l'Empire de l'Immortalité, ne l'obligez vous pas à vous offrir par nos vœux, pour une espece de recompense, les plus nobles des biens qu'elle tient d'ailleurs, comme ce Livre: ouy mesmes à les reputer d'autant plus seurement immortels, qu'en les vous offrant, elle croid les appuyer aucunement sur le Destin de vostre Eminence: De laquelle ie demeureray sans fin,

 

Monseigneur,

Tres humble et tres obeïssante servante,

Gournay,

A Paris, le 12 juin 1635.

 

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PRÉFACE

SUR LES

ESSAIS DE MICHEL,

SEIGNEUR

DE MONTAIGNE.

 

Par sa fille d'alliance.

 

SI vous demandez au vulgaire quel est Cesar, il vous respondra que c'est un excellent capitaine: si vous le luy monstrez luymesme sans nom, voire en guerre, à l'exercice de ces grandes qualitez par lesquelles il estoit tel: sa prudence, labeur, vigilance, prevoyance, precaution, perseverance, ordre, art de mesnager le temps, et de se faire aymer et craindre, sa resolution, sa vigueur à ne rien relascher, et ses admirables conseils sur les nouvelles et promptes occurrences: plus, ces contrarietez d'action en temps et lieu: craindre, oser, reculer, courre sus, prodiguer, resserrer, et mesmes ravir où besoin est: cruauté, clemence, simulation, franchise. Si, dis ie, aprez luy avoir faict contempler toutes ces qualitez et ces actions, ouy mesmes en guerre, comme il est dit, mais hors l'apparat de chef et hors la victoire, vous luy demandez quel homme c'est là; certes il le vous donnera, s'il vient à poinct, pour un des fuyars de la bataille de Pharsale: parce qu'il ne sçait si c'est par telles parties qu'on se rend grand capitaine: et que pour iuger sur elles purement, d'un qui le soit ou puisse estre, il le faut estre soy mesme, ou capable de le devenir par instruction. Enquerez semblablement ce mesme vulgaire, ce qu'il luy semble de Platon, il vous rebattra l'oreille des louanges d'un celeste philosophe: mais si vous laissez tomber en ses mains le Sympose ou l'Apologie desnuez de ce haut nom de leur pere, il en fera des farces: et s'il entre en la boutique d'Apelles, il emportera bien son tableau, mais il n'achetera que le nom du peintre. Ces considerations m'ont tousiours mise en doute de la valeur des esprits, que le credit populaire suivoit de son mouvement, et sans authorité precedente des belles ames: authorité certes encore, meurie par divers âges: i'entends, passee en usage fixe, qui est l'unique estoile du pole, qui peut droictement guider les approbations populaires. Car le peuple n'a garde de cognoistre par luy mesme la valeur des esprits, manquant d'esprit: ny de mettre à prix, ou de suivre sainement en cela, une approbation ou authorité, pour equitable qu'elle soit, qui pour estre nouvelle, reste debattue: puis qu'il ne sçauroit par ce mesme deffaut d'esprit, cognoistre le poids des tenans et des assaillans en ce debat. Celuy qui gaigne multitude d'admirateurs parmy la commune, et de son iugement propre, ne peut pas estre grand: puis que pour avoir beaucoup de bons iuges, il faut avoir beaucoup de semblables: outre qu'il est vray, que la fortune et la vertu favorisent rarement un mesme suiet. Le peuple est une foule d'aveugles; quiconque se vante de son approbation, se vante de paroistre honneste homme à qui ne le voit pas: adioustons, que c'est une espece d'iniure, d'estre loué de ceux que vous ne voudriez pas ressembler. Qu'est ce que le dire de la presse? (si ceste question n'est desia trop vuidee par les anciens) ce que nulle ame sage ne voudroit ny dire ny croire: qu'est ce que la raison? le contrepoil de son opinion: et ie trouve la reigle de bien vivre aussi certaine, à fuir l'exemple et le sens du siecle,qu'à suivre la philosophie ou la theologie. Il ne faut entrer chez le peuple spirituellement ou corporellement, que pour avoir le plaisir d'en sortir: or peuple et vulgaire s'estend iusques là, qu'il est en un estat, sur tout en nostre saison, moins de personnes entierement non vulgaires, que de princes, pour rares que les princes y soient. Ie lairray toutesfois à Seneque, touchant, ce me semble, ceste corde de la neantise populaire, la charge de dire le reste mieux que moy. Xerxes contemplant ses dixsept cens mille hommes, s'escria de douleur, sur ce que dans cent ans il n'en resteroit un seul en vie. Il nous faudroit tous les iours faire un cry bien divers, sur pareil nombre; de ce qu'il ne s'y trouveroit pas à l'adventure un sage, ny qui pis est un iuste. Tu devines desia, lecteur, que ie veux rechercher les causes du froid recueil, que nostre vulgaire fit d'abord aux Essais: mais trouvees, ou non, laissons là ses opinions, qui ne nous doivent peut estre pas engendrer plus de soucy, hors les suiets ausquels elles blessent nostre fortune, qu'elles engendrent d'honneur à leur maistre. Le proverbe est tresvray; que s'il faut souhaiter de la louange, c'est de ceux qui sont louables. Certes ie rends à ce propos un sacrifice au bon-heur, qu'une si fameuse et digne main que celle de Iustus Lipsius, ait ouvert par escrit public, les portes de la louange aux Essais: et en ce que la fortune l'a choisi pour en parler le premier de ceste part, elle a ce semble voulu luy defferer une prerogative de suffisance en son siecle, et nous advertir tous de l'escouter comme nostre maistre. L'admiration dont ils me transsirent, lors qu'ils me furent fortuitement mis en main au sortir de l'enfance, m'alloit faire reputer visionnaire: si quelqu'un pour me ramparer contre un tel reproche, ne m'eut descouvert l'eloge tressage, que ce Flamand en avoit rendu depuis quelques annees à leur autheur mon pere. Lecteur, ayant à desirer de t'estre agreable, ie me pare du beau titre de ceste alliance, puisque ie n'ay point d'autre ornement: et n'ay pas tort de ne vouloir appeller que du nom paternel, celuy duquel tout ce que ie puis avoir de bon en l'ame est issu. L'autre qui me mit au monde, et que mon desastre m'arracha dez l'enfance, tresbon pere, orné de vertus, et habile homme, auroit moins de ialousie de se voir un second, qu'il n'auroit de gloire de s'en voir un tel.

Le don du iugement est la chose du monde que les hommes possedent de plus diverse mesure: le plus digne et avare present que Dieu leur face: leur perfection: tous biens, ouy les essentiels, leur sont inutiles, si cestuy là ne les mesnage: et la vertu mesme tient sa forme de luy. Le seul iugement esleve les humains sur les bestes, Socrates sur eux, les anges sur Socrates: et le seul iugement nous met en droite possession de Dieu: cela s'appelle l'ignorer et l'adorer en la foy. Pythagoras disoit aussi, que la cognoissance de Dieu ne pouvoit estre autre en nous, que l'extreme effort de nostre imaginative vers la perfection. Or vous plaist il avoir l'esbat de voir eschauder plaisamment les froids estimateurs des Essais? mettez leur iugement sur le troittoir à l'examen des livres anciens. Ie ne dis pas pour leur demander, si Plutarque et Seneque sont de grands autheurs, car la reputation les dresse en ce poinct là; mais pour sçavoir de quelle part ils le sont plus: si c'est en la faculté de iuger, si c'est en celle d'inventer et de produire, et comme eux qui devisent de ces facultez les entendent ou comprennent: qui frape plus ferme que son compagnon en tel et tel endroit: quelle a deu selon leur matiere estre leur conduite et leur fin en escrivant: quelle des fins d'escrire est la meilleure en general: quelles de leurs pieces ils pourroient perdre avec moins d'interest: quelles ils devroient conserver avant toutes, et pourquoy. Faites leur apres esplucher une comparaison de l'utilité de la doctrine de ces deux ou de leurs semblables, contre celle des autres escrivains: et finalement trier en raisonnant sur les causes, ceux de ceste plantureuse bande des Muses et de Minerve, qu'ils aymeroient mieux ressembler et dissembler. Quiconque sçaura pertinemment respondre de tout cela, ie luy donne loy de gouverner, sceller et canceler ma creance sur nostre livre.

Pour venir aux reproches que ces personnes font aux Essais, ie ne les daignerois rabbatre, à dessein de les mettre en grace avec elles, malades non curables par les mains de la raison: toutesfois i'en veux dire un mot en consideration de quelques esprits, qui meritent bien qu'on employe un advertissement, afin de les garder de chopper apres les choppeurs: si desormais le credit qu'un ouvrage de telle excellence s'est acquis aupres de toutes les belles ames, par la force de la verité, ne nous releve de ce besoin: et sans doute la guerre qu'il a soufferte entre les cerveaux foibles, et la faveur qu'il a nettement gaignee entre les forts, ont esté aussi necessaires appendances de son merite l'une que l'autre. Premierement on l'accuse de quelque usurpation du latin, de la fabrique de nouveaux mots, et d'employer quelques phrases nonchalantes ou gasconnes. Ie responds, que ie leur donne gaigné, s'ils peuvent dire, pere ny mere, frere, sœur, boire, manger, dormir, veiller, aller, voir, sentir, ouyr et toucher, ny tout le reste en somme des plus communs vocables qui tombent en nostre usage, sans parler latin. Ouy, mais le besoin d'exprimer nos conceptions, dit quelqu'un d'eux, nous a contraints à l'emprunt de ceux cy. Ma replique est, que le besoin de mon pere tout de mesmes, l'a contraint de porter en ceux là ses emprunts outre les tiens, pour exprimer ses conceptions, qui sont outre les tiennes. Ie sçay bien qu'on a tourne les plus nobles conceptions, et les plus excellens livres en nostre langue, où les traducteurs se sont par fois rendus plus superstitieux d'innover et puiser aux sources estrangeres: mais on doit considerer que les Essais resserrent en une ligne, ce que ces traducteurs osent alonger en quatre: ioinct que nous ne sommes peut estre pas assez sçavans, ny moy, ny ceux qui devisent ainsi, pour sentir si ces traductions sont par tout aussi vigoureuses que leur texte. I'ayme à dire gladiateur, i'ayme à dire, escrimeur à outrance, aussi fait ce livre: cependant qui m'astreindroit à quitter l'un des deux, ie retiendrois gladiateur: et si sçay quel bruit on en menera: par tout en chose semblable, ie ferois de mesme. I'entends bien, qu'il faut user de bride aux innovations et aux emprunts: mais n'est ce pas une grande sottise de dire, que si l'on n'en deffend que l'abus, et qu'on recognoisse qu'avec la bride et la prudence il soit loisible de les employer, on deffende aux Essais de l'oser entreprendre comme incapables, le roman de la Rose eu ayant esté iugé capable autrefois? veu mesmes que le langage de son siecle, n'estoit pressé non plus que le nostre, sinon de la seule necessité d'amendement: et qu'avant ce vieil livre, on ne laissoit pas de parler et de se faire entendre autant qu'on vouloit. Horace vrayement ne s'en tairoit pas.

 

Ce que Rome a souffert de Plaute et de Caecile,

Le peut elle interdire à Varie ou Virgile?

Ne doy-je orner la langue, enflant mes vers hardis,

Puis qu'Ennie et Caton l'osoient orner jadis?

Ils semerent de fleurs le poëme et la prose,

Prestans de nouveaux noms à mainte et mainte chose,

Et tousiours à bon droict les chemins sont ouvers,

A forger par les temps phrases et mots divers.

 

A qui la force d'esprit manque, comme à ceux du temps de ce roman; les vocables suffisants à s'exprimer, ne manquent iamais: et suis en doute au contraire, qu'en ceste large et profonde uberté de la langue grecque, ils ne se trouvassent encore souvent manques et taris chez Socrates et chez Aristote et Platon. On ne peut representer que les imaginations communes, par les mots communs: quiconque a des conceptions ou pensees extraordinaires, doit chercher des termes inusitez à s'exprimer. N'ont ils pas aussi raison ie vous prie? qui pour huict ou dix mots qui leur sembleront estrangers ou hardis, ou pour trois manieres de parler gasconnes, et vingt bisarres ou nonchalantes et dereiglees s'ils veulent, qu'ils espieront en ceste piece si transcendante par tout, et mesmement au langage: n'y trouveront à parler que pour mesdire? Est il deffendu d'appliquer quelques lustres sur un beau visage, pour en relever la blancheur? Quand ie deffends mon pere des charges du dialecte, ie me mocque. Pardonnerions nous à ces correcteurs, s'ils avoient forgé cent dictions à leur poste, pourveu que chacune d'elles en signifiast deux ou trois ordinaires: et dictions qui perçassent une matiere iusques à la mouelle, tandis que les autres la frayent ou frappent simplement? S'ils nous representoient mille nouvelles phrases tresdelicates, vives, basties et inventees d'une forme inimitable, qui disent en demy ligne, le suiet, le succez et la louange de quelque chose? mille metaphores esgallement admirables et inouyes, mille trespropres applications de mots enforcez et approfondis à divers et nouveaux sens? (car voilà l'innovation qu'ils nous repriment, et qu'ils creignent que les Essais facent passer en exemple) et tout cela dis ie, sans qu'un lecteur y peust rien accuser que nouveauté, mais bien françoise? Or à mesure que iardiner et provigner à propos une langue, est une plus belle entreprise, à mesure est elle permettable à moins de gens, ainsi que remarque mon pere. C'est à quelques ieunes discoureurs du siecle, qu'il faudroit donner de l'argent pour ne s'en mesler plus, soit pour edifier ou demolir: comme à ce mauvais flusteur antique, qui prenoit simple loyer pour sonner, et double pour se taire. Ayant traicté du langage aillieurs, i'y renvoye le lecteur: et la seule necessité de l'occasion presente est cause que ie range icy ce dernier passage. Pour descrire le langage des Essais, il le faut transcrire: il n'ennuye iamais le lecteur que quand il cesse, et tout y est parfait, s'il n'avoit point de fin. Un si glorieux langage, devroit estre par edict, assigné particulierement à proclamer les grandes victoires, absoudre l'innocence, faire sonner le commandement des loix, planter la religion aux cœurs des hommes, et à louer Dieu. C'est en verité l'un des principaux clous, qui fixeront la volubilité de nostre vulgaire françois, continue iusques icy: son credit qui s'eslevera chaque iour, empeschant que de temps en temps on ne trouve suranné ce que nous disons auiourd'huy, parce qu'il perseverera de le dire: et le faisant iuger bon, d'autant qu'il sera sien.

On proscrit apres non seulement pour impudique et dangereuse, mais pour ie ne sçay quoy de nefas, usons de ce terme, sa liberte d'anatomiser l'amour: surquoy ie n'oserois respondre un seul mot, ny consequemment sur plusieurs autres articles touchez en cette preface, apres les belles responses que luy mesme y faict: n'estoit que nos hommes qui iugent toutes choses par opinion, gousteront à l'adventure mieux sa deffence d'une autre main, bien que pire, qu'ils ne feront de la sienne propre. Cela s'appellera prester ma foiblesse, à servir de lustre à sa force: mais c'est tout un, ie luy doibs assez pour subir cet inconvenient. Est il donc raisonnable de condamner la theorique de l'amour pour coulpable et diffamable, establissant sa pratique pour honneste, legitime et sacramentale par le mariage? Consentons neantmoins, s'il plaist à ces gens, qu'elle soit coulpable et diffamable; il reste à nier qu'elle soit impudique, pour celuy qui la traicte, ny pour son lecteur: specialement traictee par un personnage, qui demeslant cette fusee, comme correcteur et scrutateur perpetuel des actions et des passions humaines, presche soigneusement la modestie et la bienseance exemplaire aux dames, et les dissuade de faire l'amour, ainsi que l'autheur dont il est question. Car outre que ce livre prouve fort bien le maquerelage, que l'art de la ceremonie et ses exceptions prestent à Venus; quels suffragans de chasteté sont ceux cy ie vous prie, qui vont encherissant si haut la force et la grace des effects de Cupidon, que de faire accroire à la ieunesse, qu'on n'en sçauroit pas simplement ouïr deviser sans peril et sans transport? s'ils le disent à des femmes, n'ont elles pas raison de mettre leur abstinence en garde contre un prescheur qui soustient, que c'est chose impossible, d'ouïr seulement parler de la table sans rompre sou ieusne? Ie diray donc, qu'à peine S. Paul eust il refusé la langue ou l'oreille au besoin, sur l'examen de l'amour, puis qu'il fonde sa vertu à sentir et supporter les aiguillons mesmes de cette passion en son corps: nam virtus in infirmitate perficitur. Et quoy, Socrates, qui se levoit continent d'aupres ce bel et brillant suiet, dont la Grece, à ce qu'on disoit,, n'eust sçeu porter deux; faisoit il alors moins acte de chasteté, d'autant qu'il avoit ouy, veu, dit et touché, que ne faisoit Timon, se pourmenant seul tandis en un desert? Livia, selon l'opinion des sages, parloit en imperatrice et capable dame, telle qu'on l'a recogneue, soutenant, qu'aux yeux d'une femme chaste, un homme nud n'estoit non plus qu'une image. Que si quelqu'un croid neantmoins que cela veuille dire, qu'elle leur eust conseillé d'aller voir un tel spectacle expres, ou de se lever plus matin, pour lire toutes les folies des poëtes grecs et latins, il declare assez sa beveue. Cette princesse iugeoit sans doute, qu'il faut que le monde bannisse du tout l'amour et sa mere au loin: on que s'il les reserve chez luy, c'est une bastelerie à quiconque ce soit de faire le pudique, pour sequestrer des yeux, de la langue et des oreilles, les images et les discours de la cabale, de ce Dieu. Outre que les hommes et les femmes pour qui l'amour est banny, i'entends qui n'ont aucune part reelle ou presente en luy; sont forcez d'advouer, qu'ils y ont part presumptive, ou du moins acceptable, par le mariage: raison qui les doit divertir de reffuser au besoin l'œil, la langue ou l'oreille, à telles appendances de ce mesme Dieu, cela s'appelle telles images, et tels discours. Ie n'approuve pas pourtant les licences de ces poëtes là, non plus que l'allegation que mon pere en faict par foy, ny mesmes quelque emancipation de son creu; tant pource qu'elles repugnent à mon goust, que d'autant que ie suis tousiours d'advis que chacun contienne autant qu'il peut ses faicts et ses parolles sous le ioug des formes et ceremonies communes: mais i'accuse encores plus que telles erreurs, ceux qui les accusent outre leur mesure. La plus legitime consideration que les dames puissent apporter au refus et fuyte d'escouter ces choses, c'est de craindre qu'on ne les tente par leur moyen. Mais outre qu'au contraire, ainsi que i'ay dit, la ceremonie est ministre de Venus, soit par son intention originaire, soit par accident; ces dames doivent avoir grand' honte de ne se sentir de bon or que iusques à la coupelle, et continentes, que parce qu'elles ne rencontrent rien qui heurte la continence. L'assaut est le labeur du combattant, mais il est aussi pere de sa victoire et de son triomphe: et toute vertu desire l'espreuve, comme tenant son essence mesme du contraste. Si n'entends ie pas pourtant, que la chasteté deust desirer ou souffrir l'assaut, en plus amples termes, que ceux dont il est question: c'est à dire vagues, generaux, et hors tout interest et dessein particulier qui peust estre aposté pour la surprendre. Ce ne sont pas donc les discours francs et speculatifs sur l'amour, qui sont dangereux; ce sont les mols et delicats, les recits artistes et chatouilleux des passions amoureuses, et de leurs effects, qui se voyent aux romans, aux poëtes, et en telles especes d'escrivains: dangereux dis ie tousiours, mais qui le seroient beaucoup moins, sans l'encherissement et le haut prix où les loix de la ceremonie et leurs exceptions, ont eslevé Cupidon et Venus. Toutesfois certes i'ay grand peur, que le genre humain ne puisse sçavoir plus dangereusement quel animal est l'amour, que quand personne ne le luy dit. Ie crains en somme, que si lon conioinct en un la ieunesse, l'inclination naturelle, les delices, une gentillesse natale avec une nourriture polie, animees d'abondant par l'art et le succez des ceremonies alleguees; on ne loge Cupidon à tel degré parmy ceux où toutes ces choses se trouveroient ensemble, que pour beau que ces romans et poëtes, et le grand Platon mesme le peussent descrire, il ne reste profondement inferieur à l'image que des gens de cette dangereuse trempe luy supposent: en un mot, la plus friande peinture de l'amour qu'on leur puisse tracer, ternit en leur imagination l'idee qu'ils conçoivent de luy naturellement.

Pour quelque legere obscurité qu'on reprend apres en nos Essais, ie diray, que la matiere n'estant pas aussi bien pour les novices, il leur a deu suffire d'accommoder le style à la portee des profez seulement: on ne peut traicter les grandes choses, selon l'intelligence des petites et basses ames: car la comprehension des hommes ne va guere outre leur invention. Ce n'est pas icy le rudiment des apprentifs, c'est l'Alcoran des maistres: œuvre non à gouster par une attention superficielle, mais à digerer et chilifier, avec une application profonde: et de plus, par un tresbon estomac: encores est ce davantage, un des derniers bons livres qu'on doibt prendre: comme il est le dernier qu'on doibt quitter. Qu'est ce, diray ie à ce propos, que Plutarque trouveroit plus à dire au bonheur de son siecle, que le manquement de la naissance de ce livre? et que feroit plus volontiers Xenophon, s'il retournoit, que de l'estudier avec nous? Il se peut enfin nommer la quintescence de la vraye philosophie, le throsne iudicial de la raison, l'hellebore de la folie, le hors de page des esprits et la resurrection de la verité morale et humaine; c'est à dire la plus utile et seule accessible: ie laisse tousiours à part celle que Dieu nous communique par le don de l'Evangile, et de sa grace paternelle.

Ie voy qu'on le gallope en suitte du reproche de foiblesse, sur le peu d'obligation qu'on pretend qu'il s'est donné, de traitter les matieres au long. Surquoy considerant s'ils avoient raison, ie n'ay sçeu trouver aux opuscules de Plutarque, guere ou point du tout de suiects traictez à pleine voile, outre le nombre qui s'en void aux Essais: Comme de l'amitié, sur laquelle il a rencontré ce que les autres semblent avoir seulement cherché iusques icy: de la neantise et vanité de l'homme en l'apologie de Sebon, piece si pleine en son espece, que le souhait n'y peut qu'adiouster: de la vertu: de l'art de conferer: le discours qu'il manie sur des vers de Virgile: contre la medecine: de l'institution des enfans: du pedantisme: de la Solitude: Que le goust des biens et des maux depend en partie de l'opinion que nous en avons: du repentir: de la diversion: de l'experience: de l'exercitation: sur la simplicité des discours de Socrates au traicté de la physionomie: le poinct des fins de l'homme qu'il agite si plainement en divers lieux: comme aussi celuy de l'erreur des opinions vulgaires, accompagné de leur correction: sa peincture: le tresdifficile examen du poids et merite de tant de diverses actions des hommes, et l'anatomie parfaicte de leurs passions et mouvemens interieurs: sur lesquelles actions, passions et mouvemens interieurs des hommes, ie ne sçay si iamais autre autheur dict ny considera ce qu'il a dict et consideré. Somme, faisant exception des choses qu'il a traittees amplement, ie les trouve en tel nombre, qu'elles occupent presque la masse complette de l'ouvrage. Mais à bon escient, quand il n'auroit approfondy qu'un de ces articles de la sorte qu'ils le sont, luy pourroit on imputer que sa foiblesse l'empeschast d'en faire autant des autres? ou si bien Hercules n'avoit battu qu'un homme, seroit il peu vaillant, pourveu que celuy là fust Anthee ou Gerion? La cause qui faict sembler que cet autheur comprenne moins de matieres pleines que les autres; c'est que, parce qu'il resserre en un volume toutes les matieres de la philosophie morale, il est force qu'outre les pleines et combles, il en entasse de surcroit, infinies manques ou courtes, plus que ces autres là ne font: lesquelles à l'advis de ces repreneurs, excluent les pleines et combles, ou font qu'elles ne doibvent pas estre considerees: outre la bestise de ces gens, de manquer maintefois de recognoistre la suitte par laquelle il continue et accomplit les matieres afin d'y apporter ce comble, à travers de quelque gaillardise d'intermede où son style est porté. Mais qu'est ce que de traitter les matieres tout du long? il n'est rien, dit il, dont il voye le tout: et moins le voyent ceux qui luy promettent de l'escrire. Quiconque n'espuise un thesme sans laisser que dire apres soy, ne le traicte pas tout du long: toutesfois ie ne voy point que Platon escrivant le Lysis, ait soubstrait le moyen à son disciple Aristote, à Ciceron, à Plutarque, à Lucien, et fraischement aux Essais, de nous entretenir de l'amitié: ny que luy mesme par sa republique, pour entiere et plantureuse que nos accusateurs la recognoissent, ait empesché de composer cent autres republiques: ainsi du reste. Voila doneques, que manier à leur mode un poinct tout entier, ce n'est autre chose, que le laisser à manier tout entier encores comme une source inepuisable, à cent autres escrivains qui viendront apres. Que si corrigeans leur plaidoyer, ils disent; qu'on le doibt au moins manier amplement: ie leur consens que cette amplitude soit quelque chose; mais non pas de tel poids, qu'elle ne se puisse trouver en un ouvrage indigne de recommandation: tant s'en faut que son manquement, accordé qu'il fust en nostre livre, peust flestrir par coherence, la transcendante sagesse de ses conceptions. Ie leur demande s'ils n'aymeroient pas autant avoir escrit ce seul mot d'Aristote: Que l'amitié est une ame en deux corps, que tout le Toxaris, bien que ce soit un bon escrit, voire le Lælius peut estre, qui vaut encores plus? Enquerez Platon, s'il n'ayme au Sympose l'oraison d'Agathon, que parce que celle d'Aristophanes l'accompagne, estendant l'œuvre: mais advisez que devient Platon en ses plus amples et longs ouvrages mesmes, si c'est le plus, et non le mieux dire, qu'on cherche? Or si c'est le poids des conceptions qui faict valoir un ouvrage, autant le faict il en celles de divers obiects ramassez ensemble, que d'un seul, ouy plus à mon advis: de ce qu'outre que l'on void par cette diversité, que l'esprit qui parle est plus universel, il paroist aussi qu'il est plus grand: puis qu'il a pu frapper de bons coups, si bons coups y a, sans se donner l'advantage de s'ouvrir si à plein qu'il feroit, s'il prenoit loisir de s'acharner sur une matiere: en laquelle d'abondant un traict enfante l'autre, lors qu'on vient à la filer de longue, relayant et secondant l'ouvrier. Celuy qui prend six feuilles de papier pour escrire un traicté de la medecine, ie ne me soucie guere s'il n'en occupe que deux sur ce texte, pourveu qu'il me rehausse les quatre autres feuilles, de quelque aussi riche couleur: qui perd morceau pour morceau, ne perd rien. Et me rapporte bien au lecteur, sçavoir, si la couleur dont les Essais luy rehaussent les chapitres des boiteux, des coches, de la physiognomie, de la vanite, sans aller plus loin, se doibt contenter d'estre simplement appellee aussi riche, que celle qu'on luy promettoit par le tiltre. Puis qu'estans hommes, on ne nous peut faire voir une chose pleinement et parfaictement; il faut que les autheurs s'efforcent à mettre ordre que nous les voyions toutes ou plusieurs, le moins imparfaictement qu'il se puisse. Ainsi quand mes parties auroyent prouvé, que ce livre ne traite rien amplement, qu'ils choisissent à leur poste autant de suiets qu'il en comprend, pour nous donner sur chacun à son exemple, un des meilleurs mots qui s'y puissent dire: et lors i'ay recouvre maistre en eux, avec pareille ioye qu'un autre le trouva iadis en Socrate: quand apres l'avoir ouy harenguer, il quitta ses disciples, affin d'estre disciple luy mesme. Il n'est point de discours ny trop longs ny trop briefs, ny divagans induement, pour toucher une de leurs autres censures, si lon ne perd temps à les lire.

Davantage, ie viens de rencontrer deux ou trois nouvelles obiections contre mon pere en Baudius, autheur que ie respecte ailleurs, et par son esprit, et par obligation, m'ayant du fond de la Hollande honoré de ses eloges. Il le dement, de publier pour foible sa memoire, qui paroist vigoureuse, à son advis, par les authoritez, les allegations, et les exemples des Essais. Il se trompe: car mon mesme pere escrivant sans aucune provision de ces choses, et lisant aux intervalles de sa composition, les descouvroit de hazard çà et là dans les livres: et puis assortissoit chaque piece en sa place. Baudius l'argue aussi de vanité, de ce qu'il escrit, que ce deffaut de memoire le portoit à ne pouvoir retenir le nom de ses gens, que par celuy de leur nation: semblant à cet autheur, que cela doit presupposer un nombre infiny de domestiques. Quelle conclusion nostredame? veu que le nostre ne parle nullement qu'ils fussent en quantité: et veu qu'il ne peut non plus esperer, de faire par ce recit imaginer le nombre grand: puis que s'il eust esté tel, il estoit aussi facile d'en oublier les nations, ou les provinces, que les noms propres. Cet obiect est assez rabbattu par un seul mot: c'est qu'en tout son livre, il ne s'attribue pas seulement secretaire ny maistre d'hostel, et n'appelle pas gouvernante, la femme dont il parle, qui servoit l'enfance de sa fille: l'un et l'autre de ces titres neantmoins, estans en nostre siecle si communs parmy les domestiques des maisons mediocrement qualifiees, et moindres que la sienne. Qui plus est, Baudius pretend, que bien qu'il triomphe en metaphores, il s'y laisse par fois emporter de licence: à l'exemple, dit il, des grands orateurs. Ie ne voy point ces licences: il en devoit remarquer quelques unes, à faute dequoy son propre silence luy sert de response. Il le querelle apres d'estimer la science indigne de sa noblesse, pource qu'il presche en divers lieux son ignorance. Ceste atteinte est encores autant indirecte: car parmy ses deffauts il est forcé d'advouer cestuy là, puis qu'il est veritable, d'ignorer certaines et plusieurs choses: ayant promis sa peinture complete et iuste. S'il honore la science ou non, au partir de là, nous le pouvons comprendre de ceste parolle qu'il prononce autre part; que ceux qui la desdaignent monstrent assez leur bestise: et dict au chapitre, de l'art de conferer; que le sçavoir en son vray et droict usage, est le plus noble et le plus puissant acquest des hommes. Baudius en toutes ces censures, se devoit souvenir d'un mot de Sertorius, ce me semble, ayant battu son ieune ennemy, qui ne se deffioit et ne s'armoit que d'un costé; qu'un suffisant capitaine doit autant regarder derriere luy, que devant: ce que si Baudius eust faict, il auroit trouvé en un passage le correctif de l'autre, quand le besoin l'eust requis.

Au surplus, ceux qui pretendent calomnier la pieté de nostre autheur, pour avoir si meritoirement inscrit un heretique au roolle des excellens poëtes de ce temps, ou sur quelqu'autre punctille de pareil air; me ietteroient volontiers en soubçon, qu'il essayassent à nous faire croire, qu'ils ont des compagnons en la debauche de la leur. Tout ainsi que iamais homme ne voulut plus de mal aux illegitimes et querelleuses religions, que celuy dont est question; de mesme par consequent, il fust partisan formel de ce qui regardoit le respect de la vraye: et la touche de celle cy, c'estoit pour luy, comme les Essais le publient, et pour moy sa creature, la saincte loy de nos peres, leur tradition et leur authorité. Qui pourroit aussi supporter ces nouveaux titans du siecle, ces escheleurs de ciel; qui pensent arriver à cognoistre Dieu par leurs moyens, et circonscrire luy, ses œuvres et leur creance aux limites de leur perquisition et de leur raison: ne voulans rien recevoir pour vray, s'il ne leur semble vraysemblable? Où toutes choses sont plus immenses et plus incroyables, là sont Dieu et ses faicts plus certainement: Trismegiste à costé de ce propos, appellant la deité, cercle dont le centre est par tout, et la circonference nulle part. Quant à Baudius qui touche aussi cette corde, il nous devoit marquer en quoy consistoient ces passages contre la mesme religion, qu'il dit meriter la liture en nos Essais: où se resoudre à souffrir luy mesme, une liture, de celuy par lequel il accuse en eux ce deffaut. Mais il est bien vray, que ce livre estant ennemy profez des sectes nouvelles, plus Baudius huguenot l'accuse en l'article de la religion, et plus il magnifie son triomphe, et le declare louable en ce poinct là. Sur ce lieu principalement, faut il escouter nostre livre d'aguet: et se garder de broncher en quelque inique interpretation de ses intentions, par sa libre, breve et brusque façon de s'exprimer. M'amuseray ie à particulariser quelques regles, pour se gouverner en ceste lecture: il faut dire en un mot; ne t'en mesle pas, ou sois sage. Aucuns livres ne sont sages, pour ceux qui ne sont point assez sages pour eux: En effet ie n'ay iamais veu personne l'attaquer, soit du costé de la religion ou d'autre, qui n'ait rabattu son atteinte de luy mesme; faisant voir sur le champ, qu'il luy imposoit, ou qu'il ne l'entendoit pas,

 

Pro captu lectoris habent sua fata libelli.

 

Ce que ie ne dis nullement pour Baudius, lequel comme i'ay remarqué, n'a choqué ce lieu que par interest et passion. Ie rends graces à Dieu, que parmy la confusion des creances effrenees qui traversent et tempestent auiourd'hui son eglise, il luy ait pieu de l'estayer d'un si puissant pillier humain. La foy des simples ayant à desirer d'estre fortifiee mondainement contre tels assauts, ainsi qu'elle l'estoit spirituellement par ceste faveur divine, qui luy est acquise avant les siecles; la bonne fortune luy fit un present trespropre à ce besoin, de luy produire une ame de si haute suffisance, qui la verifiast par son approbation. En effect, si la religion catholique à la naissance de ce personnage, eust sceu combien il devoit estre excellent, quelle apprehension eust esté la sienne de l'avoir pour adversaire? Certes il a rendu vraye sa proposition, que des plus habiles et des plus simples ames se faisoient les bien croyans: comme aussi la mienne; que de ces deux extremitez se faisoient les gens de bien. Car ie tiens le party de ceux qui iugent que le vice procede de sottise, et consequemment, que plus on approche de la haute suffisance, plus on s'esloigne de luy: proposition que ie me suis peut estre efforcee de prouver en autre lieu. Quelle teste bien faicte, ne fieroit à Platon sa bource et son secret, ayant seulement leu ses œuvres? Par ceste consideration, ie mesprisay le reproche d'extravagance dont on me chargeoit, alors que i'honorois et cherissois si fort cet esprit sur la simple lecture des Essais; qu'avant l'avoir ny pratique, ny veu, i'estois aussi cordialement sa fille que depuis. Ie me representois, que toute bienvueillance estoit mal fondee, si elle ne l'estoit sur la suffisance et la vertu de son obiet, et que non seulement la suffisance de l'ouvrier paroissoit en ces escrits là, mais y paroissoit en appareil si haut, que le vice ne pouvoit loger chez luy, ny la vertu luy manquer: et que par consequent, nul ne devoit differer à luy departir ceste bienvueillance, iusques à l'entreveue, si ce n'estoit quelqu'un auquel il faschast de confesser, que sa raison eust plus de credit à luy nouer une alliance, que ses yeux: et faschast d'advouer consequemment encores, qu'il peust rien faire de bien s'il les avoit bandez. Pour engendrer l'amour, intelligence corporelle et spirituelle, la presance et la veue sont autant requises que le discours: mais la bienvueillance, ou amitié, comme estant une intelligence toute spirituelle, doit germer spirituellement par le pur discours et la cognoissance: bien qu'elle se puisse enrichir de presance, par la conversation assistee et confortee des offices qui la peuvent suyvre.

Revenons cependant, pour dire, que la plus generalle censure qu'on face sur nostre livre, c'est que son autheur s'y despeint. Quoy le vulgaire le blasme, d'avoir parlé de soy mesme, et ne le loue pas de n'avoir rien faict qu'il n'ait ose dire en public, ny de la plus meritoire verité de toutes, celle qu'on dict de soy plainement et sincerement? Il n'adiouste pas aussi, que ceux qui le rabrouent le plus asprement de nous avoir donné sa peinture, osent encore moins qu'ils ne veulent en faire ainsi de la leur: et que nul ne peut avoir bonne grace à l'accuser de produire sa vie nue aux yeux du monde, sauf celuy là, qui perd de la gloire à s'abstenir d'en faire autant. Il est advis au peuple qu'il seroit bien loisible, d'exposer au iour quelques actions publiques, suivant Cesar et Xenophon, mais non pas les privees. Veritablement outre que ces deux là declarent aussi force menues actions de leur vie, comme de nostre aage, messieurs de Monluc et de la Nouë racontent iusques à leurs songes; le peuple n'entend pas que valent, ny les privees, ny les publiques, ny que le public mesme n'est faict que pour le particulier. Mon pere a pensé ne te pouvoir rien mieux apprendre, que l'usage de toy mesme: et te l'enseigne, tantost par raisons, tantost par espreuve: si sa peinture est vicieuse ou fausse, plains toy de luy: si elle est bonne et vraye, remercie le de n'avoir pas voulu refuser à ta discipline le poinct plus instructif de tous, c'est l'exemple. Tu prends, au reste, singulier plaisir, qu'on te face voir, ou qu'on te face toy mesme un chef d'armees ou d'estat: il faut estre honneste homme avant que d'estre l'un ny l'autre parfaitement; nos Essais te donnent, aux exemples de leur ouvrier, tablature de particuliere efficace pour devenir tel: ouy certes, il est requis de passer par leur escole, pour esveiller tes facultez à la capacité de monter en ces deux grades, quand besoin seroit. Præcepta docent, exempla movent. Il est bien vray, que le commun estime la science de vivre, c'est à dire de se rendre honneste homme et sage, si facile, qu'il croid que c'est chose superflue de l'enseigner: car mesmes, ainsi que Plutarque remarque, il sent bien que les enfans ne sçauroient dancer, ny piquer chevaux, ny trancher à table, ny saluer encore, qui ne le leur apprend: mais quant à l'art de vivre, cet animal à plusieurs testes ne l'y trouva iamais à dire. Il s'abuse fort: il est beaucoup plus aisé de vaincre que de vivre, et plus de triomphans que de sages: dont il arrive, que mon pere imagine bien Socrates en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, il ne peut. Les exemples de ce personnage te semblent ils bons? remercie la fortune qu'ils soient tombez devant tes yeux: te semblent ils mauvais? ne crainds pas aussi que beaucoup de gens soient pour les suivre. Ouy mais, apres tout, on n'a pas accoustumé de se despeindre soy mesme; voilà le grief. N'est ce pas un grand cas, de la tyrannie de la coustume sur le vulgaire? ou n'est elle pas importune en ceste endroit sur tous; de le réduire à ne s'enquerir iamais, de ce qui se doit faire, mais de ce qui se faict? Vulgaire prest à commettre toute vilenie par bien-sceance, si ses voisins continuent un temps de la commettre: renonçant à faire tout bien, voire à soy mesme, si comme leur singe ils ne l'y traisnent par exemple: et prest davantage, à iustifier tous maux que les puissans s'adviseront de luy faire souffrir: pourveu que par la suitte d'une année, ces excez occupent quelque mine d'usage. La coustume luy met elle l'homme en honneur? il n'adore plus les dieux mesmes que, sous sa forme. Au reste, ie ne consens non plus au sous reproche qu'on faict à nostre autheur, de ce qu'il rapporte en ceste sienne peinture, iusques aux moindres particularitez de ses mœurs: et la iuge autant instructive par ces punctilles, que par les traicts plus solemnels: tant à cause que les grands effects, dependent ordinairement des petites actions, que d'autant aussi que la vie mesme n'est qu'une contexture de punctilles et de nigeries. Observez pour une des preuves de ma these, sur quelles matieres le propre conseil des rois, prend de trois fois l'une ses meures deliberations. Les autres escrivains ont eu tort, de ne s'arrester pas à nous instruire en des actions pour petites qu'elles fussent, où plusieurs pouvoient faillir, et que nul ne pouvoit eviter: et n'est aucune chose meslee dans les interests de l'homme, qui soit petite ou legere de poids: elle pese assez si elle touche. II a certainement eu raison d'enseigner comme il se portoit en l'amour, au devis, à la table, et à la garderobe encore: puis que tant de gens se sont perdus, ou fort incommodez, pour ne sçavoir pas se gouverner en ces choses là.

Quelqu'un le lapide d'invectives en particulier, de ce qu'il declare ses erreurs et ses fautes en cette description de soy mesme. Vrayement c'est une chose monstreuse! comme le monde est composé, nul de ses compagnons ne l'estime pire, pour estre defaillant de cette part qu'il le dit estre: ou plustost, chacun d'eux auroit à plaisir qu'on creust qu'il seroit semblable, si mesme il n'en estoit rien; mais ils l'estiment pire de ne s'estre feint autre: et se presument fort honnestes gens et bien exemplaires, parce qu'ils se gardent d'avouer leurs veritez. Heureux les trouvay ie certes, qui pour se rendre vertueux, n'ont qu'à desnier leur vice. Mais quand ses fautes et prevarications seroient plus odieuses, seroit il pourtant blasmable de les confesser? veu mesmes qu'il les confesse, sans impudence, et avec recognoissance d'avoir tort. Dieu reduit toutes ses loix à ce mot: Ayme moy sur toutes choses, et ton prochain comme toy mesme: et nous voyons que de mille outrages que nous faisons à nostre prochain, nous ne luy en ferions pas quatre, si nous n'estions desguisez: par le desguisement font leur coup, les larrons, les empoisonneurs, assassins, livreurs de villes, brigands, tyrans en herbe, faux contracteurs, faux amis, faux iuges, et qui non? En somme, levez le masque d'entre nous, vous en extirpez presque du tout l'offence sur autruy: l'univers est au calme: car les hommes seroient bons par tout, si par tout on les voyoit. Aussi sçavons nous qu'il n'est rien, que Iesus-Christ reproche si griefvement aux Pharisiens que l'hypocrisie: et nottez aux Pharisiens, ausquels il avoit lors pourtant à reprocher le complot de sa mort. Dont il arrive, que David n'escrit pas plus de louanges à son Seigneur, que de publiques confessions de ses delicts: et S. Augustin ny S. Ierosme ne se sont pas oubliez aux mesmes confessions. Outre plus, la iustice ne tire son effet que de la descouverte des crimes: donnant la gehenne aussi, pour y contraindre les hommes: et l'Eglise parfaict sa confession auriculaire, par la generale et publique. Chascun au reste se doit constituer iuge sur soy mesme: comme tel, mon pere declare et fouette ses vices, non en privé seulement, mais en public: puis que le prevost ne se contente pas de punir son coupeur de bource, si ce n'est en pleines hales: affin que le chastiment de celuy que plusieurs peuvent ressembler, advertisse plusieurs de ne luy ressembler pas. Nos correcteurs disent, qu'il y a de l'effronterie à prescher ses imperfections et ses tares: noble reformation, qui veut garantir l'ordure du faict par la pudeur de la négation! reformation que le plus meschant ayme le mieux et soustient le plus, entre les bourreaux et les tourmens! Or apres tout, celuy vers qui la pudeur n'a point eu la force de le pouvoir garder, d'estre ingrat, lasche ou traistre; s'il le celle ou denie, ce n'est pas la pudeur qui peut desormais avoir la force de le luy faire denier: c'est quelqu'autre respect. Grande faveur au criminel, que ce luy soit vertu de voiler ou dementir la verité. Ceux qui craignent, que qui nous permettroit de publier nos vices, nous leveroit le frein de la vergogne, se trompent: il est plus de personnes qui feroient banqueroute à la paillardise, s'ils estoient contraints de dire tout ce qu'ils font; qu'il n'en est qui osassent continuer d'estre larrons, meurtriers et traistres, estans necessitez de se declarer tels. Sans doute une telle coustume, sçauroit arracher seule à dix milions d'hommes, des crimes que l'apprehension de la corde ne leur arrache pas. Puis comme dit nostre penitent: Il faut voir son vice, et l'estudier pour le redire: ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes: ils ne le tiennent pas pour assez couvert, s'ils le voyent: et les maux de l'ame s'obscurcissent en leur force, le plus malade les sent le moins: d'autant que l'ame perd le sentiment, perdant la santé, au contraire du corps. Voylà pourquoy il les faut souvente fois remanier au iour: les ouvrant et les eventrant du fond de nos entrailles, d'une main impiteuse. Ce sont ses mots environ. Or de la mescognoissance de nos vices et de nos taches vient, outre l'empirement, le deffaut de satisfaction vers Dieu, comme de la plus ample cognoissance, vient la satisfaction plus ample. Ioinct que pour nous apprendre à hayr la crasse, qui nous difforme le visage de la conscience, il sert de luy présenter à toute heure son mirouer: obtenez qu'elle travaille à se contempler en cet estat, comme elle fait en s'estudiant pour se descrire, vous la portez à l'avoir en horreur. Mais laissons ce propos: aussi bien ne sçaurions nous dire que des sornettes sur ce suiet, apres les excellentes choses que nostre autheur dit luy mesme, aux chapitres qui s'appellent, sur des vers de Virgile, et de l'exercitation. Il est bien vray qu'en saison telle que la nostre, où les choses plus excellentes ont moins de credit, il faut que les sornettes en esperent.

Quant à quelques gros bonnets, qui le pretendoient taxer d'ignorance, ils montrent assez qu'ils veulent deviser, et nous contenterons de les escouter pour toute response: Non seulement pour le respect des discours et considerations que cet escrivain apporte sur l'ignorance et sur la science, si riches et sublimes, qu'on recognoist assez, qu'il ne peut estre ignorant qu'où, et quand il luy plaist (et quiconque cognoist l'ignorance, et n'est ignorant qu'à sa mode et à son mot, surpasse la science): que d'autant qu'il publie aussi; que celuy qui le surprendra en ce vice, ne fera rien contre luy, voire mesme que l'ignorance est sa maistresse forme: adioustons qu'encores ces gens ne la cognoissent ils en son ouvrage, que par la profession qu'il faict d'estre son partisan. Nul ne doibt avoir honte d'ignorer, s'il n'ignore les choses necessaires à l'homme en general, ou à luy en particulier par sa condition, ou celles qu'il veut qu'on croye qu'il sçache. Or non seulement nostre autheur n'est blessé d'aucune de ces trois ignorances: mais toutes les fois qu'il parle de quelque science que ce soit, parlant presque de toutes par occasion; s'il n'en parle fort amplement, au moins ne s'y defferre t'il iamais, nonobstant sa profession d'ignorance. A quel prix ie vous suplie se tailleroit la science, telle que ces messieurs mesmes la puissent figurer et allonger sa portée; si l'ignorance de cestuy cy se taille au prix de l'apologie de Sebon, et du chapitre de la medecine, pour ne toucher que ces deux pieces seules de son livre? et notamment considerables, en cette occasion de monstrer, en cas que besoin fust, s'il est sçavant, ou s'il ne l'est pas; veu qu'elles sont hors de sou principal gibbier en la pluspart de leur estendue, et presque universelles en ce qu'on appelle vulgairement science et doctrine. Quel precieux ignorant, au surplus, qui conçoit si pompeusement l'ignorance que cestuy cy? ignorant qui se cognoist, qui se proclame, et qui n'est recognu pour tel, que par où il luy plaist qu'on le recognoisse? quel precieux ignorant, qui faict voir ou bon luy semble, que s'il n'a appris les sciences, c'est qu'il a senty qu'il pouvoit enseigner les meilleures sans les apprendre? ignorant enfin, qui sçait choisir aux mesmes sciences ce qui luy faict besoin: taxer à iuste prix la part qu'il en eslit et celle qu'il en rebutte, et nous montrer le droict usage de cette là. Certes les sciences sont de si facile acquisition et distribution, qu'eux mesmes qui parlent, et deux mille autres dans Paris, feroient en trois ans dix mille docteurs en toutes les parties de la doctrine, qui peuvent à leur compte mesme deffaillir à ce personnage; langue grecque, grammaire, physique, metaphysique, mathematique: mais ie leur donne quinze, s'ils peuvent, s'amassans tous ensemble, forger en l'espace entiere de leur vie, ie ne dy pas un pareil esprit et iugement; ouy bien seulement, un esprit qui ait aussi bonne grace à tympaniser la science, que cetuy cy l'ignorance. Qui peut trouver telles sciences de college, ou communes, à dire, en cette hautesse d'entendement et de iugement, au cas mesmes qu'elles luy manquassent du tout; sinon celuy qui ne sçait que valent l'entendement ny le iugement en autruy, pource qu'il ne les possede pas? Si la science outre plus, se vante d'enrichir la suffisance, la suffisance se vante aussi d'avoir engendré la science: et le sçavant ne porte pas son talent par tout, ce que le suffisant faict: ny la science ne contrerolle iamais la suffisance: si faict bien la suffisance, la science: et l'instruit des mesures de sa force et de sa foiblesse, non au revers. De plus, l'effet de celle là s'exprime souvent à limiter, parfois à recuser du tout celle cy; dont nostre sage escrit; que le suffisant est suffisant à ignorer mesmes. Or i'appelle sciences de college, ou communes, ces disciplines que ie viens de nommer, et toutes celles en un mot qui sont hors la discipline de l'homme et de la vie: c'est à dire hors la morale, consistant en la faculté d'agir, raisonner et iuger droictement: doctrine pour laquelle assister et servir apres tout, les autres doctrines sont forgees, ou elles le sont avec nul ou peu de fruict. Partant quiconque la tient en haut degré, comme faisoit ce mesme personnage, peut oublier ou negliger toutes les autres, quand il luy plaira: qui s'appellent purs amusemens scholastiques en ceux qui ignorent celle cy: et simples ornemens et adminicules en ceux qui la sçavent. Alcibiades trouvant un iour Pericles empesché à dresser les comptes de son administration pour les rendre au peuple, iugea qu'il se devoit plustost occuper à chercher le moyen de n'en rendre point. Et combien donc a plus dignement faict, que d'acquerir les sciences vulgaires dont il est question, celuy qui a relevé son esprit à tel degré de hauteur par une autre seule bien choisie, en luy dediant tout ce soin que le commun des sçavans dissipe entre elle et cette quantité de ses compaignes; que le manquement de celles là ne luy peut apporter aucune imperfection ou perte, ny l'assistance aucun lustre, qu'il ne puisse pertinemment negliger? et qui sçait comprendre, et faire comprendre en suyte à tout homme sage, que ceste abstinence ou negligence est bien fondee? Ceux qui apprennent ces doctrines là s'égalent à elles: celuy qui faict ce traict de les negliger à telle condition d'advantage, s'esleve par dessus elles: et Socrates monarque de la sagesse et du genre humain, esleut pour son partage cette espece de sapience, sçavante aux mœurs, et par tout ailleurs ignorante, et s'y borna toute sa vie. Pour le regard de quelques uns, qui veulent estendre les effects de cette pretendue ignorance de l'esprit dont nous parlons, iusques au changement de quelques termes usitez en l'art vulgairement, libertinage de sa methode, suyte decousue de ses discours, et manque de relation des chapitres avec leurs tiltres mesmes par fois: s'ils sont capables de croire qu'une teste de ce qualibre ait manqué par incapacité à faire en cela, ce que tout escolier de quinze ans peut et faict; ie trouve qu'ils sont si plaisans à parler que ce seroit dommage de les faire taire. Ces messieurs avec leurs belles animadversions ont volontiers cueilly l'une des branches de cette ignorance doctorale, laquelle mon pere nous advertit en quelque lieu, que la science faict et engendre, comme elle deffaict la populaire. Ie dis qu'ils ont cueilly l'une des branches de cette ignorance là: car enfin il est une autre ignorance haute et philosophique, qu'ils ne cognoissent point, et qui nous est, d'une autre sorte, apportee et enseignee par la science, s'il est besoin de le dire apres ce que i'ay representé. Science à laquelle apres elle montre le chemin qu'elle doit tenir, luy taille sa part, et luy fait voir, qu'elle n'est ny sage ny clair-voyante, si elle ne reconnoist relever d'elle.

Il se void une espece d'impertinens iuges des Essais, entre ceux mesmes qui les ayment; ce sont ceux qui les louent sans admiration: signamment en un siecle, si esloigné de ceux où tels fruits germoient autrefois. La vraye touche des esprits, c'est l'examen d'un nouvel autheur: et celuy qui le lit, se met à l'espreuve plus qu'il ne l'y met. Cetuy cy sans doute, feroit parler en homme ravy, le lecteur qui le sçauroit cognoistre. Quiconque dit de Scipion, que c'est un gentil capitaine et desirable citoyen, et de Socrates, un galand homme, leur fait plus de tort, que tel qui totalement ne parle point d'eux: à cause que si l'on ne leur donne tout, quand il est question de leur attribuer des advantages, on leur oste tout. Vous ne sçauriez louer telles gens, en les mesurant mediocrement, ny peut estre amplement: ils passent toute mesure, i'entends mesure qui dit et retient à dire; et peut estre qu'ils passent encores celle qui ne retient rien. C'est à moy de cotter combien i'ay veu peu de cerveaux capables de mettre cet ouvrage à iuste prix: moy certes qui ne l'y mets aussi qu'imbecilement. Nos gens pensent bien sauver l'honneur de leur iugement, quand ils luy donnent ce gentil eloge: C'est un gentil livre: ou: c'est un bel ouvrage: un enfant de huict annees en diroit bien autant. Apres tout ie leur demande, par où et iusques où beau? quels raisonnemens, quelle force, quels argumens des anciens luy font honte? et veux finalement qu'ils me notent, que c'est que vous y pouvez surprendre, que Plutarque et gens de sa marque, n'eussent pris plaisir d'escrire s'ils s'y fussent rencontrez? quel iugement s'est oncques osé si pleinement esprouver? s'est offert si nud? nous a laisse si peu que douter de sa profondeur, et que desirer de luy? ie laisse à part sa grace et son elegance. Au surplus ie ne daignerois pas louer les Essais, d'estre du tout à leur autheur; si plusieurs mesmes des livres anciens et fameux, n'estoient pour la plus-part desrobez. I'advoue qu'il a fait des emprunts: mais ils ne sont pas si frequents, qu'ils puissent usurper la proprieté de son œuvre, comme il nous advertit. Et ceux qui pensent avoir apris de la bouche de son livre mesme, qu'il est basty des despouilles de Plutarque et de Seneque, trouveroient s'ils avoient tourne feuillet, qu'il entend que ces deux autheurs l'assistent, non pas qu'ils le couvrent. A quoy nous devons adiouster, que les emprunts sont si dextrement adaptez, que le benefice de l'application, ou maintefois quelque enrichissement dont il les rehausse de son cru, contrepesent ordinairement le benefice de l'invention. Et qui plus est, ce qui necessairement se faict recognoistre pour sien, ne doit rien au meilleur du reste: sur tout où la solide vigueur des conceptions et le iugement font leur ieu. Ceux qui ne cognoistroient pas d'ailleurs ceste vertu de nostre livre, d'estre entierement fils de son pere, sentent au genie, enfonceant sa lecture, qu'il est tout d'une main. Mais quiconque veut sçavoir ce que c'est, de sentir au genie d'un livre qu'il est tout d'une main, l'apprenne par contrelustre aux escrits de Charron, perpetuel copiste de cestuy cy, reserve les licences où il s'emporte par fois: si bon ou mauvais copiste pourtant encore, hors de là mesme, ie croy l'avoir assez exprimé. Adioustons, que cette egale et plaisante beauté de ce livre, son nouvel air, son intention et sa forme incogneues iusques à nos iours, expriment assez, que quiconque l'ait escrit, l'a conceu. Nouvel air, dis ie: car vous le voyez d'un particulier et special dessein, scrutateur universel de l'homme interieur, et de plus, correcteur et fleau continu des erreurs communes. Ses compagnons enseignent la sagesse, il desenseigne la sottise: et a bien eu raison, de vouloir vuider l'ordure hors du vase, avant que d'y verser l'eau de naffe. Les autres discourent sur les choses: cestuy cy sur le discours mesme, autant que sur elles. Ceux là sont l'estude du physicien, du methaphysicien, du dialecticien, du mathematicien, ainsi du reste: cestuy cy, l'estude de l'homme. Il esvente cent mines nouvelles, mais combien difficilement esventables? D'avantage, il a cela de propre à luy, que vous diriez qu'il ait espuise les sources du iugement, et qu'il ayt tant iugé, qu'il ne reste plus que iuger apres. Et me semble qu'il ayt encores quelque chose de nouveau et de peculier, en delices et floridité perpetuelles. Comme aussi l'a-t-il en l'excellence et delicatesse dont il applique non seulement ses emprunts, desquels ie viens de parler, mais encore ses allegations et ses exemples: en sorte qu'autant d'applications ce sont presque autant de belles inventions: louange au demeurant qu'on peut estendre à la pluspart des coustures, de la tissure, et du bastiment de ses discours et de son langage.

Combien nous diront heureux les grandes ames qui naistront apres nous, de ce que la fortune nous ait produits en une saison, où nous ayons peu praticquer la communication et la bien-veuillance de celuy qui nous a porte ce beau fruict? et combien regretteront elles, qu'elle leur ait desnié ce bien? Les grands esprits sont desireux outre mesure, de rencontrer leurs semblables: la conference et la societé leur estant plus necessaires et desirables qu'à tous autres, et ne se pouvans edifier ou rencontrer bien à poinct que de pareil à pareil. Or nous avons escrit un mot de ce suiet en autre lieu: tant pour le merite de la chose, que pour le respect d'un autheur qui a parlé si noblement et si precieusement, s'il se peut dire, de ces dons celestes, soubs le tiltre de l'amitié.

 

 

AU surplus, l'opinion qu'ont eue les Imprimeurs, que la table des matieres pourroit enrichir la vente des Essais, est cause qu'ils l'y ont plantee: contre mon advis neantmoins: parce qu'un ouvrage si plain et si pressé n'en peut souffrir. Autant suis ie contraire à cette vie de l'autheur, qu'ils ont logee en teste, estant complette dans le volume. Quant aux noms des autheurs citez, qui se voyent icy, ou pourront voir encores, en quelques impressions; i'ay reveu et confronté sur leur texte, tous ceux qu'un incongnu y avoit appliquez: retenu les vrais, reietté les faux, augmentant ces veritables d'une moitié. Si bien qu'il ne reste pour ce regard, qu'environ cinquante vuides, ou noms à remplir, en ce plantureux nombre de pres de douze cens passages. C'estoit pourtant une assez espineuse difficulté, que de trouver la source d'une bonne partie des authorités de ce livre: l'autheur en ayant par fois meslé deux ou trois ensemble, par fois donne tour de main de sa façon à quelqu'autre, qui les rend de plus obscure recherche. Quoy que ce soit, ie ne me fusse iamais demeslee de leur queste, si des personnes d'honneur et doctes que i'ay nommees autre part, ne m'eussent presté la main. Apres tout, ie recognois que ceste recherche et ces cottes d'autheurs, eussent esté negligees par mon pere: et moy mesme ne me fusse pas mise en peine de courre apres: mais trois raisons m'ont forcee de les entreprendre: en premier lieu, cet advancement de pres de moitié; secondement, la bestise d'une part du monde, qui croit beaucoup mieux la verité soubs la barbe chenue des vieux siecles, et soubs un nom d'antique et pompeuse vogue: tiercement, l'interest et priere des Imprimeurs. Leur mesme priere expresse, m'a contrainte, non pas de changer, ouy bien de rendre seulement moins frequents en ce livre, trois ou quatre mots à travers champ, et de ranger la syntaxe d'autant de clauses: ces mots sans nulle consequence, comme adverbes ou particules, qui leur sembloient un peu revesches au goust de quelques douillets du siecle: et ces clauses sans aucune mutation de sens, mais seulement pour leur oster certaine dureté ou obscurité, qui sembloient naistre à l'adventure de quelque ancienne erreur d'impression, ou au pis aller de ce genereux mespris de telles nigeries, que leur ouvrier affectoit. Ie ne suis pas si inconsideree ou si sacrilege, que de toucher en plus forts termes que ceux là, ny à mot ny à phrase d'un si precieux ouvrage: edifié d'ailleurs de telle sorte, que les mots et la matiere sont consubstantiels. Si quelqu'un prend la peine d'en faire une confrontation sur le vieil et bon exemplaire in-folio, il pourra dire quelle a esté ma religion en cela. Cependant il n'appartiendroit iamais à nul apres moy, d'y mettre la main à mesme intention, d'autant que nul n'y apporteroit ny mesme reverence ou retenue, ny mesme adveu de l'autheur, ny mesme zele, ny peut estre une si particuliere cognoissance du livre. En ce seul poinct ay-ie esté hardie, de retrancher quelque chose d'un passage qui me regarde: à l'exemple de celuy qui mit sa belle maison par terre, affin d'y mettre avec elle l'envye qu'on luy en portoit. Ioinct que ie veux dementir maintenant et pour l'advenir, par cette voye, ceux qui croyent, que si ce livre me louoit moins, ie le cherirois et servirois moins aussi.

Les Imprimeurs m'ont encore pressee de tourner les passages latins des Essais, sur le desir qu'ils pretendent, que plusieurs ignorans de ce langage, ont de les entendre. Ce desir est assez creu: veu qu'un lecteur qui cognoist ces passages là, n'est pas plus prest de demesler bien à poinct l'ouvrage auquel ils sont enchassez, que celuy qui ne les cognoist pas, s'il n'est d'autre part ferré à glace. Neantmoins afin de servir à l'utilité des mesmes Imprimeurs ou Libraires, ie me suis portee à les traduire. Si i'ay rendu la poësie comme l'oraison, sous le seul genre de la prose, pour estre plus fidelle traductrice, à l'exemple d'autres versions authorisees de nostre siecle; on peut dire, que i'ay esté soulagee de temps, non de solicitude aygue: la moins espineuse et scabreuse circonstance d'une telle version estant de la representer en vers. Ie le dis, parce que ceste masse, ou plutost nuee et moisson d'autheurs latins, est la cresme et la fleur choisie à dessein, comme on void, de l'ouvrage des plus excellents escrivains, et plus elegans et riches de langage comme d'invention: adioustons, figurez et succincts. Or d'exprimer la conception d'un grand ouvrier, estoffee de telles qualitez d'elocution, et l'exprimer en une langue inferieure, avec quelque grace, vigueur et briefveté, but d'un pertinent traducteur, ce n'est pas leger effort. Mais combien plus est-ce, d'exprimer pres de douze cents passages de ce qualibre, amples, mediocres ou petits? Or nonobstant ma prose generale, ie n'ay pas laisse de rendre en un ou deux vers, les brefves sentences, ou autres traicts d'eslite, i'entends ceux des poëtes: tant pour n'estre astrainte par aucune religion, à renoncer ce privilege de passer de la prose aux vers, que parce qu'ils sont plus faciles à retenir qu'elle. Et si la rithme de telles sentences est par fois diverse, n'importe à l'oreille, puis qu'elle ne passe point le nombre de deux. I'ay tourné d'autre part en vers, quelques passages d'estendue; un à l'entree du livre, d'autres au chapitre, sur des vers de Virgile: tant par esbat, que pour piquer si ie puis quelqu'un par exemple à faire le mesme du reste. I'ay traduict les Grecs aussi, sauf deux ou trois, que l'autheur a traduits luy-mesme, les inserant en son texte. Ny ne presente point d'excuse d'avoir laissé dormir les libertins, sous le voile de leur langue estrangere, ou d'avoir tors le nez à quelque mot fripon de l'un d'entr'eux: si ce mot a esté le seul qui me peust empescher d'en faire present au lecteur. Aussi peu m'excuseray ie, d'avoir au besoin usé de locutions un peu hardies pour la prose: y estant forcee par la nature des vers qu'elle exposoit. Au surplus, en deux ou trois lieux seulement, ie me suis donne liberté d'un mot de paraphrase: iugeant la lumiere necessaire en cet endroit, pour lever au foible lecteur l'occasion de supposer une batologie. Comme aux lieux (qui sont courts de nombre pourtant), où ie l'ay iugé plus en train d'ignorer et de chercher, que de supposer; ie me suis restreinte dans les loix d'une austere traductrice. I'adiousteray sur le latin des Essais; que si par fois on trouve quelque dissonance entre le texte originaire et luy, comme de temps, personnes, et autres legeres circonstances; on le doit attribuer non à l'inadvertance, mais au dessein et mesnagement de l'autheur, qui par ce tour de soupplesse se l'est approprié: comme il s'est approprié certains passages, à sens tout divers, et par fois opposite de leur intention natale, par une excellente application. C'a esté certes une de mes peines, me trouvant sur quelque passage contourne ou frelaté, de l'exprimer en telle sorte, qu'il quadrast sortablement s'il estoit possible, à la composition originaire et à l'application. Enfin s'il se trouve quelque faute en mon ouvrage, i'espere qu'elle sera faute, non de circumspection, mais bien de connoistre les menus suffrages du Donets, ausquels ie suis peu versee, pour avoir appris ceste langue plutost afin de gouster son genie et celuy de ses grands autheurs, que sa grammaire: ainsi i'espere qu'un lecteur habile homme, prendra la peine de m'advertir plustost que de me quereller.

Excuse lecteur, les fautes d'impression qui nous peuvent estre eschappees: ceux qui sçavent que c'est d'imprimer, te diront, qu'il est si difficile de s'empescher de broncher à ce pas, que le meilleur ouvrage de la presse n'est autre chose que le moins deffaillant de cette part, comme est certes cetuy cy: duquel apres tout, nous avons pris la peine de corriger la plus part des erreurs avec la plume, et recueillir en un errata, bien exact le reste de celles qui peuvent importer. Au contraire pourtant du dessein assez ordinaire, de ceux qui font imprimer pour autruy, lesquels fuyent d'en appliquer aux livres: d'autant qu'ils ayment mieux que la reputation de la suffisance d'un autheur demeure fort blessee, que si celle de leur vigilance l'estoit un peu. Passe legerement les moindres fautes: comme par fois quelques ponctuations, soit au françois ou au latin, et par fois encores quelque manque d'orthographe, un affaire, pour un, à faire, conte pour comte, cœur pour chœur, et les manquements de pareil air, ou de la façon d'orthographier du temps que le livre fut premierement imprimé. Si ton esprit est digne de sa lecture, tu les sçauras bien r'habiller: et ie pense que tu croiras bien qu'aussi eussions nous faict, si nous les eussions apperceues avant qu'elles eschapassent. Or de peur qu'il n'en reste quelqu'une, apres ma recherche precedente; ie te promets de la repeter encores, et d'en mettre apres un exemplaire en la Bibliotheque du roy, et l'autre en celle de monseigneur le garde des seaux, corrigez des derniers traicts de ma plume: afin que la posterité y puisse avoir recours au besoin. I'ose dire que la connoissance toute particuliere que i'ay de cet ouvrage, merite que la mesme posterité s'oblige de mes soins, et s'y fie. Que si quelqu'un accusoit tant de menus soins comme ponctilleux, i'estime au contraire, qu'ils ne le peuvent estre assez, sur l'ouvrage d'un esprit de si haute sagesse, que ses fautes pourroient servir d'exemple, si nous permettions qu'il en eschapast icy. Pour les accents du grec, ie n'y entends rien: et cela n'importe guere à ce livre, qui n'en couche que fort peu: ny telle ignorance à moy, si i'en suis creue. Quant aux cottes des autheurs en marge, on ne s'est pas tousiours amusé à observer toutes les particules de la Syntaxe, un de, un apud, etc., tant pour estrecir le champ des fautes aux compositeurs, que parce que chacun entend ces choses à demy mot.

Remercie au reste de cette impression les grands de la France, desquels ma gratitude a tellement faict sonner le nom par tout, qu'il n'est pas besoin de le repeter icy: car sans leurs dons, mon zele de te rendre ce digne service en mourant, restoit inutile. Les libraires et imprimeurs, que ie sollicite il y a sept ou huict ans par tout de l'entreprendre eux-mesmes, comme on sçait, estoient sourds quand ie leur proposois mes precautions, quoy qu'elles ne consistassent seulement, qu'à les obliger d'apporter à leur ouvrage une iuste correction. Deux raisons causoient ce reffus: la premiere, c'est, qu'ils veulent communement tout prendre, et ne rien mettre: la seconde, que ce livre est en verité d'une correction tresparticulierement difficile: dont la breveté du langage, et son bastiment aussi nouveau, qu'admirable, sont causes: en sorte qu'un compositeur et un correcteur ordinaire, y perdent leur ourse. Outre qu'il arrive souvent, que ces libraires et imprimeurs n'y mettent point de correcteur du tout, s'ils n'y employent par forme les premiers ignorans, qu'ils trouvent à bon marché. En effect, la seule correction de cette impression m'a autant cousté, qu'une de leurs impressions entiere leur couste, sans comter ma propre peine et mon soin: et si ie tiens en cela, ma despense pour bien employee. Sçache donc, lecteur amoureux de ce divin ouvrage, que les seules impressions de l'Angelier depuis la mort de l'autheur t'en peuvent mettre en possession: notamment celle in-folio, dont ie vis toutes les espreuves: et celle cy, sa sœur germaine. Si tu prends soin de confronter toutes les autres, en quelques lieux et volumes qu'elles se soyent faictes, ou se facent à l'advenir, par la seule entreprise des mesmes imprimeurs ou libraires, contre ces deux; tu pourras cognoistre si ie dis vray: et en concevras autant d'horreur que moy, si la fortune ne faict un miracle pour les suivantes, qu'elle n'a iamais faict pour les precedentes. I'achevois cecy à Paris en iuin, mil six cents trente cinq.