BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Sylvain Maréchal

1750 -1803

 

Le jugement dernier

des rois

 

1793

 

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SCÈNE V.

 

Les Précédents, Les Rois d'Europe.

 

 

Un Sans-culotte allemand,

conduisant l'empereur qui ouvre la marche.

Place à sa majesté l'empereur … Il ne lui a manqué que du temps et plus de génie pour consommer tous les forfaits commis par la maison d'Autriche, et pour porter à leur comble les maux que Joseph II et Antoinette voulaient, et firent à la France. Fléau de ses voisins, il le fut encore de son pays, dont il épuisa la population et les finances. Il fit languir l'agriculture, entrava le commerce, enchaîna la pensée. (en secouant sa chaîne.) N'ayant pu avoir le principal lot dans le partage de la Pologne, il voulut s'en dédommager en ravageant les frontières d'une nation dont il redoutait les lumières et l'énergie. Faux ami, allié perfide, faisant le mal pour mal faire; c'est un monstre. [18]

 

François II.

Pardonnez-moi; je ne suis pas aussi monstre qu'on paraît le croire. Il est vrai que la Lorraine me tentait: mais la France n'eût-elle pas été trop heureuse d'acheter la paix et le bon ordre au prix d'une province? N'en a-t-elle pas déja assez. D'ailleurs, s'il y a quelqu'un à blâmer, c'est le vieux Kaunitz qui abusa de ma jeunesse, de mon inexpérience: c'est Cobourg, c'est Brunswick.

 

L'Allemand. (Il le lâche.)

Dis, ta vilaine âme, ton mauvais cœur … Achève ici de vivre, séparé à jamais de l'espèce humaine, dont toi et tes confrères avez fait trop longtemps la honte et le supplice.

 

Un Sans-culotte anglais,

menant le roi d'Angleterre en laisse avec une chaîne.

Voici sa majesté le roi d'Angleterre, qui, aidé du génie machiavélique de Mister Pitt, pressura la bourse du peuple Anglais, et accrut encore le fardeau de la dette publique pour organiser en France la guerre civile, l'anarchie, la famine, et le fédéralisme, pire que tout celà. [19]

 

George.

Mais je n'avais pas la tête à moi, vous le sçavez. Punit-on un fou? On le place à l'hópital.

 

L'Anglais, en le lâchant.

Le volcan te rendra la raison.

 

Un Sans-culotte prussien.

Voici sa majesté le roi de Prusse: comme le duc d'Hanovre, bête malfaisante et sournoise, la dupe des charlatans, le bourreau des gens de bien et des hommes libres.

 

Guillaume.

La manière dont vous en agissez envers moi est de toute injustice. Car enfin vous devez me connaître: je n'ai jamais eu le génie militaire de mon oncle; je m'occupai beaucoup plus des Illuminés que des Français. Si mes soldats ont fait un peu de mal, on le leur a bien rendu. Ainsi quitte: tant de tués que de blessés, de part et d'autre, tout est compensé.

 

Le Prussien.

Voilà bien les sentiments et le langage d'un roi. Monstre! expie ici tout le sang que tu as [20] fait verser dans les plaines de la Champague, devant Lille et Mayence.

 

Un Sans-culotte espagnol.

Voici sa majesté le roi d'Espagne. Il est bien du sang des Bourbons: voyez comme la sottise, la cagoterie et le despotisme sont empreints sur sa face royale.

 

Charles.

J'en conviens, je ne suis qu'un sot, que les prêtres et ma femme ont toujours mené par le bout du nez; ainsi, faites-moi grâce.

 

Un Sans-culotte napolitain.

Voici l'hypocrite couronné de Naples. Encore quelques années, et il eût fait plus de ravage en Europe que le mont Vésuve qu'il avait à sa porte.

 

Ferdinand, roi de Naples.

Volcan pour volcan, que ne me laissiez-vous là-bas! j'ai été le dernier à me mettre de la ligue. Il a bien fallu à la fin que je me rangeasse du parti de mes confrères les rois. Ne fallait-il pas hurler avec les loups?

 

Un Sans-culotte sarde.

Voici dans cette boîte sa majesté dormeuse [21] Victor-Amédée-Marie de Savoie, roi des marmottes. Plus stupide qu'elles, une fois il a voulu faire le méchant; mais nous l'avons bien vîte remis dans sa loge. Amédée, dépêche-toi de dormir. J'ai bien peur pour toi que le volcan ne te permette pas d'achever tes six mois de sommeil.

 

Le Roi de Sardaigne,

sortant de sa boîte, bâillant et se frottant les yeux.

J'ai faim, moi … Ah! ah! où est mon chapelain pour dire mon Benedicite.

 

Le Sarde.

Dis plutót tes graces … Va! (en le poussant.) voilà à quoi ils sont bons, tous ces rois; boire, manger, dormir, quand ils ne peuvent faire du mal.

 

Un Sans-culotte russe.

(Catherine monte sur la scène, en faisant de grands pas,

de grandes enjambées.)

Allons donc, tu fais des façons, je crois … Voici sa majesté impériale, la Czarine de toutes les Russies; autrement, madame de l'enjambée; ou, si vous aimez mieux, la [22] Catau, la Sémiramis du Nord: femme au-dessus de son sexe, car elle n'en connut jamais les vertus ni la pudeur. Sans mœurs et sans vergogne, elle fut l'assassin de son mari, pour n'avoir pas de compagnon sur le trône, et pour n'en pas manquer dans son lit impur.

 

Un Sans-culotte polonais.

Toi, Stanislas-Auguste, roi de Pologne, allons, vîte! Porte la queue de ta maîtresse Catau, dont tu fus si constamment le bas-valet.

 

Un Sans-culotte,

tenant à la main le bout de plusieurs chaînes

attachées au cou de plusieurs rois.

Tenez! Voici le fond du sac. C'est le fretin: il ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

 

Le vieillard sert de truchement aux sauvages, devant lesquels passent en revue les rois. Il leur traduit dans le langage des signes,ce qui se dit à mesure que les rois paraissent sur la scène. Les sauvages donnent tour à tour des marques d'étonnement et d'indignation.

 

Un Sans-culotte romain, menant le pape.

À genoux, scélérats couronnés! pour recevoir [23] la bénédiction du saint père: car il n'y a qu'un prêtre capable d'absoudre vos forfaits dont il fut le complice et l'agent perfide. Eh! dans quelle trame odieuse, dans quelle intrigue criminelle les prêtres et leur chef n'ont-ils pas pris part, n'ont-ils pas joué un rôle? C'est ce monstre à triple couronne, qui, sous main, provoqua une croisade meurtrière contre les Français, comme jadis ses prédécesseurs en avaient conseillé une contre les Sarrazins. Après les rois, les prêtres sont ceux qui firent le plus de mal à la terre et à l'espèce humaine.

Grâces, grâces immortelles soient rendues au peuple Français, qui le premier, parmi les modernes, rappela le patriotisme de Brutus et démasqua la tartufferie des augures. Les Français firent rougir les Romains de l'encens qu'ils prostituaient aux pieds d'un prêtre dans le capitole, là même où l'ambitieux César fut poignardé par des mains vertueuses et républicaines.

 

Le Pape.

Ah! ah! Vous chargez le tableau … Citez un seul de mes prédécesseurs qui ait fait preuve d'autant de modérationque moi. À leur exemple, j'aurais bien pu mettre en interdit tout le royaume de France … [24]

 

Le Sans-culotte français l'interrompant.

Dis la république.

 

Le Pape.

Eh bien, la république soit! la République. J'aurais pu appeler sur la tête de tous les Français les vengeances du ciel; je me suis contenté de conjurer contre eux toutes les puissances de la terre. Un prêtre pouvait-il moins?Écoutez; faites-moi grâce; tout le reste de ma vie je prierai Dieu pour les sans-culottes.

 

Un Sans-culotte romain.

Non, non, non; nous ne voulons plus de prières d'un prêtre: le Dieu des sans-culottes, c'est la liberté, c'est l'égalité, c'est la fraternité! Tu ne connus et ne connaîtras jamais ces dieux-là. Va pluôt exorciser le volcan qui doit dans peu te punir et nous venger.

 

Le Sans-culotte français,

après avoir fait ranger en demi-cercle tous les rois,

et avant de les quitter:

Monstres couronnés! vous auriez dû, sur des échaffauds, mourir tous de mille morts: [25] mais où se serait-il trouvé des bourreaux qui eussent consenti à souiller leurs mains dans votre sang vil et corrompu? Nous vous livrons à vos remords, ou plutôt à votre rage impuissante.

Voilà pourtant les auteurs de tous nos maux! Générations à venir, pourrez-vous le croire! Voilà ceux qui tenaient dans leurs mains, qui balançaient les destinées de l'Europe. C'est pour le service de cette poignée de lâches brigands, c'est pour le bon plaisir de ces scélérats couronnés, que le sang d'un million, de deux millions d'hommes, dont le pire valait mieux qu'eux tous, a été versé sur presque tous les points du continent et par delà les mers. C'est au nom, ou par l'ordre de cette vingtaine d'animaux féroces, que des provinces entières ont été dévastées, des villes populeuses changées en monceaux de cadavres et de cendres, d'innombrables familles violées, mises à nud et réduites à la famine. Ce groupe infâme d'assassins politiques, a tenu en échec de grandes nations, et a tourné les uns contre les autres des peuples faits pour être amis et nés pour vivre en frères. Les voilà ces bouchers d'hommes en temps de guerre, ces corrupteurs de l'espèce humaine en temps de paix. [26] C'est du sein des cours de ces êtres immondes, que s'exhalait dans les villes et sur les campagnes la contagion de tous les vices; exista-t-il jamais une nation ayant en même-temps un roi et des mœurs?

 

Le Pape.

Il n'y avait pas de mœurs à Rome! … les cardinaux n'ont point de mœurs! …

 

Le Sans-culotte français.

Et ces ogres trouvaient des panégyristes et des soutiens! Les prêtres ne donnaient à leur Dieu que les restes de l'encens qu'ils brûlaient aux pieds du prince; et des esclaves chargés de livrées tissues d'or, se pavanaient et se croyaient importants quand ils avaient dit: le roi mon maître … Plus de cent millions d'hommes ont obéi à ces plats tyrans, et tremblaient en prononçant leurs noms avec un saint respect. C'était pour procurer des jouissances à ces mangeurs d'hommes, que le peuple, du matin au soir, et d'un bout de l'année à l'autre, travaillait, suait, s'épuisait. Races futures! pardonnerez-vous à vos bons ayeux cet excès d'avilissement, de stupidité et d'abnégation de soi-même? Nature, hâte-toi d'achever l'œuvre des sans-culottes; souffle ton haleine de feu sur ce rebut de la société, et fais [27] rentrer pour toujours les rois dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir.

Fais-y rentrer aussi le premier d'entre nous qui désormais prononcerait le mot roi sans l'accompagner des imprécations que l'idée attachée à ce mot infâme présente naturellement à tout esprit républicain.

Pour moi, je m'engage à effacer sur-le-champ du livre des hommes libres quiconque en ma présence souillerait l'air d'une expression qui tendrait à prévénir favorablement pour un roi, ou pour toute autre monstruosité de cette sorte. Camarades, jurons-le tous, et rembarquons-nous.

 

Les Sans-culottes en partant.

Nous le jurons! … vive la liberté! vive la république!